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Histoire de Gaza : de la Nakba au génocide (texte de la conférence)

Rennes
Antiracismes - colonialismes Cultures - Contre-cultures Mouvements sociaux Politiques sécuritaires - Surveillance Répression - Justice - Prison Solidarités internationales

Le texte ci-dessous est la retranscription de la conférence qui s’est tenue le mardi 9 avril à l’université Rennes 2. Vivian Petit était l’invité du comité de soutien au peuple palestinien de Rennes 2, créé par des étudiants et des étudiantes en octobre dernier. Cette prise de parole revient sur l’histoire de la bande de Gaza, de ses forces politiques, en insistant sur l’influence mutuelle entre Gaza et le reste du Moyen-Orient.

INTRODUCTION : LA PALESTINE À L’UNIVERSITÉ RENNES II.

Je remercie le comité de soutien au peuple palestinien de Rennes 2 de m’avoir invité à parler de Gaza, en prenant prétexte de la réédition de mon livre, publié en 2017. Dans cet ouvrage, en plus de témoigner d’un séjour à Gaza effectué quelques années plus tôt, je tentais d’analyser la mécanique du blocus imposé depuis 2006. Je racontais aussi comment, selon moi, les massacres à Gaza ne s’opposent pas à des périodes de trêve, mais ne sont que le prolongement de l’étouffement continu d’un territoire.

Pour l’anecdote, Rennes 2 est l’université où j’ai suivi un master de littérature, il y a dix ans. À l’époque, nous avions tenté à quelques-uns de mettre en place un collectif pour la Palestine. On s’en était tenu à organiser quelques projections et à inviter Amir Hassan, poète palestinien d’expression française, qui est originaire de Gaza. Il avait été difficile d’inscrire cet engagement dans la durée, à une époque où la Palestine n’était pas sur le devant de la scène. J’espère que votre collectif perdurera, y compris si Gaza et la Palestine devaient sortir des radars médiatiques.

J’ai lu la motion votée grâce à votre activisme par le Conseil d’Administration de Rennes 2, qui se prononce notamment contre la destruction totale du système éducatif et universitaire gazaouis. Évidemment, et je ne vous l’apprends pas, cette motion n’est pas suffisante, et son texte est loin d’être complet. L’occupation et la colonisation n’y sont même pas mentionnées. Ce texte voté par le CA d’une université est cependant un point d’appui, car il existe la nécessité de lutter pied à pied, de faire reconnaître la légitimité du soutien à la Palestine face aux menaces de censure, au chantage à l’antisémitisme et aux accusations d’« apologie du terrorisme ». Je fais évidemment part de mon soutien aux étudiants de Sciences Po et à ceux du Mirail injustement taxés d’antisémitisme et à ceux de l’EHESS accusés d’« apologie du terrorisme » pour leur soutien au peuple palestinien.

Votre campagne pour la rupture du contrat entre l’université Rennes 2 et l’entreprise HP est utile. HP gère le système informatique de votre université mais aussi celui de l’Autorité israélienne de la population et de l’immigration. Cette autorité répertorie à la fois les citoyens israéliens qui vivent dans les territoires occupés de Cisjordanie, pour intégrer ces colonies à l’appareil d’état israélien et leur fournir les services nécessaires, et procède au fichage des Palestiniens, que ce soit ceux de Cisjordanie, de Jérusalem ou d’Israël qui sont considérés comme des citoyens de seconde zone.

HP profite aussi de contrats pour la gestion de l’infrastructure informatique du système carcéral israélien, au sein duquel 10 000 prisonniers politiques palestiniens sont aujourd’hui incarcérés, dont plus de 2 000 sous le régime de la détention administrative, sans possibilité de se défendre ou même de savoir de quoi ils seraient accusés.

La campagne de Boycott, Désinvestissement et Sanctions à l’égard d’Israël me semble importante. Elle a été lancée il y a vingt ans par 174 organisations palestiniennes. Elle vise à obtenir la fin de l’occupation, la justice, l’égalité entre Israéliens et Palestiniens, ainsi que le droit au retour des réfugiés et de leurs descendants. Cette campagne permet de passer d’un discours abstrait sur la paix ou sur la mise en place d’institutions palestiniennes, à un discours de lutte, de rapport de force, contre une occupation et ses soutiens.

Les soutiens en question sont notamment les gouvernements occidentaux, qui défendent leur allié israélien dans une région où différentes puissances se battent pour l’accès aux matières premières, comme elles défendent les intérêts des entreprises de leur pays. Contrairement à ce que disent les antisémites, il n’y a pas de complot juif ou de lobbies tapis dans l’ombre mais un ensemble de logiques économiques et gouvernementales qui opèrent en toute lumière.

Pour ce qui est des seuls intérêts français, je peux rappeler que le tramway reliant Jérusalem ouest aux colonies installées dans les territoires occupés a été construit par Veolia, qu’Orange a pendant longtemps géré le système téléphonique de l’armée israélienne et des colons en Cisjordanie, ou que Carrefour s’est implanté récemment dans les territoires occupés, et s’est même vanté le 10 octobre dernier de ravitailler gratuitement l’armée israélienne. Par ailleurs, l’assurance Axa, comme plusieurs banques françaises, a investi dans les colonies de Cisjordanie, où la colonisation s’intensifie et les arrestations se succèdent. Depuis six mois, Israël prend prétexte de l‘attaque du 7 octobre pour tenter d’annihiler toute forme de résistance et agrandir son territoire.

C’est cependant essentiellement de Gaza que je vais parler ce soir. Gaza est un endroit spécifique, d’abord parce que c’est l’endroit d’un massacre en cours. Il est difficile de faire le décompte des morts, des corps sont encore dans les décombres, et les cas des personnes qui meurent de la malnutrition, des épidémies ou du manque de soins ne sont pas toujours décomptées. Je peux simplement citer l’estimation de l’ONG Euro-Med Human Rights Monitor, qui estime le nombre de morts à Gaza à plus de 42 000, et vous dire que la part estimée des mineurs parmi ces décès oscille entre 30 et 40%. On considère aujourd’hui qu’il y a plus de personnes de moins de 18 ans tuées depuis six mois à Gaza que depuis quatre ans dans tous les autres conflits du monde.

