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Harz-labour : La guerre des masques

Rennes
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Coronavirus et confinement : article n°8

Terminator : Comment s’appelle le chien ?
John Connor : Max.
Terminator [Avec la voix de John] : Eh Janelle, qu’est-ce qui lui arrive à Woolfy ? Je l’entends aboyer ! Il va bien ?
Janelle Voight : Woolfy va bien, chéri. Woolfy va très bien. Où es-tu ?
Terminator [Raccroche] : Tes parents adoptifs sont morts.

https://www.youtube.com/watch?v=o7uN4UlVq-k

Si la seconde conjuration du masque se réactive c’est que les développements sociaux liés à la question du visage connaissent quelques remous depuis plusieurs mois. Entre reconnaissance faciale et incitation (voire obligation ?) au port du masque médical nous pensons qu’il y a une contradiction forte dans l’exigence de faire visage. À défaut d’avoir assez de recul pour la penser correctement, il nous paraît opportun de relever quelques-uns des termes du débat ainsi que des anecdotes révélatrices de la situation. Mais pour cela il nous paraît important de poser un préalable déjà partiellement développé dans un article précédent : une rapide définition des subjectivités occidentales contemporaines que l’on pose comme hypothèse centrale.

L’Individu est composé de la somme de la singularité (qui tend à disparaître) et de la persona (qui tend à supplanter la singularité)

Où la singularité est comprise comme l’existence nue, le parcours spécifique d’un être dans le(s) monde(s), nécessairement unique puisque nos familles ne sont pas les mêmes, nos réalités biologiques sont différentes, nous vivons sous des climats divers, etc. et que la multiplicité des possibilités de circulation dans ces différents champs compose l’unicité d’une vie d’un être.

Où la persona est comprise comme l’ensemble des assignations sociales qui composent la figure publique de cet être, par définition, donc, son identité : tu es ceci car tu es né là, tu es ceci car tu es de tel genre, tu es ceci car tu viens de telle famille, etc. Et comme conséquence, la persona est l’endossement de ces identités et la conformité de comportement face aux attendus sociaux.

Où l’Individu est compris comme l’objet premier de l’ontologie occidentale contemporaine, l’unité (au sens mathématique) principale de la vie collective. Les deux composantes de l’individu telles que présentées ici, à partir de notions, sont toute relatives et il convient de signifier leur tendance à l’atrophie ou l’hypertrophie. Ainsi, la singularité est atrophiée dans les faits en raison de l’hypertrophie de la persona, laquelle opère majoritairement sous la forme de prescriptions sociales poussant à l’employabilité, à la docilité et à la conformité : l’injonction d’« être soi » est souvent une injonction de correspondre aux schémas dominants, de faire une belle carrière, d’avoir une belle maison ou un grand loft, à voyager en Thaïlande pour les vacances, etc.

La description socialement majoritaire de l’individu est ainsi le fruit d’une confusion entre les deux termes qui la composent : on le décrit comme une singularité en le conduisant comme une persona.

À ce premier préalable, il nous semble opportun d’en ajouter un second esquissé seulement dans le texte cité plus haut. Ici, il sera question de ce que Deleuze et Guattari ont nommé visagéité en développant une définition spécifique du visage. Une définition où le visage n’est pas seulement la tête, « le visage ne se produit que lorsque la tête cesse de faire partie du corps, lorsqu’elle cesse d’être codée par le corps, lorsqu’elle cesse elle-même d’avoir un code corporel polyvoque multidimensionnel » [1]. Ainsi, « La main, le sein, le ventre, le pénis et le vagin, la cuisse, la jambe et le pied seront visagéifiés. Le fétichisme, l’érotomanie, etc., sont inséparables de ces processus de visagéification. »[Idem] Laquelle est « surcodage pour toutes les parties décodées » [2].

S’il fallait synthétiser ce que l’on comprend de cette définition, nous dirions que la visagéification est le processus inverse de la biométrisation. Ce qui fait visage, c’est précisément ce qui est au-delà de la mesurabilité, ce sont les couches de sens (sensible et sensé) qui se surajoutent à la physicalité du réel, c’est le signe d’un au-delà de ce qu’on voit. Et ce processus ne peut-être qu’absent de la compréhension technologique, laquelle ne saisit le réel que par mesure et statistique sans pouvoir dépasser cette forme réduite de lecture du monde. Ainsi le processus de visagéification décrit par Deleuze et Guattari est ce que la communauté du masque expérimente constamment : Portons-nous un masque ? Alors nos yeux font visage, ou, nos corps agissant font visage, ou nos corps entremêlés font visage.

