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« Il est impossible de vaincre un peuple qui veut son indépendance »

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Le mois décolonial qui s’est déroulé à Rennes en mars dernier se prolonge.
Retour de la discussion du 27 mars autour du film « Un seul héros le peuple » sur les révoltes populaires en Algérie de décembre 1960, en présence du réalisateur Mathieu Rigouste.

« Un seul héros le peuple », de Mathieu Rigouste, raconte l’histoire des
soulèvements populaires victorieux de décembre 1960 en Algérie. Juste après
l’implacable liquidation des dirigeants du FLN et face à une répression
française militarisée, les classes populaires algériennes, avec parfois en
première ligne des femmes et des enfants, surgissent depuis les bidonvilles et
les quartiers ségrégués. Elles et ils mettent en échec la contre-insurrection et
bouleversent l’ordre colonial. Une histoire de corps opprimés qui se libèrent
par eux-mêmes.


Cet article est issu de notes prises à la main.
Il n’engage donc pas les intervenant·es.

La brochure de cet article et d’une autre discussion :

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En format brochure


Ci-dessous la restitution de l’échange entre le public
(en gras-italique ) et Mathieu Rigouste.

Résister grâce à la trans
révolutionnaire et à la foi

La parole des gens qui ont risqué leur vie en décembre 1960 en Algérie insistent sur l’importance des youyous [1] dans le soulèvement populaire. Tout comme l’était la couture pour coudre le drapeau interdit de l’Algérie indépendante, ou encore le foot pour se retrouver et échanger en pleine répression.

Sur la révolution algérienne, il a y eu beaucoup d’analyses des directions militaires. Mais dans la résistance algérienne, il y a aussi tout un panel de résistances populaires invisibilisées.


Comment as-tu rencontré les personnes
interviewées ? Aussi, presque tout est en
français : t’es tu posé la question de la langue ?

Je suis de famille juive algérienne. En passant, le colonialisme a dépossédé les juif-ves de leur algérianité, mais on pourra en reparler.

Je connaissais du monde, donc les rencontres n’ont pas été compliquées. J’ai tout simplement demandé aux personnes autour de moi : « Elle était où ta tante le 9 décembre 1960 ? ». Beaucoup d’algérien·nes ont gardé de cette mémoire des corps qui se relèvent. Comme ils l’ont peu raconté, il suffit de questionner pour entendre leur histoire.

Évidemment, je me suis raconté à eux aussi. Rien que de parler de « révolution algérienne » permet de comprendre de quel côté je me place. Aussi, je racontais ce qui avait été dit dans d’autres entretiens, pour alimenter la discussion.

Le colonialisme a dépossédé les juif-ves de leur algérianité

Lors de ces entretiens, il y a eu des choses puissantes. Des fois, le cousin, la voisine arrivaient et se mettaient à raconter leur histoire. Petit à petit, on a tissé un tableau de ces journées de décembre.

Pour la langue, oui, je me suis posé la question. Mais je ne parle pas bien l’arabe algérien, celle-ci fut donc vite résolue. Et puis j’étais seul avec ma caméra, c’était plus confort pour le côté intimiste de l’entretien. Par contre, l’image parfois bouge et le son n’est pas toujours incroyable, car je n’y ai pas mis assez d’importance à l’époque.

En effet, ça aurait été mieux de mener ces discussions en arabe, et aussi par une algérienne. Mais je n’avais pas les moyens de faire autrement.


As-tu pu montrer
le film en Algérie ?

Et bien non, c’est très compliqué. En Algérie, il y a peu de cinéma, et pour y accéder, c’est très difficile. Le film est accessible a prix libre sur internet, ce qui comprend la gratuité. Cela a permis quelques auto-diffusions là-bas, dont j’ai eu vent.

Il y a eu 1 seule projection officielle qui s’est tenue à Belcourt [2] avec des anciens. C’était pour la commémoration du 11 décembre. Mais on continue d’essayer.

Mon rêve serait de faire un peu à la René Vaultier [3], d’avoir un bus et de faire une tournée en Algérie.
Il a tout de même été sélectionné dans un festival algérien en 2019, mais cette année un mouvement de révoltes a traversé l’Algérie. Le festival fut donc annulé.


Lors des recueils de témoignages, as-tu
été face à des refus, ou face à des silences
causés par les traumatismes de la répression ?

Oui, certain·es ont refusé d’être filmé·es.

Dans la résistance algérienne, il y a aussi tout un panel de résistances populaires invisibilisées

Des camarades féministes m’ont convaincue de faire des efforts pour récolter la paroles des femmes résistantes, ce qui a ajouté environ 1 an de travail au projet. Pour autant, raconter certaines choses pour elles reste impossible. Déjà parce que je suis un homme, et puis raconter un trauma, qui plus est devant une caméra, c’est hyper dur.

Il y a aussi eu des témoignages racontant des violences subies que je n’ai pas osé mettre dans le film. C’est difficile de faire un film, c’est une grande responsabilité, car on décide parfois de couper la parole. Mais j’avais du mal à m’imaginer projeter des histoires aussi violentes devant des inconnu·es dont je ne sais rien de ce qu’iels ont vécu et ce dont iels seraient capables de regarder.