Gaza est aussi spécifique car il s’agit du seul endroit de Palestine où le Hamas, la principale force armée palestinienne, est ou était au pouvoir, et dont est partie, le 7 octobre dernier, la principale attaque subie par Israël sur son territoire. Tout au long de mon développement, je chercherai à inscrire Gaza dans un contexte régional. Les discours géopolitiques sont parfois fatigants et surplombants, mais on ne peut pas aujourd’hui comprendre la situation au Moyen-Orient sans connaître l’histoire de Gaza, comme on ne peut pas non plus connaître l’histoire de Gaza et de ses forces politiques sans la mettre dans le contexte des luttes politiques au Moyen-Orient.

LA VILE DE GAZA AVANT LA BANDE DE GAZA.

La bande de Gaza a été créée en 1948, mais Gaza est une ville ancienne. Il s’agirait du premier endroit peuplé par l’homo sapiens sorti d’Afrique. À l‘Antiquité, Gaza a fait partie du domaine égyptien de Canaan, a été conquise par les Assyriens, les Babyloniens, et a été l’une des villes importantes de l’Empire romain. Il s’agissait du principal port de la région, qui assurait le lien avec l’Europe, ce qui explique les guerres de conquête successives. Gaza a par la suite été renommée Constantia (la ville de Constantin) par les chrétiens, avant d’être conquise par les Perses, par les Arabes, occupée par les croisés, puis de faire partie de l’Empire ottoman.

Au vingtième siècle, alors que la Palestine est sous mandat britannique, avant la création d’Israël, au début de la colonisation sioniste, Gaza était déjà une place forte de la lutte palestinienne, et notamment pendant la grève générale de 1936. La Société des travailleurs arabes de Palestine, principale organisation syndicale, créée en 1925, y a joué un rôle clef. Cette grève générale s’est rapidement transformée en soulèvement militaire et en 1938, les insurgés contrôlaient Jaffa, BeerSheva, Jéricho, Bethléem, Ramallah, Jérusalem et Gaza. La révolte fut réprimée en 1939, avec plusieurs milliers de victimes, des morts, des déportés, des exilés, et des villages détruits.

La répression fut opérée main dans la main avec le syndicat sioniste Histadrout, qui avait pour mot d’ordre « Terre juive, travail juif, produit juif », et se chargeait d’organiser l’embauche de travailleurs juifs pour briser les grèves des Palestiniens, afin que les secteurs clefs de l’économie coloniale (chemins de fer, ports, pétrole) ne soient pas perturbés. Ce syndicat est aujourd’hui le principal syndicat israélien, il regroupe des colons de Cisjordanie tout en refusant l’adhésion des Palestiniens des territoires occupés.

Comme vous le savez, avant la création d’Israël, l’immigration juive en Palestine a augmenté au fur et à mesure de la montée de l’antisémitisme en Europe, puis pendant le génocide et après. Il faut savoir que si le sionisme est un mouvement politique, nationaliste et colonial, et qu’il existe aussi une colonisation idéologique, on ne peut pas réduire l’immigration des réfugiés juifs en Palestine à cette seule motivation idéologique. À la fin de la guerre, la majorité des survivants du génocide ne souhaitaient pas revenir dans les pays qui les avaient persécutés, ce qui est pour le moins compréhensible, et demandaient l’asile dans les pays anglo-saxons, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Australie. Ces pays leur ont massivement refusé l’asile. Il semble même qu’une partie des personnes qui embarquaient sur les bateaux qui les menaient en Palestine n’avaient aucune idée de la destination.

C’est dans ce contexte qu’Israël a déclaré son indépendance et qu’a été adopté en 1947 un plan de partage donnant la majorité des terres, et notamment les plus fertiles de la Palestine historique aux juifs (56% des terres, alors que les juifs qui allaient devenir les Israéliens représentaient moins de 30% de la population dans toute la Palestine historique). Ce plan de partage a été voté à l’ONU. Les Palestiniens n’ont jamais été consultés. On peut dire que ce vote a eu lieu dans un cadre colonial, pour au moins deux raisons. D’une part car la Palestine était placée sous mandat britannique, et que la Grande-Bretagne a eu tendance à favoriser la colonisation et la politique du fait accompli menées par les sionistes. D’autre part, l’ONU de l’époque, ce sont essentiellement les différents impérialistes, notamment car la majorité des pays colonisés n’avaient pas obtenu leur indépendance. Les états membres de l’ONU sont aujourd’hui 193 (194 si on compte la Palestine, qui a le statut d’état observateur). Il y avait à l’époque 56 états membres. 33 ont voté pour le plan de partage, 13 ont voté contre, et 10 se sont abstenus.

Chaque puissance a évidemment voté en fonction de ses intérêts. La Grande-Bretagne fut le principal défenseur de la création d’Israël. Tout au long de la première partie du vingtième siècle, il y avait eu un rapport de force sur le terrain entre les sionistes et l’armée britannique pour accélérer la possibilité de l’immigration juive en Palestine et la conquête de terres, avec parfois des attaques de soldats britanniques, voire des attentats, le plus célèbre étant celui de l’hôtel du roi David à Jérusalem. Cependant, la Grande-Bretagne a rapidement accepté la colonisation sioniste de la Palestine. D’une part par antisémitisme ou par xénophobie, pour faire partir des juifs et ne pas accueillir ceux qui fuyaient l’antisémitisme des autres pays, et d’autre part pour des raisons économiques. L’intérêt économique est double : l’achat de terres passait par les banques anglaises, et évidemment, la création d’Israël permettait à la Grande-Bretagne de disposer d’un allié et d’une influence dans une région riche en pétrole.

Si la France a accepté le plan de partage, c’est, semble-t-il, essentiellement pour infliger une défaite au monde arabe. Dans son journal, Vincent Auriol, président de l’époque, raconte avoir hésité, et il affirme que c’est une visite de Léon Blum qui l’a finalement convaincu. L’argument qui semble avoir fait mouche est celui selon lequel une victoire des Palestiniens risquait de constituer un encouragement au FLN dans sa lutte contre la France en Algérie.

