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Harz-labour n°23 : Macron, va te faire gilet jauner !

Rennes
Information - médias

Réflexions sur le mouvement des Gilets jaunes et la démocratie. Journal distribué à Rennes à l’occasion de l’acte 13, pendant la manifestation en centre-ville, ainsi que lors de la rencontre avec Etienne Chouard, où nous sommes allés débattre et porter la contradiction.

Au sommaire :

  • Macron, va te faire gilet jauner !
  • Nos amitiés révolutionnaires plutôt que la volonté générale.
  • Délibérer n’est pas agir.

Macron, va te faire gilet jauner !

Le mouvement des Gilets jaunes est une révolte logique, un soulèvement populaire. Il est guidé par le sentiment d’injustice, l’indignation, l’exigence de dignité. Les Gilets jaunes sont souvent ceux qui, il y a peu, malgré les bas salaires, connaissaient une certaine stabilité, n’avaient pas encore peur du lendemain. Puis, vint la mesure de trop, "la goutte d’eau qui fait déborder le vase", "le ras-le-bol".

L’augmentation des taxes sur le gasoil ne fut qu’un déclencheur, et le fait que le mouvement continue après avoir obtenu gain de cause sur ce point en est la preuve. Il y a cinq ans, c’est l’augmentation du prix du ticket de bus qui avait déclenché une vague d’émeutes au Brésil, et le projet de démolition d’un parc dans le centre d’Istanbul qui avait mis le feu à toute la Turquie. A chaque fois qu’éclôt un mouvement de révolte contre une mesure de trop, celle-ci, prise isolément, ne permet pas d’expliquer le soulèvement. Elle n’est qu’un symbole de l’arrogance du pouvoir, qui appelle un sursaut de dignité.

"Pourquoi avoir attendu maintenant pour manifester ?", "Où étiez vous quand nous manifestions contre la loi travail ?" demandent les bonnes âmes à ceux des Gilets jaunes qui connaissent leurs premières manifestations. Ces fausses questions, bien plus moralistes que politiques, n’ont aucune pertinence. Lorsque des habitués des manifestations souhaitent être plus nombreux, lorsque des syndicalistes espèrent un mouvement de masse, cela signifie, par définition, qu’ils espèrent manifester avec des personnes qui n’étaient pas présentes jusqu’alors. En réalité, ces remarques sur "ceux qui se réveillent seulement maintenant" cachent mal que ceux qui font mine de s’interroger sont surtout dérangés d’être l’arrière-garde d’un mouvement qu’ils n’ont pas vu venir.

Si nous constatons la faiblesse des syndicats et leur peu de prise sur la situation, cette situation semble à la fois liée à une hostilité de la part de certains Gilets jaunes accusant les directions syndicales de "rouler pour le gouvernement" et aux réformes néo-libérales. La généralisation de la précarité, le fait d’être contraint de passer d’un emploi à l’autre, la peur d’être licencié, sont autant de paramètres qui expliquent en partie le faible taux de syndicalisation. Le mouvement ouvrier, organisé par des syndicats dans des usines où étaient regroupés des milliers de travailleurs, est un moment de l’histoire, dépassé par les restructurations et les défaites successives.

Face à la décomposition du salariat, les luttes ne se concentrent plus sur le travail et l’exploitation en tant que tels, mais sur la distribution, la répartition des richesses. Aussi surprenant que cela puisse parraître au premier abord, la plupart des Gilets jaunes, dont certains cumulent plusieurs emplois, ne demandent pas à travailler moins, ne dénoncent pas la souffrance au travail, mais remettent en cause le fait que le salaire péniblement gagné soit toujours plus taxé lorsqu’il part dans la consommation. L’ennemi désigné n’est donc plus le patronat responsable de l’exploitation, mais l’Etat et "les élites". Le sujet de la mobilisation n’est plus le travailleur qui veut en finir avec l’exploitation, mais le citoyen qui aimerait retrouver le plein emploi et la relative stabilité sociale des années 70-80.

