« Vivre aujourd’hui sans se rendre complice du crime est sans doute au-dessus des forces d’un individu » - Christa Wolf, Trames d’enfance
Or le vocabulaire utilisé par ces témoins évoquait une tout autre période, incomparablement plus tragique pour les Juifs, celle de leur extermination en Europe, et une toute autre géographie en conséquence. Revenait sans cesse des expressions, des mots, des noms qui laissaient entendre que ce qui se passait n’était que la reproduction de ce qui c’était passé 80 ans plus tôt dans la vieille Europe. Cette Europe, de l’Ouest et de l’Est, la Mittel Europa du Yiddishland, cette Europe berceau incontesté de « notre civilisation » dont les Juifs avaient été des acteurs remarquables du développement et de la culture comme l’a si bien montré Edgar Morin.
Toucher à la Shoah, à ce qu’elle représente comme évènement proprement inqualifiable, à ce qu’elle est devenue comme la référence ultime du Mal dans la pensée morale contemporaine de l’Occident ne va pas de soi. D’autant qu’elle a été à l’origine d’un travail de pensée indispensable à sa suite, qui a nourri le Droit et les instances internationales créées alors pour assurer la paix entre les peuples ainsi qu’une pensée philosophique renouvelée.
En voulant écrire à ce propos c’est le sentiment d’une sorte de profanation qui m’envahit. Mon histoire personnelle fait que je ne peux être étranger à la question juive mais qu’en même temps je suis issu d’un milieu familial qui est resté indifférent pendant longtemps à ce crime incommensurable.
Contrairement à ce qu’ont pu espérer, imaginer, rêver les uns ou les autres, les crimes de masse n’ont pas cessé depuis. Nuremberg n’a arrêté ni les Khmers rouges ni les Hutus pour en rester aux grands crimes de masse récents. Il n’a pas arrêté non plus le bras des Américains au Viet Nam - ne pas oublier l’agent orange - et au Moyen Orient. Ils avaient fait auparavant la démonstration de leur aptitude au massacre à Hiroshima et Nagasaki dans les jours mêmes où était créé le tribunal de Nuremberg. Pas plus que celui des Russes en Tchétchénie et en Ukraine, pas plus qu’aujourd’hui celui des Israéliens à Gaza. Il n’est pas question de faire un décompte morbide des morts et des destructions, mais il y a un seuil au-delà duquel un crime, par l’horreur qu’il suscite en chacun de nous, que ce soit par ses intentions ou ses réalisations, devient insupportable et commande au plus grand nombre de le faire cesser et après coup de le juger.
À ce premier constat s’en est ajouté un second avec les mois d’atrocités continues des Israéliens à Gaza, celui que les démocraties occidentales étaient incapables dans leur ensemble de les condamner et plus graves les encourageaient comme l’ont fait les USA à coups de milliards de dollars d’armements.
Le voile qui recouvrait le Proche Orient, Israël et la « Palestine occupée », depuis de très longues années s’est brutalement déchiré le 7 Octobre lorsque les combattants du Hamas ont envahi et attaqué avec la plus extrême violence cette partie sud d’Israël limitrophe du territoire de Gaza. Ce voile est pudiquement appelé depuis des décennies par les médias « leconflisraélopalestinien« , forme rhétorique que les linguistes appellent syntagme figé. Les Français ont eux-mêmes utilisé celui de « lézévènementdalgérie » pour nommer à la fin des années cinquante le voile qui recouvrait la guerre de libération de la résistance algérienne contre le colonisateur français. Ce voile brutalement déchiré par le Hamas découvrait un état israélien terrifié confronté à son extrême vulnérabilité, incapable d’avoir imaginé qu’il pouvait être, comme les territoires de la Palestine occupée, menacé de disparaitre.
Que ce soit bien clair, il ne s’agit pas ici de stigmatiser unanimement les Israéliens juifs ; une minorité extrêmement engagée et courageuse se bat pour dénoncer l’ignominie des décisions d’un gouvernement ayant perdu tout sens moral quand on sait que son armée se vante depuis des lustres d’être « la plus morale du monde ». Cette minorité est l’espoir d’un avenir pour Israël aujourd’hui.