Les Etats-Unis aussi ont voté pour, en espérant qu’Israël serait leur allié. Ils n’étaient cependant pas le principal défenseur d’Israël durant les premières années de son existence, et n’étaient pas certains que cet état ait beaucoup d’avenir. Une défaite d’Israël ne leur semblait pas exclue et les Etats-Unis s’appuyaient à l’époque essentiellement sur les monarchies arabes. En 1945, Roosevelt, président des Etats-Unis, avait signé le pacte de Quicy avec le roi saoudien, échangeant une protection et une aide militaires contre l‘accès au pétrole.

Comme les Etats-Unis étaient alliés des monarchies arabes opposées à la création d’Israël, l’URSS a voté pour ce plan de partage. Ce vote était aussi lié au fait que les mouvements sionistes se revendiquaient socialistes, voire étaient clairement staliniens pour certains, comme l’Hashomer Hatzaïr qui avait exprimé son soutien aux procès de Moscou. Staline espérait donc pouvoir intégrer Israël dans le bloc de l’est. Défendre le sionisme et vouloir faire d’Israël un allié de l’URSS était par ailleurs lié à la volonté d’éviter qu’émergent des mouvements juifs révolutionnaires en Union soviétique. Via la Tchécoslovaquie, l’URSS va donc à ce moment armer les milices sionistes qui se fédèrent dans la Haganah, la première armée d’Israël, et qui l’emporteront contre les armées arabes.

Cette guerre aboutit donc, en 1948, à la Nakba, la catastrophe en arabe. 700 000 Palestiniens quittent la Palestine, et 200 000 d’entre eux sont concentrés à Gaza, dans une bande de terre de 360 km², près de la mer, du désert du Néguev en Israël et de celui du Sinaï en Égypte. C’est la création de la bande de Gaza. C’est aussi à ce moment qu’est créée l’UNRWA, l’agence des Nations Unies qui répond aux besoins des réfugiés palestiniens, et dont l’existence devait initialement être provisoire. L’Égypte obtient alors d’administrer Gaza, ce qu’elle fait à partir de 1948 jusqu’en 1967. La bande de Gaza est sous mandat égyptien, et c’est dans ce contexte qu’émergera le militantisme palestinien.

GAZA SOUS DOMINATION ÉGYPTIENNE. PREMIERS DÉVELOPPEMENTS DU NATIONALISME PALESTINIEN.

En 1952, Nasser prend le pouvoir en Égypte. Il s’agit d’un leader nationaliste arabe, qui défend l’idée d’unir les arabes, de les émanciper des autres puissances, de nationaliser les ressources, évidemment pas pour abolir l’exploitation et mettre les richesses en commun, mais plutôt pour défendre une forme de capitalisme d’Etat. Petit à petit, notamment sous l’influence de Nasser, les concessions sur le pétrole qui unissent les pays arabes et les états occidentaux vont être remises en cause.

C’est pour cela qu’Israël, encouragé par la France et la Grande-Bretagne, bombarde Gaza en 1953 et 1956. Ces attaques ne sont pas considérées comme des attaques contre le mouvement national palestinien, qui en est à ses balbutiements, mais comme des attaques contre l’Égypte. En 1956, l’attaque israélienne contre Gaza a lieu dans le contexte de la guerre de Suez, en réponse à la nationalisation du canal de Suez par Nasser. Elle est notamment effectuée avec les encouragements de la France, qui facilitera l’accès d’Israël à l’arme nucléaire. Lors de cette occupation de Gaza par Israël, l’armée tue 275 civils, la moitié regroupés et exécutés froidement. Pendant longtemps, ce massacre a uniquement fait l’objet d’une brève note dans un rapport de l’ONU. Joe Sacco l’a fait connaître il y a quinze ans dans une BD qui s’appelle Gaza 1956, que je vous recommande.

L’émergence du militantisme palestinien s’effectue dans un lien ambivalent avec l’Égypte. L’Égypte est alors l’administrateur de Gaza, celui qui refuse une indépendance aux Palestiniens tout en étant, de fait, en guerre contre Israël. Les premières organisations palestiniennes à Gaza sont des relais du pouvoir égyptien. En 1957, l’Égypte érige une résidence du gouverneur, qui héberge le premier Conseil législatif palestinien, sans réel pouvoir autre que de gérer les affaires courantes. Sur ses 40 membres, 10 sont des élus palestiniens, 10 des Palestiniens directement nommés par l’Égypte, et 20 des hauts fonctionnaires égyptiens.

C’est cependant dans ces murs, entre autres, qu’émergera l’idée de créer des organisations pour libérer la Palestine. Le Fatah est créé en 1959 par Yasser Arafat, qui a été expulsé d’Égypte et vit désormais au Koweït. L’idée de libérer la Palestine et de développer un nationalisme palestinien, dans le contexte du panarabisme, est à l’époque surprenante, incongrue, ou du moins originale. L’Organisation de Libération de la Palestine est créée en 1964. Là encore il s’agit d’un processus ambivalent, puisqu’au début l‘OLP n’est pas le regroupement des organisations de lutte palestiniennes qu’on connaît aujourd’hui, mais une création de la ligue des états arabes, sous l’impulsion de l’Égypte, pour contrôler le militantisme palestinien. Ça n’empêche pas que l’année suivante, à Gaza, ait lieu la première opération de guérilla menée contre Israël, par Al-Asifa (la tempête, en arabe), la branche armée du Fatah.

Le tournant pour le militantisme palestinien va être la défaite des états arabes en 1967 face à Israël, dans ce qu’on appelle la guerre des six jours. Israël agrandit son territoire, occupe le plateau du Golan en Syrie (qui est encore occupé aujourd’hui), le Sinaï en Égypte (qui sera rétrocédé une dizaine d’années plus tard), et aussi comme vous le savez, en Palestine, Jérusalem, la Cisjordanie, et donc Gaza, qui restent occupés aujourd’hui.