Il n’est donc pas étonnant que soient multipliées les références à un processus antérieur à l’émergence du mouvement ouvrier : la révolution française. Les clins d’oeil à des épisodes allant de 1789 à 1793 sont nombreux, même si le possible semble moins présent. Le mouvement des Gilets jaunes se réclame à la fois des cahiers de doléances, de la volonté d’être entendu par le pouvoir avant le point de non retour, de l’insurrection qu’on n’avait pas prévue, des manifestations de femmes contre l’augmentation des prix et contre la violence du pouvoir, de la revendication de droits, et de la volonté de les institutionnaliser formellement.

Car le but n’est pas seulement de manifester un désaccord, mais instaurer un rapport de force. Le peu qui a été obtenu jusqu’alors, l’annulation des hausses de la CSG et des taxes sur le carburant, l’augmentation de la prime d’activité, l’a été grâce aux blocages économiques et grâces aux émeutes, qui ont poussé le pouvoir à reculer en partie.

En prolongement du rapport de force institué par les Gilets jaunes, et sur pression de sa base, la direction de la CGT a finalement décidé d’appeller à une journée de grève le 5 février, rejointe par des Gilets jaunes et des étudiants. Le temps libéré en semaine pour s’organiser, manifester, bloquer, est précieux. Les rencontres entre personnes qui se fréquentent peu sont importantes. Il ne s’agit pas pour autant de fantasmer sur une éventuelle grève générale recondutible, sur mai 68 et ses dix millions de grévistes. Dorénavant, ceux qui croient encore à grève générale illimitée sont essentiellement ceux qui savent qu’ils ne la feront pas, des étudiants et des militant autoproclamés radicaux, qui, dans des secteurs où il n’y a pas de syndicat, sont nostalgiques du syndicalisme révolutionnaire. Le chômage de masse, la précarité et l’atomisation sont passés par là.

Beaucoup ont glosé sur le fait qu’on ne savait pas très bien "ce que veulent les Gilets jaunes". Il n’est pourtant pas étonnant que le sentiment commun soit faible et qu’un projet d’émancipation soit difficile à trouver quand les collectifs de travail sont de plus en plus divisés, quand les populations les plus précaires ou considérées comme inemployables sont parquées dans des zones de relégation où l’ont voit plus facilement venir les flics que les pompiers ou un médecin, quand des villages de campagne sont à vingt kilomètres de la poste la plus proche. Nous ne sommes plus face à des luttes sur les lieux de travail, dans des grèves avec occupation, avec l’idée de se réapproprier l’outil de travail. On ne se réapproprie pas, on n’autogère pas des ronds points, des périphériques, des dalles en béton ou des péages. Mais on se rassemble, on crée un rapport de force, on s’organise.

Dans les discours, certains Gilets jaunes opposent le peuple, les citoyens, situés du côté du concret, du bon sens, à des élites corrompues et hors sol. L’arrogance et la débilité du pouvoir peuvent en effet pousser à ce constat. Cependant, nous ne devons pas oublier que les pouvoirs qui s’imposent à nous ont des dimensions à la fois concrètes et abstraites, qu’il ne s’agit pas d’opposer. Il est, par exemple, souvent dit que les banques "créent l’argent". Les banques peuvent en effet prêter de l’argent qu’elles n’ont pas. Cependant, pour qu’elle ait une valeur, toute création monétaire n’est qu’une avance sur la production de richesse à venir, fruit du travail, de la production et de la circulation des marchandises. Si les capitalistes pouvaient "créer de l’argent" comme ils le souhaitent, ils n’auraient besoin ni de nous faire travailler, ni de nous faire consommer.

Un autre exemple est celui de l’opposition trop rapide, entre l’économie réelle, qu’il faudrait soutenir, et la finance, qu’il faudrait combattre. C’est passer à côté du fait que la spéculation se nourrit de l’exploitation. C’est oublier la solidarité entre les patrons, les DRH et les actionnaires. Si nous souhaitons relever cette erreur d’analyse et apporter cette réflexion dans le mouvement, c’est parceque nous savons qu’opposer le concret et l’abstrait d’une manière aussi caricaturale pousse parfois à opposer "le peuple bien de chez nous" à des "élites apatrides". A l’inverse, quiconque a participé à un blocage des Gilets jaunes a vu que le pouvoir n’est pas hors sol. Il y a un pouvoir logistique, des infrastructures, des préoccupations concrètes, la circulation des marchandises qu’il faut empêcher, des travailleurs que l’on fait attendre pour les faire arriver en retard au travail et ainsi pénaliser leurs PDG et leurs actionnaires.