Dorénavant, nous utiliserons une graphie différenciée : [visage] pour l’usage générique du terme (= la face, la figure) et [visage] lorsqu’on s’appuiera sur la définition développée dans Mille Plateaux.

Désir de contrôle

L’actualité récente montre une croissance forte des formes de contrôle des comportements de la part des corps sociaux dominants. Fermeture des frontières et chasse au migrant face à une soi-disant « crise migratoire » ; renforcement des dispositifs biométriques, comme la reconnaissance faciale, adossés à des technologies qui permettent de systématiser l’identification des individus ; ou plus récemment, contrôle massif des déplacements et des comportements face à une épidémie ; voilà quelques-uns des exemples les plus saillants de l’extension des champs du contrôle des comportements de ces derniers mois. Là-dessus, un certain nombre des dispositifs déployés, ou en voie de l’être, s’articulent sur un rapport au visage et l’association forcée entre quelqu’un et son identité sociale ou biométrique.
Mais voilà que des failles apparaissent.

Ainsi du « Xavier Dupont de Ligonnès », façon chat de Schrödinger, coincé par la police écossaise. L’est-il, ne l’est-il pas ? L’homme, est identifié par une concordance entre empreintes digitales, qu’importe ce qu’il dira, ce que ses proches diront : cette concordance fixera seule le comportement des hommes à son égard. Ici, identifier ne signifie pas « reconnaître comme » mais bien « forcer à être ». Le « Xavier Dupont de Ligonnès » d’Écosse est donc devenu, socialement, l’empreinte de ses doigts, en dépit même de l’autre marqueur biométrique qu’est l’ADN. « Xavier Dupont de Ligonnès » est donc lui, avant finalement d’être un autre. Autre dont on oubliera jusqu’au nom. Si Agamben demandait quelle relation on peut créer avec son ADN, il faut maintenant aussi se demander quelle relation on peut créer avec l’ADN d’un autre. [3]

Ainsi, les législateurs Californiens, qui, dans le cadre d’un test, ont été reconnus, à tort, comme des criminels par un logiciel de reconnaissance faciale [https://www.latimes.com/california/story/2019-08-12/facial-recognition-software-mistook-1-in-5-california-lawmakers-for-criminals-says-aclu]. Ceux-ci, peut-être outrés d’être confondus avec la plèbe délinquante, ou peut-être effrayés de la potentialité autoritaire ouverte par le déploiement d’un tel dispositif de contrôle, interdisaient dans la foulée l’usage du dispositif d’identification aux polices dont ils avaient la responsabilité.

Il y a donc faillibilité de l’outillage technologique d’identification, comme ces deux cas, pris parmi d’autres, l’illustrent. Pourtant, il nous semble primordial de ne pas nous appuyer sur l’imperfection de ces procédés de contrôle pour en opérer la critique et en exiger l’abandon. Si les technologies de reconnaissance faciale devenaient infaillibles, nous ne pourrions davantage les accepter. Où serait le droit à l’oubli, le droit à tout plaquer, le droit à disparaître, le droit au mensonge ? Quelle société crée-t-on lorsque l’on contrôle tout, lorsque tout peut être vérifié ? Sur quoi se base la confiance ? Accepterait-on toujours l’erreur, deviendrait-elle source de suspicion ? Quelle place donnerait-on au changement de choix ? On nous dit que les technologies ne sont pas intrinsèquement porteuses des mauvais usages qu’on en fait, mais elles créent tout de même des attentes qui sont autant de pressions sociales, d’exigences nouvelles pour soi et les autres et elles réclament qu’on se conforme à leurs normes pour pouvoir être utilisées pleinement. Par exemple, la généralisation de la voiture induit l’attente de voir l’autre se rendre disponible plus facilement, la généralisation du téléphone portable induit l’attente de voir l’autre être joignable à tout moment, la généralisation de l’internet induit l’attente de voir l’autre pouvoir travailler à tout moment et en tout endroit, etc. Plus la technologie est efficace, plus la marge acceptable de l’aléa et de la non-conformité à la technologie est réduite, plus nous paraissons suspects en ne nous y conformant pas.