GAZA 1967. OCCUPATION ET COLONISATION.

A Gaza, Israël établit des colonies de peuplement sur les terres les plus fertiles, et encourage une partie de sa population à y vivre, pour légitimer la présence militaire. Les colons israéliens ne seront jamais plus de 2% de la population mais ils occuperont 40% de la bande de Gaza. La situation est cruellement ironique, puisque l’Égypte avait interdit d’agrandir les camps de réfugiés palestiniens après 1948, en arguant que la situation des réfugiés devait rester provisoire, et qu’il ne fallait pas oublier le droit au retour. Cette interdiction de construire a donc laissé des terres libres, et c’est en partie sur ces terres qu’ont été construites les colonies israéliennes après 1967.

Évidemment, cette situation exercera une influence sur le militantisme palestinien. Après 67, de nombreuses grèves et manifestations ont lieu à la fois en Cisjordanie et à Gaza contre l’occupation et la colonisation. Après la défaite des états arabes face à Israël, la gauche arabe, et notamment palestinienne, prend petit à petit son indépendance vis-à-vis du nationalisme arabe et se radicalise. Le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), qui est la principale organisation de la gauche palestinienne, est créé en 1967. C’est une organisation issue du Mouvement nationaliste arabe, qui entretient encore aujourd’hui un rapport ambivalent aux autres régimes du monde arabe et plus largement du Moyen-Orient. Il obtient des financements (par exemple de la part de Kadhafi durant une époque, et aujourd’hui venant de l’Iran) pour mener la lutte, et en même temps il critique les dictatures et le capitalisme et tente d’articuler, via un réseau d’associations et de syndicats, libération de la Palestine, lutte des classes et lutte pour les droits des femmes.

Puisque le militantisme palestinien s’indépendantise, l’OLP adopte une nouvelle charte en juillet 68. L’OLP passe d’une organisation créée en tant que relai du pouvoir égyptien à une coalition qui intègre les différentes organisations armées palestiniennes. Dans cette lutte qui démarre à partir de 1967, Gaza occupe une place spécifique, puisqu’aux manifestations et aux grèves s’ajoute une guérilla organisée localement par plusieurs groupes membres de l’OLP. Elle dure trois ans et sera férocement réprimée par Israël à partir de 1970.

Les Palestiniens, tant en Palestine que dans le monde arabe, en même temps que les mouvements révolutionnaires dans le monde, vont essuyer des défaites, ce qui va favoriser le fait que cette lutte soit de moins liée à l’idée d’une révolution mondiale. En septembre 70, les Palestiniens sont écrasés en Jordanie par le roi Hussein, c’est ce qu’on appelle septembre noir. La Jordanie était depuis les années 60 la base arrière des feddayin palestiniens (les Forces populaires de libération de la Palestine), qui contrôlaient à l’époque une large part du pays, et dont le pouvoir menaçait sérieusement le régime monarchique. Le pays était quasiment administré par le mouvement révolutionnaire palestinien. Par ailleurs, l’union des étudiants palestiniens appelait des militants du monde entier à venir, certains s’y formaient militairement. À la suite de l’écrasement des feddayin, beaucoup d’entre eux se réfugient au Liban. Cette défaite entraîne évidemment des répercussions sur le mouvement palestinien, et même sur les mouvements révolutionnaires dans le monde. Il s’agit d’une défaite importante, à un moment où une part importante de la gauche croit en une révolution mondiale.

D’ailleurs, Jean-Luc Godard devait réaliser un film de propagande pour l’OLP, qui devait s’intituler Jusqu’à la victoire. Il réalisera finalement Ici et ailleurs, un film traitant de la question palestinienne, dans lequel il prend ses distances avec le cinéma militant, et qui consternera les représentants de l’OLP en France. Cette période est aussi racontée par Jean Genet dans Un captif amoureux, qui ne sortira qu’en 1986, après sa mort. Ce sont deux œuvres importantes pour moi, que je vous conseille évidemment.

1970 est aussi l’année de la mort de Nasser. Anouar el-Sadate, qui lui succède, s’entendra un temps avec les Frères musulmans contre la gauche. Comme on peut s’en rendre compte aujourd’hui, l’essor de l’islamisme a exercé une influence sur le militantisme en Palestine. J’y reviendrai.

Après cette répression des mouvements armés palestiniens, tant à Gaza qu’en Jordanie, se développe une résistance civile. Le Front national palestinien est créé cette même année 1970, notamment à Gaza. Il s’agit d’une coalition, animée par des militants locaux, qui regroupe des syndicats, des associations étudiantes, des mouvements de femmes. Le Parti communiste palestinien (PCP) en fait aussi partie. Le PCP deviendra par la suite le Parti du peuple palestinien, qui prône une résistance civile et non armée.

Gaza est une place importante, tant économiquement qu’en termes de militantisme. En 1972, dans le cadre de la répression de la population palestinienne, Israël dépose le maire de Gaza, et administre directement la ville pendant trois ans. Gaza est un centre portuaire, politique et économique important, à l’époque un endroit qu’Israël souhaite annexer. C’est pour cela qu’Israël gère directement la ville. Et en même temps Gaza est vue comme une place résistante, surnommée « Gaza la rouge ». En 1973, lors de guerre d’Israël contre l’Égypte et la Syrie, qu’on appelle la guerre du kippour, et qui sera remportée par Israël, Yitzhak Rabin, qui est un ancien militaire et à ce moment-là ambassadeur d’Israël aux Etats-Unis, insiste auprès de la première ministre Golda Meir pour que Gaza soit bombardée. Il se dit aussi que quand il voulait envoyer chier ses collaborateurs, Rabin leur disait « Va à Gaza ».

IRAN, FRÈRES MUSULMANS, INTIFADA, HAMAS.

