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« Les algériennes entendent toujours lutter pour leurs droits »

Rennes // Kennedy - Villejean
Antiracismes - colonialismes Féminismes - Genres - Sexualités

Prolongations du mois décolonial en mars à Rennes.
Retour sur les échanges du 7 mars dernier avec la réalisatrice Alexandra Dols sur son film-témoignage « Moudjahidate » à propos des luttes pluriels des algériennes engagées dans le FLN-ALN contre l’occupant français.

Avant la discussion entre le public et la réalisatrice Alexandra Dols, nous avons vu son film-reportage de 2008 « Moudjahidate » [1] sur les luttes des femmes algériennes au sein du FLN-ALN (Front de Libération National · Armée de Libération Nationale) à travers des récits de vie d’anciennes combattantes.
En ville, dans les villages ou au maquis, elles ont été des soutiens logistique et moral, agents de liaison, infirmières ou poseuses de bombes. Leurs formes et lieux d’engagement étaient multiples, tout comme leurs identités sociales.


Cet article est issu de notes prises à la main.
Il n’engage donc pas les intervenant·es.

La brochure de cet article et d’une autre discussion :

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Ci-dessous la restitution de l’échange entre
le public (en gras-italique ) et Alexandra Dols.

Collecter la mémoire de toutes
les formes d’engagements

Quel est le point de départ de ton projet ?

Je crois que j’ai eu un destin d’aller en Algérie. Je me suis même demandé si je n’avais pas eu un grand-père qui aurait fait l’armée, mais non.
Ça a été très inspirant tout ce que j’ai appris là-bas, en particulier sur l’Islam. C’est en Algérie que j’ai compris que la foi peut être au service de la Libération et de la Justice.
Alors qu’en France, la foi est couverte de mépris et d’ignorance.

Le cinéaste breton anticolonialiste René Vautier [2] m’a beaucoup inspiré.

En 2005, j’ai participé en tant que stagiaire à mon 1er téléfilm sur le massacre du 17 octobre 1961 [3]. Je ne connaissais pas la guerre d’Algérie, je n’avais pas de liens familiaux avec elle non plus, mais je trouvais que les représentations du FLN étaient caricaturales.

Zohra Slimi · Tisseuse de drapeau algérien pour les agents de
liaison qui les acheminaient au maquis / © Nadja Makhlouf


Il faut savoir que 2005, c’est l’année du projet d’ajouter aux manuels scolaires "Le rôle positif de la colonisation". Celui-ci n’a pas abouti grâce aux levés de bouclier d’historien·nes et de militant·es.

Donc, au sein de la production je vois des rapports de force, des coupages de certaines scènes. Une personne du tournage me fait état de racisme au sein de la production. À l’époque, j’étais à Ras l’Front [4], ma conscience antiraciste en était à ses débuts.
En plus de tout ça, la représentation des femmes dans les luttes algériennes n’allait pas du tout.

Pour « Moudjahidate », j’ai travaillé avec des historiennes et des combattantes du FLN-ALN. Il y a eu environ 88 entretiens dans l’idée de garder et de collecter la mémoire de toutes les formes d’engagements de la libération de l’Algérie.

Je voudrais préciser que nous sommes à un moment où les cérémonies de mémoire du 17 octobre 61 ont été interdites l’année dernière (2023), un drapeau algérien confisqué, sous contexte de colonisation en Palestine. Les enjeux évoqués dans le film ne concernent donc pas que le passé, mais sont bien réels aujourd’hui.


Lors de tes projections, à quel public as-tu eu affaire,
ou t’attendais-tu à avoir affaire ? Y a-t-il eu des projections
en mixité choisie de femmes, voire de femmes algériennes ?

L'État français n'a rien fait pour transmettre la légitimité des luttes décoloniales

Le film est de 2007, réalisé sur des fonds propres, avec une aide de l’université de Paris 8, et 2/3 autres mini-biais. LCP et Arte ont refusé. Au bout de 15 ans, on a réussi à avoir une aide du CNC pour la diffusion en DVD, afin qu’il soit disponible dans les écoles, dans les CDI, que les élèves puissent avoir d’autres sources que celle des profs qui est souvent républicaine.