1/ La langue témoin de la confusion historique et géographique
Pour le dire simplement, la majorité des Israéliens juifs mais aussi des Français juifs est incapable de considérer et de penser la réalité de la situation. Cette idée s’est imposée à moi comme je l’ai dit plus haut, quand dans les jours et les semaines qui ont suivi le 7 octobre j’ai perçu au travers des témoignages des victimes israéliennes, mais également en France, des réactions de la communauté juive, de journalistes et de politiques que ce qui témoignait de leur impossibilité d’avoir une vision à peu près objective de la situation, tenait au vocabulaire qu’ils employaient pour décrire ce qu’il venait de se passer.
Non nous n’étions pas en Allemagne ni en Mittel Europa ni en 1933, ni en 1938 ni en 1944. Non nous n’avions pas affaire aux SS pas plus qu’aux Nazis. Et pourtant les premiers mots venus à la bouche de ceux des Juifs qui avaient échappé au massacre furent pour en parler : « petite Shoah », « marches de la mort » pour évoquer leur fuite. Le chef du Hamas fut traité de « petit Hitler ». Les Palestiniens de Nazis. Le ministre de la défense israélien proclama alors « J’ai levé toutes les limites (…). Nous combattons des animaux humains. (…). Nous détruirons tout. » Déclaration qui en rappelle d’autres sur les animaux qu’étaient les Juifs pour le 3° Reich et la guerre totale. Bientôt c’est Auschwitz qu’on évoque en France. On parla de pogroms. Plus tard l’ambassadeur d’Israël à l’ONU à l’occasion d’un vote condamnant les bombardements sur Gaza arbora une étoile jaune à l’assemblée générale de l’ONU. Récemment le même brandit au même endroit une photo du grand Mufti de Jérusalem conversant avec Hitler.
Comme Netanyahou qui crut judicieux comme on a pu le lire dans Le Monde de présenter en 2015 ce grand Mufti de Jérusalem avant la seconde guerre mondiale, Haj Amin Al-Husseini, comme une source d’inspiration de Hitler. « Il s’est envolé vers Berlin, a expliqué M. Nétanyahou. Hitler ne voulait pas à l’époque exterminer les juifs, il voulait expulser les juifs. Et Haj Amin Al-Husseini est allé voir Hitler en disant : “Si vous les expulsez, ils viendront tous ici.” “Que dois-je faire d’eux ?”, demanda-t-il. Il a répondu : “Brûlez-les.” ». Les Arabes pires que les Nazis voici un message qui a le mérite de la simplicité et qui justifie leur destruction sans attendre.
Pour autant on s’est bien gardé d’évoquer le milieu dans lequel fut élevé Netanyahou dont il a épousé l’idéologie messianique. Son père, Ben-Zion, fut le secrétaire particulier de Vladimir Jabotinsky, le fondateur de l’Irgoun et du Betar, courant le plus extrémiste du sionisme qui fascinait Mussolini. Jabotinsky par antibolchevisme, s’est compromis avec les hommes de l’ataman Simon Petlioura, responsables dans son Ukraine natale, d’épouvantables pogroms où périrent quelque 40 000 juifs comme le rappelle Le Monde Diplomatique.
Restons-en là pour ces compromissions des sionistes les plus extrémistes avec le fascisme. Le soutien actuel de Marine Le Pen et du Rassemblement National à Netanyahou et la politique d’ultra droite de son gouvernement est de ce point de vue parfaitement cohérent. Le ralliement de Serge Klarsfeld et d’Alain Finkelkraut au vote RN aux législatives de Juin 2024 montre une nouvelle fois cette inversion des valeurs que je dénonçais chez nombre d’Israéliens.
Plus étonnant, comme si ce processus de focalisation sur la Shoah était indépassable, voilà des Palestiniens qui traitent les Israéliens de Nazis. Et jusqu’à Mélanchon, aveuglé par sa colère, qui traite le doyen de l’Université de Lille de « Eichmann ». Tous pris dans cet impossible dépassement comme si l’Histoire s’était figée en ce point crucial que constitue la Shoah qui justifierait pour très longtemps encore (l’Éternité pour certains) la nécessité absolue de détourner le regard quand Israël bafoue les fondements du droit international.