Par ailleurs, puisqu’on parle beaucoup en ce moment du rôle des autres pays du Moyen-Orient dans cette guerre, soit des négociations qui se tiennent au Caire, soit du risque que la guerre en cours à Gaza embrase le monde entier, je suis obligé de mentionner deux événements importants de la fin des années 70. En 1978, sont signés les accords de Camp David, aux Etats-Unis. C’est la paix entre Israël et l’Égypte. Le Sinaï, frontalier de Gaza, occupé depuis la guerre de 1967, est rendu par Israël. Cette même année a lieu la révolution iranienne contre le Shah d’Iran, le roi d’Iran, Reza Pahlavi. Il s’agissait d’un dictateur, ultracapitaliste et allié des Etats-Unis. Il y a d’abord une révolution, un soulèvement de masse, des manifestations, des émeutes et des grèves très massivement suivies. Des conseils ouvriers prennent le contrôle de nombreuses usines. Puis, une contre-révolution succèdera à la révolution. Il semblerait que les puissances occidentales se soient dans un premier temps satisfaites de la chute du Shah d’Iran, qui souhaitait un peu trop prendre son indépendance à leur goût. Il est aussi évident que ces mêmes puissances souhaitaient éviter que la révolution en Iran ne devienne une révolution communiste. En 1979, c’est la contre-révolution islamiste en Iran, et Khomeini proclame la République islamique, les organisations et les différents militants qui ont participé à la révolution sont réprimés, massacrés. Mansoor Hekmat, fondateur du Parti communiste d’Iran puis du Parti communiste ouvrier d’Iran, qui finira sa vie en exil en Angleterre, insistera jusqu’à sa mort sur le fait que la prise de pouvoir de Khomeini s’explique moins par la superstition du peuple iranien que, du moins au début, par le soutien des diplomates ou des attachés militaires occidentaux. Il écrira notamment : « M.Khomeini n’est pas venu de Najaf ou de Qom à la tête de mollahs montés sur des ânes mais de Paris et en avion. »

L’une des particularités de l’Iran est qu’il s’agit d’un pays majoritairement chiite, la branche minoritaire de l’islam, alors que la majorité des musulmans sont sunnites. En finançant divers mouvements chiites dans le monde, la république islamique favorise aussi l’instrumentalisation des rivalités confessionnelles, des monarchies sunnites soutenant des mouvements sunnites comme les Frères musulmans.

A Gaza, le développement de l’islam politique et notamment des Frères musulmans peut être daté des années 70. On constate qu’Israël, qui réprime durement les forces nationalistes palestiniennes, permet aux réunions des Frères musulmans de se tenir. Les banques saoudiennes, dont le régime est allié des États-Unis, laissent aussi passer l’argent à destination des Frères musulmans de Gaza. Il y a plusieurs explications à cela. D’abord, à l’époque, les Frères musulmans ne participent pas à la lutte contre Israël. Leur chef, Ahmed Yassine, insiste sur le fait que la priorité est de renouer avec la piété, et que c’est parce qu’ils ne sont pas suffisamment religieux que les Palestiniens n’ont pas été soutenus par Dieu. Au Vietnam, des leaders bouddhistes tenaient quasiment le même discours dans le contexte de l’occupation française, et évidemment la France n’y trouvait rien à redire. Ensuite, les Frères musulmans attaquent fréquemment des militants de gauche palestiniens. De nombreux affrontements avec les membres du FPLP et du FDLP (une scission de gauche du FPLP) ont lieu dans les universités à Gaza. Enfin, en tant que puissance occupante, Israël se satisfait à l’époque des opérations caritatives effectuées par les Frères musulmans qui permettent la subsistance de la population.

Cependant, à Gaza, au sein des Frères musulmans, tous ne sont pas d’accord avec cette politique consistant à se borner à construire sa propre force plutôt que d’affronter Israël. Des jeunes membres gazaouis des Frères musulmans, qui ont étudié en Égypte, tentent de convaincre l’organisation de suivre l’exemple du pouvoir iranien et de s’engager dans une voie révolutionnaire, sans succès dans un premier temps.

Mais en 1981, après que certains palestiniens ont été expulsés d’Égypte à la suite de l’assassinat d’Anouar El Sadate par des islamistes, une scission s’opère au sein des Frères musulmans de Gaza, et ceux qui quittent l’organisation fondent le Mouvement du Jihad islamique palestinien. Le Jihad islamique est un mouvement particulier, à la fois islamiste et nationaliste, qui reproche aux Frères musulmans de ne pas être en lutte contre Israël, qui se distancie en partie d’une vision trop rigoriste de l’islam, sans se reconnaître dans l’approche non religieuse qui est portée par l’OLP.

Le Jihad islamique est historiquement le premier mouvement non chiite à soutenir le régime iranien, qui est son principal financeur. Ce mouvement est donc aussi proche du Hezbollah. Il n’a pas de programme de gouvernement et ne prône pas grand-chose d’autre que la lutte contre Israël pour libérer la Palestine. Parfois, le Jihad islamique semble être une synthèse étrange entre l’islamisme, le nationalisme et la gauche. Plusieurs des leaders du Jihad islamique citent à la fois des références de l’islamisme radical sunnite, comme Sayid Qotb, des penseurs chiites comme Ali Shariati, et des références de gauche comme Mao, Che Guevara ou Frantz Fanon. Cela est favorisé par le fait qu’une partie de l’aile gauche du Fatah, celle d’inspiration maoïste, a rejoint le Jihad islamique dans les années 80. Le Jihad islamique a aussi entretenu des liens avec les Français de la Gauche prolétarienne à la même époque. Les premières opérations militaires contre des soldats ou des colons israéliens qui sont menées par le Jihad islamique ont lieu en 1984, à Gaza.

La position des Frères musulmans changera en 1987 et 1988 dans le contexte du début de la première intifada, ce qui signifie « soulèvement » en arabe. La révolte commence le 8 décembre 1987 dans la bande de Gaza quand un camion israélien rentre dans une voiture de Palestiniens et tue les quatre passagers. Une rumeur selon laquelle il ne s’agirait pas d’un accident mais d’une attaque volontaire, menée par le parent d’un colon israélien poignardé deux jours plus tôt par un Palestinien se répand. La rumeur s’avèrera fausse, mais elle cristallise évidemment beaucoup de choses, l’humiliation de l’occupation évidemment, et aussi le fait que les conditions des Gazaouis qui vont travailler en Israël commencent à se dégrader.