L’identité biométrique, en postulant que des caractéristiques physiques et biologiques sont des données mesurables, a délié la physicalité de l’homme et son visage. En somme, l’identité biométrique dévisagéifie, destitue la réception complexe des formes. Par là, l’identité, une fois posée comme définitive (un ensemble de données physiologiques immuables, ou supposées telles) — et non plus relationnelle (un ensemble de liens spécifiques) — devient une fiction qui force le réel à rester analysable par la machine, c’est-à-dire stable et inchangé, ou à tout le moins, compris dans un ensemble statistique et mesurable. Par conséquent, l’identité biométrique calibre la vie et l’espace relationnel.

La question qui dès lors se pose à nous est de voir quelles attentes sociales seront créées avec la généralisation de la reconnaissance faciale ? Devra-t-on maîtriser ses expressions faciales de manière à ne jamais paraître déviants ? Quelles marginalisations découleront d’un calibrage des visages sur les critères de l’algorithme ? Et l’intériorisation des critères de la technologie nous poussera-t-elle à changer notre regard sur les comportements de celles et ceux qui nous entourent ? Quelles formes de sociabilités découleront du déploiement massif de la reconnaissance faciale dans nos lieux de vie ? [4]. Qu’en est-il alors des dispositifs de contrôle déployés en sus de la reconnaissance faciale ? « À Shenzhen, le visage et l’identité des piétons traversant hors des passages protégés sont affichés sur écran géant jusqu’au paiement de l’amende. […] Ainsi, selon une déclaration officielle de la capitale chinoise, ‹ avant la fin de 2020, sera mis en place un projet de points de confiance personnels, couvrant l’ensemble de la population résidente […] la non-fiabilité dans un domaine entraînera des restrictions dans tous les domaines, de sorte qu’il soit difficile pour les personnes non fiables de n’avancer ne serait-ce que d’un seul pas. › » [5].

Dans un tel déploiement, il nous faudra faire face à une dépossession plus intense de notre propre capacité à être, la singularité n’aura plus même la place de s’extraire de la gangue poisseuse, de la mélasse inextricable, de la persona. Vous devenez ce que l’État-économie [6] dit que vous êtes et seules des amitiés profondes alliées à une défiance viscérale vis-à-vis du dispositif de contrôle peuvent donner une chance de limiter son emprise. Car voyez comment le déploiement du système de crédit social chinois est lui aussi basé sur le caractère relationnel de l’existence : fréquenter un « non-fiable » fait baisser votre crédit social.

Dans un tel cadre, être consistera (consiste déjà ?) à entrer dans une certaine forme de clandestinité.

Pandémie masquée

Dissimulation du visage ou maquillage sont déjà des pratiques répandues lors des manifestations et voilà qui paraît intolérable aux groupes sociaux dominants. Ceux-ci, face, notamment, au mouvement conséquent des gilets jaunes, décident alors de nouvelles mesures pour endiguer la perte de contrôle de l’hiver 2018-2019. Ainsi, lorsque Philippe Folliot, député LREM [Le 30 janvier 2019 lors des débats à l’assemblée nationale sur l’article de la loi dite « anti-casseur ».]], déclare pendant le débat sur l’interdiction du port du masque en manifestation, que « Le fait de masquer son visage, c’est une forme de mépris d’une forme d’humanité », il suggère qu’il est intolérable que l’humanité soit différente de la forme qu’en tant que député il fixe : est humain celui ou celle qui a un visage offert à la vue afin qu’il soit reconnu et que la responsabilité de ses actes lui soit attribué. C’est-à-dire qu’en république on montre son visage parce qu’on assume ses actes, ou dit autrement, on montre son visage pour que la police fasse son travail répressif et préventif.
Alors, de quelle humanité parle-t-on ?