Dans le film, vous avez fait le choix d’insérer des
entrecoupages de personnes qui dansent. Est-ce
que c’était une idée préparée en amont, ou elle
est venue en discutant sur la libération des corps ?

Ce choix s’est fait au fur et à mesure des entretiens. Ce qui revenait, c’est qu’en résistant, en restant dans les rues, les algérien·nes ce sont mis à danser, à se réapproprier l’espace public, leur corps, leur dignité.

Dans les entretiens, le sujet de la trans revenait souvent. À la question « Comment avez-vous fait pour tenir ? », on me répondait souvent : grâce à la trans révolutionnaire, et à la foi. Pourtant, j’ai trouvé très peu de chose dans la littérature là-dessus.

Quand je bloque sur quelque chose, je reviens vers Fanon [4]. Celui-ci nous explique que la violence coloniale s’incruste dans les cerveaux et jusque dans les corps. Quand cette violence arrive à se libérer, elle explose.
En cela, il répond à la gauche coloniale qui se demande d’où vient la violence des colonisé·es. Je vous laisse faire le lien avec l’actualité.

Les danseuses nous ont proposé une performance en 3 temps :
1. Le corps écrasé, opprimé
2. Le corps qui explose
3. Le corps qui se libère


Une question par rapport au genre, avec le fait que
tu sois un garçon : as-tu récolté des témoignages
sur l’utilisation du viol comme outil répressif ?

Il y a des historiennes qui ont fait un gros travail de récoltage au sujet du viol pendant la révolution algérienne. Mais dans tous les entretiens que j’ai eu, les femmes n’en parlent pas, en tout cas pas à moi.


Qu’est-ce que ces gens sont devenus
après ces révoltes ? Après l’indépendance ?
Est-ce qu’iels en parlaient en entretien ?

Oui, ils parlaient aussi de post-indépendance. Ce qui revenait beaucoup, c’était : « On s’est fait voler notre indépendance ». Avant les révoltes de 2019 en Algérie, certain·es ne comprenaient pas pourquoi les jeunes partaient d’Algérie, pourquoi ils n’ont pas repris le flambeau de la révolution.

Mais en 2019 [5], les jeunes ont prouvé qu’iels étaient encore présent·es.

Des soulèvements inexistants
pour l’État français


En Algérie, quelle place ces événements révolutionnaires
de décembre 1960 ont-ils dans l’histoire officielle ?

Il n’y a pas de silence à ce sujet du côté de l’État. Mais il n’est raconté que la date du 11 décembre, alors que les soulèvements ont commencé quelques jours avant. L’État algérien laisse planer que c’est le GPRA [6] qui aurait lancé le mouvement. Pourtant, cela est démenti par des membres du GPRA eux-mêmes, qui étaient plutôt mal à l’aise avec ces révoltes spontanées. Le GPRA aurait même appelé à cesser les manifestations.

Ces révoltes sont donc un peu enseignées, mais avec méfiance. D’ailleurs, l’État algérien ne facilite pas les recherches sur le sujet. Les archives du FLN ne sont toujours pas accessibles. Côté État français, ces soulèvements n’existent tout simplement pas. Les massacres de ces révoltes n’ont plus [7].

Avant 2019, la dernière fois que des jeunes, des femmes, des ouvriers se sont soulevé·es spontanément en Algérie, c’était en 60. Ça a commencé le 9 décembre, et on a retrouvé des révoltes jusqu’au 6 janvier qui suit. Le mouvement s’est propagé dans toutes les grandes villes, mais aussi dans les petits villages, dont certains qui n’étaient même pas sous pouvoir colonial. Pendant cette période, des centres de soins clandestins se sont montés, des cantines organisées, des enterrements pris en charge directement par la population...


Je suis originaire d’Algérie, merci pour ton film, j’ai beaucoup
appris. Dans le film, on parle beaucoup de youyous, mais on
en entend peu, c’est dommage. Connais-tu le nombre de tué·es
par la répression française lors de ces événements ?

Et bien pour les youyous, dans l’un des derniers plans, on en entend plusieurs assez distinctement pendant une manifestation de 2019.

Pour la 2d question : dans toutes les répressions coloniales, il est presque impossible d’avoir des chiffres précis des crimes et des violences commises. Certain·es disparaissent après avoir été admis dans les hôpitaux. D’autres ne vont justement pas se faire soigner à cause de la répression, et meurent clandestinement.

Ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a eu plus de 260 morts du fait de l’extrême droite, de la police et de l’armée française. Cet événement s’appelle donc un crime d’État.

Un autre crime d’État, c’est le massacre d’algérien·nes 1 an plus tard du 17 octobre 1961 a Paris, orchestré par Maurice Papon. C’est lui qui a dirigé la contre-insurrection dans les années 50 en Algérie, à coup de surveillance et de torture systématique. Nommé préfet de Paris en 58, il revient pour "pacifier" la capitale française. Cela signifie qu’il ramène le "savoir" contre-insurectionnel acquis en Algérie.