Le lendemain de l’accident, lors des obsèques, la population affronte les soldats avec des cocktails molotov et le jour suivant, les étudiants de l’université islamique de Gaza parcourent la ville pour appeler à la révolte. Alors que la direction de l’OLP est en exil à Tunis, après la défaite lors de la guerre du Liban, un Commandement National Unifié est créé à Gaza pour coordonner les actions de l’intifada. Lors des obsèques de jeunes qui ont été tués par l’armée israélienne dans des affrontements, les notables qui viennent y représenter les Frères musulmans sont souvent hués par la foule, qui leur reproche leur manque de soutien à la révolte en cours. C’est ce qui explique la fondation du Hamas, pour s’adapter à la situation nouvelle. Cependant, si la création du mouvement a lieu en décembre 1987, ce n’est que trois mois plus tard que les Frères musulmans reconnaissent officiellement le Hamas comme leur branche palestinienne. La direction des Frères musulmans s’est en effet divisée quant à l’opportunité d’être totalement assimilée à l’intifada, au vu du risque de répression. Aussi, il existe une différence, sinon une contradiction, entre la base de l‘intifada, majoritairement des jeunes et des pauvres, et les cadres du Hamas, cette petite bourgeoisie religieuse et réactionnaire, composée de médecins, de pharmaciens, de professeurs, d’ingénieurs…

L’intifada durera plusieurs années de manifestations, d’émeutes, et de journées de grève générale. La bande de Gaza connaît alors ses premiers bouclages, les interdictions faites aux travailleurs de sortir de Gaza. Dans les années 70, le travail des Gazaouis en Israël était perçu par Israël comme une manière de tenter de faire reculer la conscience nationale palestinienne, en tentant de lier leurs intérêts matériels à l’économie israélienne. Dès lors qu’éclot l’intifada, les Gazaouis ne sont plus perçus que comme une menace.

LA PALESTINE D’OSLO

C’est dans ce contexte qu’à la fin de l’année 1988, l’OLP, dont le Fatah est la principale force, déclare l’indépendance d’un état palestinien aux côtés d’Israël. Cette reconnaissance de fait d’Israël par l’OLP est effectuée par une direction en exil en Tunisie, affaiblie. Elle a aussi lieu dans un contexte où les états arabes s’intéressent de moins en moins à la cause palestinienne et où Israël se borne à réprimer la révolte. Les accords d’Oslo seront signés en 1993.

La signature de ces accords est encore aujourd’hui l’objet d’un story telling à propos de la paix conclue par Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, dans le cadre d’accords censés permettre l’avènement d’un état palestinien. D’après ce récit, l’indépendance palestinienne aurait été empêchée par les extrémistes des deux bords, d’une part des mobilisations d’extrême-droite en Israël (dont Netanyahu était l’un des leaders) qui déboucheront sur l’assassinat de Rabin, d’autre part des attentats menés par le Hamas et le Jihad islamique pour faire échouer ces accords, des attentats qui entraineront une répression féroce et empêcheront la paix.

Ces faits existent et cette présentation des faits est évidemment porteuse d’une part de vérité. Cependant, s’en tenir à ce récit nous ferait passer à côté de l’essentiel. Rappelons que l’OLP reconnaît l’état d’Israël, alors qu’Israël ne reconnait pas l’état palestinien, mais se borne à accepter la mise en place d’une autorité palestinienne dans certains territoires, dont les forces sécuritaires opèrent le plus souvent main dans la main avec l’armée d’occupation israélienne. Aussi, rappelons qu’entre la signature des accords d’Oslo et l’assassinat de Rabin, la colonisation continue. En 1967, le plan Allon, du nom d’un militaire israélien, prévoyait déjà la possibilité pour Israël d’annexer des territoires via les colonies, et de déléguer la gestion du reste de la Cisjordanie et de Gaza à la Jordanie. La gestion n’a finalement pas été déléguée à la Jordanie mais à une Autorité palestinienne, bien que le processus relève de la même logique. Avant sa mort, défendant les accords d’Oslo devant la Knesset, le parlement israélien, Rabin rassure d’ailleurs son auditoire en affirmant qu’il s’agit simplement de mettre en place une administration et que les Palestiniens appelleraient ça un état s’ils le souhaitent. Cette technique est très fréquente dans des contextes coloniaux. En Algérie la France déléguait aussi la gestion de certains services et l’administration de certains territoires à des autorités locales.

En 2000, lors du sommet de Camp David, Arafat refuse le projet d’un accord qui se veut définitif, dans un texte qui ne dit rien du statut de Jérusalem (et entérine de fait l’annexion par Israël), ni du sort des réfugiés palestiniens, ni des Palestiniens de citoyenneté israélienne, mais qui propose un état palestinien à Gaza et dans une Cisjordanie coupée en trois, où persisteraient des bases militaires et coloniales israéliennes. La seconde intifada qui suivra est différente de la première, puisqu’elle est majoritairement l’œuvre de bataillons militaires, avec de nombreux attentats suicides menés par des jeunes issus de Gaza, où les conditions matérielles d’existence ne cessent de se dégrader. Les financements de l’Autorité palestinienne, et notamment ceux alloués à ses forces de répression, augmentent à ce moment, alors même qu’il est évident qu’il n’y aura pas d’état palestinien. L’Autorité palestinienne est essentiellement constituée d’un ensemble de polices, qui arrêtent fréquemment des Palestiniens pour les remettre à Israël, bien plus que l’embryon d’un état indépendant.