Cette « confusion » historique est récurrente. Dans un article Sarah B. Levy cite cet exemple : lorsque les Européens, en juin 1980, adoptent la déclaration de Venise par laquelle, pour la première fois, ils appellent à intégrer l’OLP dans le processus de négociation, Menahem Begin, chef du Likoud et premier ministre, rétorque : « C’est comme si on nous demandait de négocier avec Hitler. »
Voici encore un exemple très récent de ce décalque de la situation actuelle sur celle de l’Europe d’avant la seconde guerre mondiale. Mgr Pascal Gollnisch, directeur général de l’Oeuvre de l’Orient, écrit dans Le Monde du 1° aout 2024 : « Surgissent alors les attaques du 7 Octobre 2023, qui replacent brutalement le peuple d’Israël devant des situations datant de la seconde guerre mondiale, celles-là mêmes qu’on ne voulait plus revoir en créant l’État d’Israël. » Quel est ce peuple d’Israël ? Il y a aujourd’hui en Israël environ sept millions de Juifs et un peu plus d’un million de Palestiniens. Le peuple d’Israël est une expression biblique sans rapport avec la réalité démographique et politique. Il fait l’impasse sur les six millions de Juifs vivant hors d’Israël.
Cette volonté de figer l’histoire des peuples et des territoires dans un passé révolu rend impensable un avenir pour Israël dans la réalité contemporaine. J’y reviendrai.
Pour sortir de la confusion qui consiste à décalquer la situation actuelle sur celle de la Shoah et du territoire géographique où elle a eu lieu, il faut affirmer l’idée que ce qui se passe aujourd’hui est une situation entièrement nouvelle dont la cause principale est la création de l’Etat d’Israël dans des conditions inéquitables pour les Palestiniens. Les Palestiniens ne sont pas les Nazis, pas plus qu’ils ne remplacent les Juifs comme victimes expiatoires. Ce sont des arabes, musulmans ou chrétiens, qui ont une histoire qui a peu à voir avec celle des Juifs d’Europe. Leur territoire est colonisé, ils sont contraints par un système autoritaire injuste et leurs libertés abolies sans qu’aucune nation ne s’engage fermement pour obtenir d’Israël de leur rendre leurs droits élémentaire et leur terre et à avoir un pays à eux.
C’est cette idée entretenue d’un peuple juif éternellement persécuté qui est à l’oeuvre aujourd’hui et qui justifie par l’adhésion qu’il rencontre la riposte terrifiante d’Israël sur Gaza et les territoires occupés.
Pour prendre une image qui en scandalisera probablement certains, si les mots sont des clous qui servent au pouvoir sous toutes ses formes à fixer la réalité pour en canaliser les multiples interprétations, dans notre cas ces mots puisés dans un passé tragique révolu, servent à clouer le couvercle du cercueil de la Palestine.
2/ L’enclave de Gaza
À quelques kilomètres de la barrière hautement sécurisée qui maintient depuis 2007 deux millions et demi de Palestiniens dépourvus des droits essentiels dans un enfermement quasi absolu, vivent le plus normalement du monde de nombreux israéliens. Parmi eux des militants très engagés de la gauche, hostiles aux politiques extrémistes, racistes, suprémacistes… des gouvernements successifs de longue date. Israéliens ils ont payés pour leurs compatriotes.