Le film a donc principalement eu une vie en festival militant, anarchiste, antifasciste, dans des espaces où la mémoire coloniale est peu connue, et encore moins celle des femmes colonisées. Peut-être certaines icônes sont connues, mais celles-ci cachent la forêt.

À la fois ce sont des super héroïnes, à la fois ce sont tout simplement des femmes qui ont été interpelées par l’Histoire. Je me rappelle d’une algérienne d’origine espagnole, elle était agent de liaison alors que son mari était pro-Algérie française.

Le film a aussi été diffusé en Algérie, lors du festival International du cinéma d’Alger. À la fin de la projection, il y a eu des youyous, c’était énorme. Les enjeux du film dépassaient clairement notre petite équipe.

Assia Tafat, « La lycéenne en robe à fleurs », à
une manifestation du FLN / © Nadja Makhlouf



Existe-t-il des sous-titres en arabe du film ?

Eh bien non. On avait commencé à le faire, mais sans argent, on est dépendant des bonnes âmes, et on est pas allé au bout. Il en existe traduit en anglais dans la version DVD.


Tout ça me ramène à mon histoire familiale, je suis
algérienne. Je me demande : ces rencontres ont-elles
donné lieu à une suite, à d’autres perspectives, à
d’autres projets ou histoires dans la continuité de ce film ?

Les enjeux sont différents en France et en Algérie. Les premières projections déclenchaient beaucoup de choses, notamment douleurs et fiertés. Ce sont des luttes victorieuses qui nous inspirent (#Palestine).
Mais il y aurait encore beaucoup à faire...

Par exemple, il y a certains témoignages que je n’ai pas utilisés. Notamment, celui d’une infirmière au maquis qui raconte son expérience d’avoir été accusée de bleuite [5] quand la France commençait à être en difficulté. Pour cette infirmière, ça a été très douloureux d’avoir pu être suspectée d’être une traître. Mais je n’ai pas mis son témoignage dans le montage à l’époque, et cela pour de très mauvaises raisons.
Idem avec un entretien d’une dame de Kabylie. J’avais que le son, et je n’ai pas su l’intégré au film.

Des femmes interpelées par l’Histoire

Quelle est la chose qui vous a le plus
touché dans la rencontre de ces femmes ?

C’est une question dure, vaste. Le film a déjà plusieurs années. Une historienne que j’ai rencontrée est devenue importante pour moi, ainsi que plusieurs femmes du film, dont Louisette. D’ailleurs, peut-être que le film va être monté sur LeMedia TV, suivi d’un plateau sur lequel Louisette et moi nous interviendrons.

Je n'avais pas idée de l'impact de la torture pour ces femmes

J’ai été très impressionné par les témoignages des combattantes que j’ai lus. Pour celles que j’ai pu interviewer, j’ai senti une grande force qui se dégageait, mais aussi une grande douleur. Je n’avais pas idée de l’impact de la torture pour ces femmes. C’était à la fois omniprésent, mais aussi très difficile d’en parler, car cela réouvre la mémoire traumatique.

Lors d’un témoignage qui se remémorait la journée de la victoire de l’indépendance, il y avait beaucoup de joie et de tristesse mélangées. Joie de la victoire, mais tristesse d’avoir perdu tant de frères et sœurs de combat. La torture explique en partie la difficulté de la transmission de cet héritage.

L’État français n’a rien fait pour transmettre la légitimité des luttes décoloniales. Le rapport Stora commandé par Macron se veut mémoriel, mais passe à côté des tortures et des viols qui étaient des pratiques très répandues dans l’armée française, voire systématiques.

Nous avions de modestes moyens, mais le cœur était là.


Sur les sujets des incarcérations et de la torture :
comment t’as pensé l’inclure ou pas dans le film ?

C’est une question éthique et politique. Comment restituer de tout ça avec pudeur ? Dans le film, Louisette en parle à demi-mot. Mais ça fait remonter des traumatismes. Ça n’est d’ailleurs pas un hasard si elle est devenue psychotérapeute après l’indépendance.

La Palestine réveille aussi beaucoup de souvenirs et de démons.


As-tu eu des témoignages sur l’après libération
et leur retour à la vie patriarcale et non militante ?