En septembre 2005, a lieu le retrait des colons de Gaza, en raison des moyens militaires qu’Israël ne souhaite plus investir pour assurer leur sécurité, alors que l’état israélien n’y voit plus d’intérêt stratégique. Ce retrait est perçu comme une victoire par les Gazaouis, bien que les colons soient redispatchés en Cisjordanie, où la colonisation s’intensifie. Israël envisage de ne plus occuper le centre de la bande de Gaza, mais de simplement la contrôler de l’extérieur. Il ne s’agit évidemment pas de la fin de l’occupation de la bande de Gaza. Dans le plan de « désengagement », il est d’ailleurs écrit « qu’Israël continuera de garder et surveiller les terres situées à la frontière de la Bande de Gaza, continuera à maintenir son autorité exclusive sur l’espace aérien de Gaza et continuera d’exercer ses activités de sécurité maritime au niveau des côtes de la Bande de Gaza »

2006-2024. BLOCUS DE GAZA.

Quelques mois plus tard, en janvier 2006, alors que le Hamas revendique une victoire dans le démantèlement des colonies de Gaza, ont lieu les élections législatives de l’Autorité palestinienne à Gaza et en Cisjordanie. Elles sont remportées par le Hamas, dans un contexte de critique de l’Autorité palestinienne, dont les négociations n’ont abouti à rien, et aussi de scandales relatifs à la corruption de ses fonctionnaires et à la torture pratiquée par ses flics. La torture a notamment lieu dans la prison de Gaza, dont Israël a remis les clefs à l’Autorité palestinienne. Les fonctionnaires de l’Autorité palestinienne, souvent membres du Fatah, utilisent sur des membres du Hamas les techniques de torture qu’ils ont eux-mêmes subies dans ces mêmes lieux.

Le Hamas remporte les élections de 2006 d’une courte avance. Ce vote semble relativement peu religieux dans les motivations exprimées, et le Hamas compte d’ailleurs quelques chrétiens parmi ses candidats. Par ailleurs, puisque nous avons souvent en France une vision exotique des Gazaouis, je précise que le Hamas n’est pas plus plébiscité à Gaza qu’en Cisjordanie.

Une tentative de gouvernement d’union nationale a d’abord lieu, puis, quand ce gouvernement implose, l’Autorité palestinienne et le Fatah, soutenus par l’UE et les Etats-Unis, reprennent le pouvoir en Cisjordanie. Les ministres sont notamment des Palestiniens issus de l’OMC, du FMI ou de la Banque mondiale. En réponse, le Hamas prend le pouvoir à Gaza, qui est à ce moment au bord de la guerre civile. Des militants du Fatah sont arrêtés et torturés par le Hamas, pendant que ceux du Hamas sont arrêtés et torturés par l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. Les Palestiniens n’ont pas d’état mais ils ont depuis lors deux gouvernements différents. À partir de 2006, les fonctionnaires employés à Gaza par le Hamas n’ont pas le droit de travailler avec l’Autorité palestinienne. Quant à ceux de Gaza qui étaient employés auparavant par l’Autorité palestinienne, ils continuent d’être payés à condition de ne pas travailler avec le gouvernement du Hamas.

A partir de 2006, en réaction à la prise de pouvoir par le Hamas, Israël impose un blocus total à la bande de Gaza, à la fois terrestre et maritime. La nourriture entre avec parcimonie, une part de la population souffre de malnutrition et la moitié des Gazaouis dépendent de l’aide alimentaire. Evidemment, le chômage et la pauvreté augmentent du fait du blocus.

Aujourd’hui, l’argument des pro-israéliens consiste à affirmer que Gaza n’est plus occupé depuis 2005, et que les actions menées le 7 octobre 2023 relèveraient de la haine antisémite et non d’une réaction à une occupation militaire. Rappelons donc qu’Israël a gardé le contrôle des points d’entrée et de sortie de la bande de Gaza, survolé quotidiennement le territoire et très souvent attaqué les pêcheurs dans les eaux territoriales palestiniennes. Pour l’ONU, la bande de Gaza est évidemment resté un territoire occupé.

Avant même la guerre en cours, les pénuries de gaz et d’électricité étaient fréquentes. Les Gazaouis disposaient d’entre huit et douze heures d’électricité par jour, à des horaires différents selon les quartiers. Aussi, de nombreux problèmes médicaux résultaient du blocus. Gaza, où existaient cinq universités avant qu’elles soient toutes récemment détruites, ne manquait pas de savoir-faire, mais de médicaments, de matériel médical, d’électricité. Les décès de personnes sous assistance respiratoire ou de bébés en couveuse du fait de coupures d’électricité ont été documentés, comme la situation de chirurgiens terminant une opération à la lumière de leur téléphone portable.

Aujourd’hui à Gaza, comme vous le savez probablement, dans ce qu’il reste des centres de soin, on ampute quotidiennement à vif, et on garde pendant seulement quelques heures des gens qui ont passé des jours sous les décombres. Mais, avant même le 7 octobre, on manquait de médicaments et l’on mourait de maladies dont on peut guérir lorsqu’on est correctement soigné. Aussi, certaines pathologies étaient développées du fait du blocus, comme des cancers et des dysenteries liés au fait de boire de l’eau de mer. En effet, Israël pompe dans la nappe phréatique, s’approprie l’eau, et c’est donc de l’eau de mer qui coule dans les robinets de Gaza. Ceux qui en ont les moyens achètent de l’eau désalinisée, et les autres boivent de l’eau de mer. Evidemment, le blocus entraîne une souffrance psychique importante.

Comme ça a été dit en préambule, j’ai passé plusieurs mois à Gaza en 2013. C’était après la chute de Moubarak et l’élection de Mohamed Morsi en Égypte et, sous certaines conditions, il était possible de passer la frontière. Avant de m’y rendre, j’avais en tête les images de bombardements et de destructions. Je crois cependant que j’avais sous-estimé l’impact du siège sur les corps comme sur les esprits. Les personnes de mon âge que je rencontrais n’avaient jamais conduit une voiture pendant plus de trente minutes, jamais pu envisager d’aller plus loin, ce qui crée évidemment un rapport au temps et à l’espace très différent. Du fait de la surpopulation comme des pénuries, chaque geste de la vie quotidienne qui implique l’accès à une infrastructure ou un réseau d’approvisionnement est long, compliqué. En raison de la surpopulation, du sentiment d’enfermement, j’appréhendais parfois de sortir de chez moi. Comme on pouvait facilement déduire de mon facies que je ne suis pas Palestinien, j’étais à chaque fois assailli dans la rue par de jeunes hommes qui me demandaient en anglais de leur raconter à quoi ressemblait la vie « dehors », et de leur dire si on se souciait de la Palestine en France. Ils me posaient aussi des questions sur la vie en France, les marques de voiture, les bruits faits par les supporters lors d’un but dans un match de foot, comme s’ils devaient s’assurer de n’être pas trop différents du reste de l’humanité.