Le matin du 17 octobre 61, Maurice Papon et ses équipes savent qu’une manifestation bravant le couvre-feu est en préparation. Il déploie un arsenal de guerre contre des civils : plus de 200 morts, entre tabassages et jetées dans la Seine.

Les jours d’après ce terrible massacre, l’ensemble du corps policier responsable de ce massacre reste en place. C’est donc un crime admis par l’État, qui considère que c’était leur job de massacrer les algérien·nes.


Il me semble qu’il y a eu un statut spécifique des juif-ves
d’Algérie donné par l’Etat français. Peux-tu en parler ?

Un des piliers de l’État colonial, c’est « Diviser pour mieux régner ».
L’État français a tout fait pour nous diviser entre juif-ves et musulman·es pendant la révolution d’Algérie. Pour le colon, il était plus facile d’amener les juif-ves dans une vision occidentale.

Il faut se souvenir du fameux décret Crémieux, qui naturalisa collectivement les juif-ves indigènes d’Algérie à la nationalité française. On leur demanda notamment de franciser leur nom. Mais ce statut restera une sous-citoyenneté coloniale. Elle peut leur être retirée à tout moment, comme dans les années 40 où les juif-ves redeviennent des indigènes comme les autres.

Réfléchir sur 500 ans
de résistances


Le film permet de faire un saut analogique entre les
colonisations et sur les luttes contre elles. Je pense à
l’actualité et au génocide à Gaza. Le film est aussi
intéressant, car il replace la France dans sa propre
histoire coloniale, en illustrant les solidarités invisibles
des populations entières pour la décolonisation.

Qu’est-ce qui fait qu’en France, on ait du mal à
créer du lien empathique envers les palestinien·nes ?

Les mêmes dépolitisations des luttes des colonisé·es ont eu lieu hier comme aujourd'hui

La production de l’imaginaire du dominant est un travail de longue durée. La colonisation d’Israël est un avant-poste de la colonisation occidentale, c’est le produit même de l’impérialisme. Il y a une continuité de temps et d’espace dans le colonialisme occidental, par la répression des luttes pro-palestiniennes, et par le soutien à Israël.

Dans les archives militaires françaises, il est beaucoup mention d’hystérie des arabes, qui serait le produit d’un racisme anti-français. Les mêmes dépolitisations des luttes des colonisé·es ont eu lieu hier comme aujourd’hui. Depuis le 7 octobre, on a beaucoup entendu que les colons étaient visés parce que juif-ves. À nouveau, l’idée est de dépolitiser la résistance des colonisé·es.


Dans le film, le jeune journaliste nous dit que le
colonialisme s’immisce dans les têtes, mais aussi
dans les corps. Il a joute qu’après la décolonisation,
le maître est toujours dans la tête.

Pendant les révoltes pour Nahel, le lien entre le
drapeau algérien et les quartiers populaires était
évident. Des quartiers populaires qui s’enflamment,
ce sont des corps qui se relèvent, qui se relâchent
collectivement après une tension causéepar la
continuité coloniale.

Ça fait des années que tu regardes ce qui se passe
dans les quartiers pop. Est-ce que tu sens une prise
de conscience qui dépasse le cadre ? Ou un
essouflement à cause de la répression ?

Difficile à dire. Forcément un peu les deux.

Parfois, on a l’impression de recommencer les mêmes combats à chaque fois. Mais en même temps, des choses se transmettent. Il y a des liens entre le Mouvement des Travailleurs Arabes (le MTA, années 70), le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues (le MIB, années 90-2000) et le réseau d’entraide Vérité et Justice.

Lors des révoltes en 2005, il était beaucoup plus difficile d’expliquer que c’était des révoltes politiques, légitimes. La gauche blanche était complètement sourde.
Depuis, des lignes ont bougé, l’écoute est un peu différente.
Les structures, elles, n’ont pas bougé. Voir elles se néo-fascises.
Mais la lutte paye, on a raison de s’organiser.

Les zapatistes réfléchissent sur 500 ans de résistances.
Les kurdes, eux, c’est sur 5 000 ans.


Texte écrit et mis en page par
douceuradicale@riseup.net

Notes

[1Les youyous sont de longs cris aigus et modulés poussés par les femmes d’Algérie et d’ailleurs

[2Belcourt est un quartier populaire d’Alger où la révolte de décembre 1960 a été très suivie.

[3Résistant pendant la seconde guerre mondiale puis cinéaste anticolonial, René Vautier rejoignit clandestinement l’Algérie afin de lutter pour son indépendance en filmant les maquisards du FLN.

[4Frantz Fanon est un psychiatre et essayiste décolonial très impliqué dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie

[5En 2019, plusieurs mois de révoltes pacifistes contre le cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflikaleur ont réuni des centaines de milliers de jeunes dans la rue.

[6GPRA : Gouvernement Provisoire de la République Algérienne. Bras politique et gouvernemental du FLN.

[7Environ 260 personnes ont été tuées dans la répression de décembre 1960 en Algérie, sous la bénédiction de l’ancien président De Gaulle.

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