Ça n’est pas rien de vivre et de vaincre l’oppresseur. L’indépendance de l’Algérie les a fait revenir du maquis et de la clandestinité, de beaucoup de transgressions de genre, d’un brassage social, d’un rapport à la violence différent... Pour beaucoup, ça a été un choc de revenir à une algérianité "normale".

La libération de l'Algérie n'était clairement pas à la hauteur au regard de la participation des femmes dans la lutte

Dès 1965, 3 ans après l’indépendance, il y a une grande manifestation de femmes très suivie à l’occasion du 8 mars, montrant que les algériennes entendent toujours lutter pour leurs droits.
Avant l’indépendance, la lutte nationale était posée comme une priorité. Le féminisme existait bel et bien, mais principalement en discussion informelle.

La libération de l’Algérie n’était clairement pas à la hauteur au regard de la participation des femmes dans la lutte. Mais il faudrait des voix d’algérienne pour en parler.


Les anciennes combattantes du film
sont-elles encore vivantes ?

La plupart des interviewées sont aujourd’hui décédées, paix à leurs âmes. Mais les images sont la mémoire de leur lutte.
Louisette est encore en vie. Pour d’autres, je n’ai juste plus de nouvelles depuis longtemps.

L’ordre colonial tient par la force, la
coercition et l’emprisonnement massif

La colonisation est une structuration militaire raciste,
je pense notamment au code de l’indigenat [6]. Comment
fais-tu le pont entre les deux colonisations algérienne
et palestinienne, qui ont été contemporaines à une époque ?

Le vécu colonial est une expérience totale, globale.

1. En Algérie coloniale française, ce sont les psychiatres français qui pensaient et construisaient les algérien·nes comme inférieur·es.
En Palestine, les psychiatres israéliens ont pensé les prisons pour "bien" torturer les palestinien·nes. Il alimentent le déni et les clichés sur les souffrances palestinien·nes. Il y a un lien évident entre ces deux colonisations dans le soin et la santé mentale.

2. En Israël, la question de la torture des otages politiques dans les prisons israéliennes a été votée par la Cour suprême. La torture d’État est légale, et les méthodes ont été étudiées, expertisées.
En Algérie, ces méthodes ont été exportées. La question des viols des femmes et des hommes comme pratique systématique a été travaillée, il y a eu des recherches sur le sujet.
Gisèle Halimi, avocate et militante féministe franco-tunisienne qui a défendu des militant·es du FLN-ALN, avait des preuves de viol pour 8 de ses "clientes" sur 10. Mais elles ne l’utilisaient jamais dans les procès, par honte et peur des répercussions.

Les tortures et les menaces de viol en Palestine sur les hommes et les femmes sont prouvées, documentées, notamment avec de nombreux entretiens des survivant·es des prisons israéliennes.

L’ordre colonial tient par la force,
la coercition et l’emprisonnement massif.

Aouali Ouici Senouci · Contrôleuse, elle interceptait les messages pour les
exploiter et stopper la propagande française / © Nadja Makhlouf



As-tu l’impression que les moyens de communications
des luttes de libération nationale ont changé ?

Pendant la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, il y avait le bulletin clandestin du FLN. Des émissions radio aussi, mais ça passait beaucoup par l’oralité et par des chants patriotiques.

Il y avait une grande culture du secret. Chaque militant·es connaissait 2 ou 3 personnes de sa cellule, pour que si l’un·e tombe, ça touche le moins de militant·es possible. D’ailleurs, le FLN interdisait l’alcool pour pas que les gens parlent trop entre elleux.


« Moudjahidate » n’est pas qu’un film d’archive. Il parle
de l’actualité, de ce qui se passe en France et en Palestine.
Quand on a eu une transmission de ce qu’est la
colonisation au quotidien, on ne peut qu’être solidaire
du peuple palestinien. Les ponts sont naturels.

Dans ton film sur la Palestine « Derrière les fronts »,
comme en Algérie, tu as pris l’angle des résistances des
femmes. Comment as-tu rencontré ces deux colonialités ?

On dit souvent que le colonisé a une double conscience. Au USA par exemple, les afro-américain·es ont leur propre conscience afro-américaine, mais connaissent aussi celle des blancs : pas le choix si tu veux survivre.