Les récents débats sur le déploiement de la reconnaissance faciale sont concomitants de ceux sur l’interdiction de la dissimulation du visage dans le cadre des manifestations. Volontaire ou non, ce télescopage d’une actualité politique qui force les dominants à exiger le contrôle des dominés et d’une actualité technologique qui permet enfin le déploiement massif d’un dispositif de contrôle, est instructif. Alors, la reconnaissance faciale et le député Jolliot ne s’intéressent pas à la manière dont le visage participerait de l’humanité mais projettent la conformabilité du porteur de visage aux critères définis par les groupes sociaux dominants. Dans le même mouvement, le député LR Éric Ciotti, en disant que « dissimuler son visage dans une manifestation est par nature porteur d’une violence potentielle » [7] illustrait la logique qui sous-tend l’exigence de visage dont nous parlons, en la naturalisant : puisque les groupes dominants désirent assurer le contrôle des comportements en exigeant de chacun qu’il soit reconnaissable pour faciliter la répression de ses comportements possiblement déviants — ce qui évidemment est « naturel »… — alors se masquer est « par nature » une violence (potentielle). Le manque de rigueur intellectuelle qui constitue le fondement d’un tel sophisme laisse béat d’admiration, sans compter l’aplomb avec lequel l’argument est asséné, c’est pourtant celui-ci qui triomphe et qui permet à la loi d’être votée. Le législateur n’a, en effet, pas su assumer publiquement la conséquence pratique d’une telle loi : donner à la police la possibilité d’arrêter presque n’importe qui en manifestation, indépendamment des gestes commis (il lui suffit de gazer la foule pour avoir un contingent de délinquant à disposition), afin de pousser à l’auto-discipline des cortèges et de leurs participants. Le discours sur l’humanité du visage découvert n’est-il qu’un masque pour la raison du plus fort ?

Mais voilà qu’une autre hypothèse se fait jour : l’évidence du geste de se masquer est devenue telle qu’il opère sur deux plans ; sur le plan pratique, il contrecarre trop fortement le dispositif policier qui rendrait la foule suffisamment maîtrisable ; et sur le plan symbolique il devient force d’appel et de reconnaissance pour une communauté du masque qui ne cesse de s’étendre. De ce fait, les groupes sociaux dominants se doivent d’attaquer la dissimulation du visage sur les deux plans : en criminalisant le geste et en tentant de saper son pouvoir symbolique. Seulement, fait notable, cette loi est votée précisément au moment où l’immense majorité des gestes offensifs étaient le fait de gilets jaunes au visage découvert. L’opération de l’État est donc celle-ci : il faut « en même temps » constituer l’archétype du casseur masqué qui fait figure d’ennemi (en prenant donc le risque d’alimenter sa charge symbolique et de pousser plus d’opposants à se dissimuler le visage) et combattre la possibilité de réalisation de cet archétype du casseur masqué (et donc tâcher de défaire sa charge symbolique). Contradiction interne des modes de gouvernement commune dans les processus de création d’un ennemi afin de diviser l’opposition et réunifier le soutien.

Cette forme archétypale de l’« être masqué » participe à la construction d’une multitude d’imaginaires contradictoires qui dépendent beaucoup de notre position dans le champ social. Ou, ce qui sans doute n’est pas très différent, notre adhésion à tel ou tel sens posé sur l’être masqué nous positionne dans le champ social. Le visage dissimulé (donc l’absence de face) est visage. « Trou noir sur mur blanc » [8] diraient Deleuze et Guattari, c’est-à-dire que « le visage construit le mur dont le signifiant a besoin pour rebondir, il constitue le mur du signifiant, le cadre ou l’écran [et il] creuse le trou dont la subjectivation a besoin pour percer, il constitue le trou noir de la subjectivité comme conscience ou passion, la caméra, le troisième œil. » Le masque est visage, il est trou noir dans la scène de l’espace commun occidental, il est chargé des peurs des uns et des désirs des autres, il aspire les subjectivités en singularisant leur rapport au moment vu, il permet de rendre évidentes les subjectivations politiques qui s’opèrent dans l’instant même. En cela, donc, le masque est visage, sans pour autant que cette visagéification fasse appel à l’idée occidentale d’une intériorité, d’une vérité intime du sujet, d’une individualité dont le visage serait la porte d’entrée. Si le masque est visage, c’est en cela qu’il est un signe pointant vers un commun : celui de ceux ayant temporairement renoncé à leur visage et accédant ainsi à ce qui, dans la singularité, déborde. Si le masque est bien un signe, il est celui de ce quelque chose continuant de circuler derrière nos singularités respectives — qui, elles, se manifestent dans la non-coordination et la liberté offerte aux masqués entre eux — quelque chose qui est la substance du commun.