Malgré de nombreuses convergences entre différents secteurs, et malgré des lieux de mobilisation très variés, on constate que les appels lancés par certains Gilets jaunes aux habitants des banlieues sont, malgré des exceptions notables, restés lettre morte. Les raisons avancées sont nombreuses : méfiance vis-a-vis d’un mouvement décrit comme raciste par le gouvernement et les médias hostiles, sentiment de subir la relégation et les violences policières depuis bien plus longtemps que les Gilets jaunes, peur de connaître la répression et le racisme des tribunaux en cas d’arrestation, etc. Pour autant, nous ne pouvons nous satisfaire de ces explications structurelles, et le constat même est à nuancer.

Quand des sociologues et des professionels du militantisme souhaitent voir chacun à sa place et eux au dessus, des gestes viennent remettre en cause les séparations, par exemple quand le collectif Justice pour Adama de Beaumont-sur-Oise rejoint les manifestations parisiennes des Gilets jaunes. Il s’agit de comprendre comment les rapprochements peuvent se faire, et non de pousser qui que ce soit à s’autoflageller. Certains militants aiment demander "où étaient les Gilets jaunes en novembre 2005, quand la France s’embrasait après la mort de Zyed et Bouna". La réponse est simple : chez eux, comme tout le monde, à l’exception de quelques milliers d’adolescents courageux et des flics chargés de les réprimer.

A l’heure où "victime" est une insulte dans tous les quartiers de France, il ne faut rien connaître aux banlieues pour espérer converger avec leurs habitants en se bornant à faire la liste des oppressions, des discriminations et des souffrances. Faisons plutôt une proposition concrète, aussi modeste soit-elle. Le samedi 16 mars, à Paris, se tiendra la marche des solidarités. Elle se situe entre la journée internationale contre les violences policières (le 14 mars) et la journée internationale contre le racisme (le 21 mars). Alors qu’une quinzaine de personnes sont tuées par la police chaque année dans les banlieues, et alors qu’au cours des manifestations des Gilets jaunes, la police a tué une femme, arraché quatre mains et éborgné dix-huit personnes, il est de plus en plus important que nous soyons des milliers à nous rassembler, parmi ceux pour qui se retrouver face à la police évoque tout sauf un sentiment de sécurité, qu’il s’agisse des Gilets jaunes, des migrants, des zadistes, des habitants des quartiers populaires, etc.

D’ici là, il s’agit d’accroître la puissance du mouvement, être de plus en plus nombreux aux manifestations, converger avec les syndicats, se donner des objectifs, notamment le blocage de l’économie, et renforcer la densité des liens, par les Assemblées de Gilets jaunes et les rencontres plus informelles. Partout, s’exprime la volonté de reprendre nos vies en main, de décider, d’instituer notre propre puissance. Beaucoup de Gilets jaunes appellent cela "démocratie directe" et l’opposent à la manière dont on nous a "volé le pouvoir" dans le cadre de la démocratie représentative. La volonté de rompre avec l’atomisation et la dépossession est légitime. Cette revendication démocratique prolonge l’exigence de dignité qui s’exprime dans le mouvement. Par contre, considérer que le fait de ne pas avoir écrit la constitution est "la cause des causes" de notre dépossession, comme le fait par exemple Etienne Chouard, est une erreur.

Si la constitution est l’un des éléments par lesquels les institutions cherchent à se légitimer, affirmer que c’est la constitution qui a créé le capitalisme est une erreur. C’est prendre les mots pour les choses, c’est ne rien dire des conditions matérielles d’existence, des rapports de force, des dynamiques historiques. Il n’y a pas un instant T où la constitution aurait été écrite, et un instant suivant où le capitalisme aurait été créé conformément à la constitution. La constitution n’est pas ce qui a fait apparaître le pouvoir, mais l’inverse, la manière dont ceux qui ont le pouvoir le formalisent. En outre, n’oublions pas que le droit est souvent une fiction. La loi n’est pas le pouvoir. Le pouvoir s’affranchit souvent de la loi, il suffit d’avoir été face à des flics utilisant leurs armes en ne respectant aucune règle pour s’en rendre compte. Rappellons aussi que la constitution française actuelle garantit par exemple le droit au logement, ou le droit de vivre décemment de son travail. Le nombre de SDF et de travailleurs pauvres prouve que l’urgence n’est pas d’écrire ensemble de nouveaux articles de constitution qui ne seront pas plus respectés que certains des articles de la constitution actuelle, mais d’imposer par la lutte la réquisition des logements vides et une autre répartition des richesses.