Cet enfermement des Gazaouis, on pourrait parler d’incarcération de masse, maintient ces habitants dans une situation qui les dépossède de ce qui est reconnu comme les Droits de l’Homme dans la quasi-totalité des pays de la planète. Cette situation de détention à vie a débuté après que le général Ariel Sharon en 2004 ait fait évacuer les colonies juives puis qu’après 2007 soit instauré un blocus d’Israël et de l’Égypte créant un état de siège permanent de Gaza. Depuis à l’occasion de révoltes armés du Hamas qui a pris le pouvoir, envoyant des roquettes faisant le plus souvent très peu de dégâts en Israël (lequel a un « dôme de fer » très efficace), ont suivi des incursions israéliennes meurtrières, 5 en moins de 20 ans. Plomb durci 2009, 1400 palestiniens tués ; Pilier de défense 2012, 170 palestiniens tués ; Bordure protectrice 2014, 2251 palestiniens tués ; Gardien des murs 2021, 232 palestiniens tués ; Bouclier et flèche 2023, 35 palestiniens tués et depuis Octobre 2023, Épée de fer qui a tué à l’heure d’aujourd’hui 40 000 palestiniens et blessés plus du double. Le ratio des morts communément admis était depuis longtemps d’un Israélien tué pour 10 Palestiniens, il a bondi avec les massacres de Gaza à 1 pour 40.
Le vocabulaire utilisé par Tsahal est sans appel concernant la volonté de tuer pour une part, pour l’autre de donner l’impression que c’est Israël qui est assiégé et doit se défendre avec des piliers, une bordure, des murs. C’est l’assiégeur assiégé. Cette inversion de sens est omniprésente dans le vocabulaire officiel d’Israël. La plus emblématique étant que pour de nombreux juifs israéliens et au-delà, les bourreaux qu’ils sont devenus sont les victimes qu’ils ont toujours été.
Les expressions « bandedeGaza » et « enclavedeGaza » les plus fréquemment utilisées ont perdu, du fait de l’usure dû à leur usage intensif, tout rapport avec la réalité du blocus de 16 ans dont ce territoire fait l’objet. Elles camouflent la cruauté qui consiste à bombarder des villes desquelles les habitants ne peuvent aucunement fuir. Cet état de fait ne semble en aucun cas émouvoir la communauté internationale.
De l’autre côté, dans ce que l’on appelle pudiquement « léteritoirezocupé » , Israël se comporte comme un état colonial en administrant le mode vie des Palestiniens avec la plus grande férocité au fil du temps. L’attaque cet été du village palestinien de Jit par une bande de colons hyper armés et masqués après des dizaines et des dizaines d’autres attaques, a été suivie d’une nouvelle attaque par Tsahal de Jénine faisant des dizaines de morts et plus d’une centaine de blessés, détruisant les habitations au bulldozer… Cette attaque a été appelée par Tsahal, Camp d’été. Les Israéliens se rendent-ils compte de ce qu’ils disent ?
Cet état de fait incontesté et incontestable à Gaza comme en Cisjordanie remet en cause la nature démocratique de l’État d’Israël devenu l’État-nation du peuple juif. Pour maintenir cette situation de privation de liberté des Palestiniens il doit pratiquer une discrimination institutionnalisée et donc systémique parfaitement intégrée et acceptée apparemment par la majorité de la population israélienne juive. Un apartheid reconnu comme tel par une large part de la communauté internationale et des ONG. Discrimination teintée de racialisme au cours des années avec l’accession au pouvoir d’une extrême droite qualifiée de décomplexée. Celle-ci n’hésite pas à évoquer la disparition des Palestiniens, désignés comme des sous- hommes, comme nécessaire pour l’avenir et l’assomption du Grand Israël, projet messianique qui rallie religieux et extrémistes de droite. On peut en rester là car il y aurait bien d’autres injustices et entorses au Droit international à dénoncer.
Comment ne pas se rendre compte qu’une telle situation est non seulement intenable mais inhumaine et indéfendable devant les nations réunis qui partagent des valeurs tant démocratiques qu’humanistes ? Or voilà que non, c’est le déni qui s’impose. Cet état de fait qui a commencé il y a 70 ans et se poursuit, ne soulève que très peu de critiques du côté des gouvernants qualifiés de raisonnables et politiquement corrects qui constituent l’Occident civilisé. Et la situation des Palestiniens très peu d’empathie des pays arabes dont plusieurs d’entre eux ont signé des accords économiques avec Israël, les accords d’Abraham (sic). Tellement peu que beaucoup interdisent à leurs peuples de manifester pour dénoncer les massacres à Gaza.
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