Alors, quelques mois plus tard, lorsqu’un nouveau tournant social apparaît sous les traits d’un virus se propageant rapidement, la fausse évidence du discours de l’humanité du visage découvert encaisse un nouveau coup. La crise sanitaire force à la naissance d’une autre forme de dissimulation du visage qui, devenant peut-être largement commune, pourrait participer à rebattre les cartes de ce qui fait la figure de l’humanité dans les sociétés occidentales. Il est sans doute trop tôt pour dire avec précision la profondeur de la transformation en cours mais l’exigence médicale, poussant au port du masque sanitaire, contribue à faire évoluer les codes de sociabilité : être masqué c’est vouloir ne pas transmettre le virus, être masqué c’est prendre soin des autres, être masqué c’est assumer une part de sa peur de tomber malade, être masqué n’est plus à voir comme une volonté de se soustraire au social, c’est faire preuve d’une forme certaine d’humanité.

Toutefois, la situation est instable et on voit, pour l’instant, plutôt une cohabitation de plusieurs rapports à l’absence de visage. Les injonctions contradictoires de l’État — « respectez les gestes barrières », « les masques d’abord pour les soignants », « ne vous masquez pas, cela crée un climat anxiogène », « le port du masque devrait être obligatoire pour le grand public » —ne permettent pas encore de dessiner avec précision la valeur sociale du port du masque sanitaire : docilité, souci des autres ou auto-organisation ? C’est l’inscription dans le temps du port massif de cet accessoire nouveau pour nous qui dessinera les lectures communes du geste. À tout le moins, ce que la situation permet c’est de rendre flagrant l’absurdité de la liaison humanité–visage découvert.

Depuis que nous avons commencé à rédiger ce texte, les recommandations de porter le masque en toute circonstance à l’extérieur de chez nous explosent, les tutoriels pour fabriquer les siens se diffusent sur les réseaux sociaux et des collectifs se montent spécifiquement sur ce sujet, dans la queue devant le stand du maraîcher ont s’explique comment faire les siens, des tribunes ou des tutoriels sortent dans les journaux grand public (ici). La logique de fond semble bien être l’auto-organisation, impulsée par des soignants, pour palier à l’incapacité du gouvernement à assumer son impréparation. La parole gouvernementale semble d’ailleurs être adaptée pour masquer son incapacité à obtenir rapidement les masques tant demandés : tant que les masques manquent, l’État ose dire qu’ils ne servent à rien, tout en interceptant des masques transitant par l’hexagone, ou tout en les faisant fabriquer par des prisonniers sous-payés. « La Guerre des masques est déclarée », titrent de nombreux journaux, alors qu’une lutte âpre est en cours entre États pour s’accaparer la nouvelle denrée précieuse, quitte à assumer des actes de piraterie officielle. Et maintenant que l’approvisionnement semble rendu plus facile, les préconisations de l’Académie de Médecine pour un port du masque obligatoire sont en train de devenir la position officielle. Les grandes entreprises en acquièrent en masse pour accélérer la possibilité de reprise de la production, d’après la CGT, Renault achetait un million de masques pour relancer la production quand les soignants en manquaient encore. En bref, tout concours à affirmer que le port du masque va se généraliser jusqu’à se banaliser durablement.

À ce jour, pourtant, porter un masque médical, reste probablement pour beaucoup un signe de violence. Mais la source de ce sentiment évolue. Être masqué était lu comme un refus de se laisser lire par l’autre, comme un geste d’esquive de la relation, laissant supposer une activité néfaste et non-assumable. Mais dorénavant, être masqué (au moins pendant ces jours de confinement et dans les semaines qui suivront la libération partielle des circulations) c’est rappeler la maladie, et, alors que nombreux sont ceux qui découvrent enfin la vanité de nos vies, c’est rappeler la possibilité de leur mort et la fragilité de leur existence.