Nous nous faisons les mêmes réflexions à propos du RIC, le Referendum d’Initiative Citoyenne, revendication importante pour beaucoup de Gilets jaunes. S’il est probable que dans certains contextes, le RIC soit un moyen d’obtenir satisfaction sur tel ou tel point, il n’y a aucune raison de considérer qu’il serait une garantie. Si aucun rapport de force ne l’y contraint, il n’y a aucune raison d’avoir confiance en l’Etat pour qu’il respecte "la volonté du peuple". En 2005, des référendums menés dans différents pays, dont la France, ont rejeté le projet de constitution européenne. Celui-ci fut cependant voté au Parlement sous la forme du traité de Lisbonne, les élus profitant de l’absence de mobilisation sociale qui les en aurait empêché. En Italie, où existe un équivalent du RIC, la CGIL (équivalent de la CGT), avait obtenu les 500 000 signatures nécessaires à l’organisation d’un référendum contre un équivalent de la loi travail. Cependant, la Cour constitutionnelle refusa d’organiser le référendum, au prétexte que la question avait été "mal formulée". La raison réelle était que les dirrigeants des entreprises qui avaient profité de la loi pour licencier ne voulaient pas réintégrer les millions de personnes licenciées à cause de cette loi. Quelques mois plus tard, c’est la mobilisation dans la rue qui contraignait le gouvernement italien à supprimer plusieurs points de cette loi.

Dans la mesure où les intérêts entre exploiteurs et exploités divergent, comme entre gouvernés et gouvernants, et puisque seule la lutte paye, il ne faut pas être obsédé par la concorde, le consensus, l’unité du peuple. Si, comme le remarque Etienne Chouard, ceux qui se disputent à propos des questions politiques tombent souvent d’accord à propos des principes à inscrire dans la constitution, ce n’est pas, contrairement à ce qu’il dit, parceque quelque chose de magique se passe, mais parceque beaucoup pressentent que les principes constituants sont rarement suivis d’effets. Un actionnaire pourra toujours accepter que soit écrit dans la constitution que chacun doit pouvoir vivre décemment, cela ne signifie pas qu’il sera prêt à renoncer, s’il n’y est pas contraint, à une partie de sa richesse pour que soient augmentés les salaires, les retraites ou les minimas sociaux.

Méfions nous du formalisme juridique qui nous dévierait de la nécessité de nous organiser ou d’instaurer notre propre puissance. En conclusion, citons ce qu’écrivaient des manifestants dans une de leurs fameuses Lettres jaunes, appellant à se concentrer sur la réalité matérielle et sensible et sur notre capacité d’organisation : "Il nous faut, dès maintenant, nous interroger radicalement : voulons-nous renverser la totalité de ce système ou voulons-nous que nos vies en dépendent pour toujours ? Voulons-nous continuer à prolonger cet illimité d’en haut ou défendre enfin les limites de notre humanité en danger ? A vrai dire, face à ce dispositif total, nous apparaissons trop souvent désarmés, saisis d’angoisse : « Que ferons-nous, alors ? », « Comment mangerons-nous ? », « De quoi vivrons-nous ? » Voilà pourtant les questions que nous devons courageusement affronter pour trouver d’autres chemins d’existence ! Ne surtout plus reculer devant la crainte de ce brouillard mental ! Nous pouvons le dissiper ! Nous pouvons par notre immense pouvoir de création dessiner de nouveaux horizons !"

Des exemplaires papiers sont disponibles lors des cantines de la Maison de la Grève (37 rue Legraverend, à Rennes) ainsi qu’à la Maison du citoyen (4 rue de la cerisaie, Saint-Grégoire)

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