J’avais déjà entendu parler de ça avant le film. Des femmes qui se transforment en européennes pour faire passer des choses, qui retournent les préjugés du colon contre lui.
Il y a une quantité hallucinante de ruses pratiques dans l’utilisation du préjugé de l’autre.


Dans mon histoire familiale, il y a ma grand-mère qui cachait
des maquisard·es. Son bébé a été tué par l’armée française
pour se venger de cette solidarité. Dans la famille, ce
n’est pas uniquement un événement triste, c’est aussi le
prix de la liberté. Je vois ce même genre de chose en Palestine.

Le rapport au sacrifice est vraiment différent en situation coloniale. Ça ne veut pas dire que les gens n’aiment pas la vie ni qu’elle n’a pas de valeur pour eux : « La mort n’éblouit pas les yeux des partisans » [7]. Face à la cruauté, les gens font des sacrifices au nom de la liberté.
Mais ce sont surtout les blancs qui sont valorisés quand ils se sacrifient. On a une grande difficulté à voir ça dans les luttes anticoloniales.


Tu es aussi allé à la rencontre des résistances palestiniennes.
A propos de la volonté d’égalité, est-ce qu’en Palestine il y a
une priorité mise sur la révolution décoloniale, ou une part
est mise sur l’envie d’égalité ? Notamment sur le genre ?

Je peux parler que de ce que j’ai vu et pas de la société palestinienne entière.

En Algérie, le processus de décolonisation était ouvert à tous européen·es prêt·es à vivre l’égalité avec les arabes. Dans ce que j’ai vu, ça sera pareil en Palestine. Mais souvent, ce sont les colons qui ne veulent pas vivre à égalité avec les ancien·nes colonisé·es.

Je suis allé à la rencontre d’association palestinienne queer. La lutte pour la libération nationale est une priorité, mais une énergie est mise contre l’homophobie, que ce soit dans la société palestinienne comme dans le camp colonial.
Mais elles sont très vigilantes à ce que leurs luttes ne servent pas à cibler encore plus les palestinien·nes. En Algérie, c’était déjà ça.

Israël instrumentalise tout ce qu’il peut. Il se sert de la dénonciation du patriarcat pour diviser la société palestinienne. Mais les féministes et queer palestinien·nes ne tombent pas dans le panneau.


Les photos sont issues du portofolio de Nadja Makhlouf

Le travail de Nadja Makhlouf interroge les différents aspects de la mémoire, de l’histoire et de la condition des femmes en Algérie. « Moudjahidate » est le deuxième volet d’une trilogie « Algérie, algériennes », un projet sur la condition des femmes en Algérie, composé d’une exposition photographique et d’un film documentaire.

nadjjamakhlouf.wixsite.com/photographe/presentation


Texte écrit et mis en page par
douceuradicale@riseup.net

Notes

[1Moudjahidate : pendant la guerre d’Algérie, les Moudjahid sont les combattants pour la libération de l’Algérie. Moudjahida signifiant la combattante, « Moudjahidate » parle ici des combattantes du FLN-ALN.

[2Résistant pendant la seconde guerre mondiale puis cinéaste anticolonial, René Vautier rejoignit clandestinement l’Algérie afin de lutter pour son indépendance en filmant les maquisards du FLN.

[3À Paris en pleine guerre d’Algérie, lors d’une manifestation pacifiste qui défiait le couvre feu, plus d’une centaine d’Algérien·nes ont été tué·es par la police française. Ceux-ci ont été notamment en jeté·es parfois encore vivant·es dans la Seine, et des milliers se sont fait arrêter très violemment.

[4Ras l’Front : Réseau associatif antifasciste créé dans les années 90.

[5La Bleuite : Pratique de l’armée française pour faire croire à des traîtres parmi les membres du FLN-ALN. Ils laissaient par exemple des lettres pro-françaises sur des cadavres d’algérien·nes. Ça a été terrible, car il y a eu de grosses purges dans les rangs du FLN.

[6Adopté en 1881 pour l’Algérie, puis étendu à toutes les colonies françaises, ce code est un ensemble de mesures répressives basé sur l’institutionnalisation du racisme, de l’inégalité et de l’injustice coloniale.

[7Citation issue du poème de Louis Aragon en mémoire des résistants du FTP-MOI du groupe Manouchian

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