Cette interprétation d’une violence intrinsèque au masque a sans doute des sources multiples qui dépendent fortement du contexte et de la forme du masque, mais, d’après nous, elle n’a plus d’avenir proche. Les conditions sociales dans lesquelles nous tâchons de vivre lient les pratiques de masquage et leurs différents contextes d’apparitions. Les jeux de références apparaissent et se diffusent de proche en proche via les réseaux sociaux. Voyez ces illustrations expliquant combien chaque forme de masque est efficace pour filtrer le virus et dites-nous que vous n’y voyez pas des figures de manifestants. Voyez combien de photos de soignants masqués sont réutilisées et détournées pour moquer le gouvernement et sa police. Voyez ces marches pour le climat de l’automne dernier appelant à arborer un masque médical en soutien aux soignants et aussi pour marquer un refus des industries polluantes. Voyez comment certains soignants eux-mêmes se prennent en photo, arborant un masque médical pour dire tout le mal qu’ils pensent du gouvernement. Tout comme pour les manifestations, nul besoin de savoir qui porte le masque médical, car il porte en lui la figure communautaire : c’est peut-être ta sœur ou bien ton voisin, c’est peut-être toi-même qui portes ce masque synonyme de soin et de protection. Comme nous l’avons dit plus haut, le visage du masque est le signe de ce qui déborde la singularité, de ce qui est la substance du commun.

Masque médical et masque de manifestation tendent à se fondre dans un même imaginaire et voilà la communauté du masque qui s’élargit.

Face à cette généralisation du masque, rendant évidemment caduque, du moins pour l’instant, une généralisation des dispositifs de reconnaissance faciale, il se pourrait que la mise en place du traçage des téléphones portables individuels participe à combler une part des défauts du contrôle. Bien sûr, le tracking des téléphones préexiste largement à une généralisation du port du masque qui, d’ailleurs, n’a pas encore lieu. On s’autorisera néanmoins à penser que l’absence massive de visages dans l’espace public participe, parmi d’autres arguments, à justifier, du point de vue des dominants, une accélération de cette pratique de traçage. Mais surtout, ce que cela met en lumière, c’est le déplacement, au moins partiel, de ce qui, pour l’autorité, construit notre identité : Il n’est plus même question de biométrie pour être identifié, le dispositif technique individuel devient l’opérateur de notre identité : ce n’est plus même notre corps qui nous identifie mais le déroulement habituel de nos faits et gestes et la régularité de nos contacts captés et mis en données par le téléphone. Si par malheur il nous arrivait de déroger à nos routines alors notre comportement, anormal, serait nécessairement suspect. Il nous incombera donc de penser cette évolution possible de la construction de l’identité, aussi dans ce qu’elle peut être concomitante des autres formes d’identifications (résidus de la reconnaissance sociale et identification biométrique en voie d’approfondissement).

Pendant que l’extension des dispositifs de contrôle pousse à l’exacerbation de la persona, le masque médical, comme le masque de manifestation favorise l’expression de nos singularités et une plus franche ouverture à l’autre de nos formes d’être. Ce faisant, se dessine une autre ontologie possible, dont la définition plus large prend en compte l’être-collectif, qui est notre capacité à nous fondre dans les subjectivités autres et à laisser les subjectivités autres se fondre en nous. Car, quoi qu’en dise la fiction individualiste, les gestes de subjectivation sont essentiellement des formes de construction collectives induites par l’agir-ensemble et l’être-ensemble. Nous nous construisons par ce que nous renvoie l’autre, parce qu’il participe à l’élaboration de nos gestes, attitudes, comportements, désirs, colères, etc. Et c’est l’existence partagée, le souvenir commun, l’être-collectif, qui constitue la meilleure source de confiance.

La seconde conjuration du masque

Notes

[1] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, éditions de minuit, Paris, 1980, p208-209

[2] Idem

[3] Giorgio Agamben, « Identité sans Personne », Nudités, Rivages poche / Petite Bibliothèque, Paris, 2012, p.77.

[4] Voir Carnets de réclusions - Coronavirus et dispositifs de contrôle social : l’exemple chinois

[5] Idem

[6] voir dans Carnets de réclusions - Coronavirus et dispositifs de contrôle social : l’exemple chinois la place ahurissante de la multinationale Alibaba dans le déploiement de cette technologie

[7] Le 30 janvier 2019 lors des débats à l’assemblée nationale sur l’article de la loi dite « anti-casseur ».

[8] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, éditions de minuit, Paris, 1980, p205-209

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