Parfois, Israël bombardait, comme un prolongement du blocus. Je n’y vois pas une opposition de nature entre des périodes de trêve et des périodes de guerre, mais des variations d’intensité. Les endroits assiégés, menacés, soumis aux pénuries, peuvent être détruits physiquement quand l’occupant le décide. Avant le massacre en cours, il y a eu quatre guerres principales à Gaza : en 2008-2009, l’opération Plomb durci, la plus connue, le premier massacre commis par Israël à Gaza après le blocus, en 2012, l’opération Pilier de défense, la première fois où l’on a constaté une augmentation de la puissance des brigades Al-Qassam, la branche armée du Hamas, en 2014, l’opération Bordure protectrice, la plus meurtrière, qui a fait près de 2000 morts, et enfin celle de 2021, dans un contexte particulier, celui d’une lutte à Jérusalem contre la colonisation, et d’émeutes dans les villes et les quartiers d’Israël où vivent les Palestiniens. À chaque fois, Israël a ciblé des infrastructures civiles, recyclant une technique déjà expérimentée au Liban en 2006 dans la guerre contre le Hezbollah.

Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, mais de Gaza, on peut dire que la résistance armée a pendant longtemps eu plutôt bonne presse, mais que la gestion civile par le Hamas de la situation était fréquemment critiquée. Evidemment, il serait absurde d’établir une équivalence entre le Hamas et Al-Qaida ou l’État islamique. J’y suis allé, j’y ai vécu plusieurs mois sans être menacé, et j’en suis revenu sans problème. Il y avait cinq universités à Gaza, dont la majorité des étudiants sont des étudiantes. Beaucoup de femmes travaillaient. Les églises sont restées ouvertes.

Pour autant, la gestion du Hamas comporte évidemment une dimension autoritaire et réactionnaire. La place des femmes est valorisée, à condition qu’elle soit subordonnée à celles des hommes, et que leur action soit liée à la famille et à la religion. À partir du moment où il prend le pouvoir, le Hamas valorise une non-mixité pour maintenir l’inégalité. Les écoles deviennent non-mixtes, et les éléments du programme diffèrent en partie (les filles apprennent la cuisine et la couture pendant quelques heures par semaine, par exemple). Les marathons de Gaza ne peuvent plus se tenir car les hommes et les femmes ont désormais interdiction de courir ensemble. Il existe aussi une séparation entre les réunions des femmes et celle des hommes au sein du Hamas, dans une optique légèrement différente des réunions en non-mixité qui ont lieu dans le monde militant de Rennes 2. Lorsque des réunions politiques du Hamas se tiennent entre hommes et d’autres entre femmes, je vous laisse deviner où se prennent les décisions stratégiques déterminantes.

Aussi, sous le gouvernement du Hamas, le port du voile est imposé à l’école et à l’université, des jeunes hommes sont arrêtés et menacés pour leur look trop occidental. Le département des beaux-arts de l’université a été fermé et il est difficile d’organiser un concert ou d’exercer une liberté artistique sans être menacé. Le cinéma a été détruit par un bombardement israélien, et le Hamas a reconstruit un cinéma où étaient projetés uniquement des films à la gloire de l’organisation. Il est arrivé que des femmes soient emprisonnées pour avoir eu un enfant sans être mariée, que des homosexuels ou des personnes qui avaient des relations hors mariage soient dénoncés à leur famille, avec évidemment des réactions très variables selon les familles, qui peuvent aller du respect à l’assassinat. Des militants trop critiques du Hamas ont parfois été menacés, torturés, et ont dû fuir Gaza.

Tous ces cas existent, et en même temps, la totalité de la vie n’était évidemment pas totalement contrôlée à Gaza. Une vie intellectuelle dans les universités a perduré, et il a existé beaucoup de choses sur lesquelles le Hamas fermait les yeux. On ne m’a jamais gêné dans les cours que j’ai donnés à l’université, et je n’ai connu aucune répercussion négative après mes cours portant sur le rapport érotique de Jean Genet à la Palestine, ou sur la figure du diable dans Les fleurs du mal. Une vie associative perdurait, les renseignements étaient très présents, parfois pressants, sans qu’il n’y ait d’interdiction totale.

En tant que parti gouvernemental, le Hamas a parfois été en conflit avec les autres forces politiques de Gaza. Après 2006, le Fatah est dans un premier temps chassé de la vie publique à Gaza, et un certain nombre de ses membres sont arrêtés. Cependant, après quelques mois, le mouvement va de nouveau pouvoir se montrer, progressivement. Le Hamas exerce aussi des pressions sur les autres organisations, sans qu’elles soient interdites. Les forces de gauche organisent fréquemment leurs meetings à Gaza, bien que ça soit parfois source de tensions. Souvent c’est le Jihad islamique qui sert d’intermédiaire lors de conflits naissants entre le Hamas et d’autres mouvements. Parfois aussi, notamment entre le Hamas et le Jihad islamique, des accords sont conclus pour autoriser des mouvements à lancer des roquettes contre Israël, tout en leur demandant de ne pas mener d’actions politiques dans les rues de Gaza afin de ne pas devenir des concurrents du Hamas.

Puisque ces accords entre le Hamas et d’autres forces politiques séparent la politique civile et l’action militaire des organisations, on peut aussi dresser un parallèle avec le regard porté sur le Hamas par les Gazaouis. Jusqu’à récemment, la majorité des habitants de Gaza qui s’opposaient au Hamas leur reprochaient leur politique interne, et non pas de lancer des roquettes ou d’appeler à attaquer les Israéliens. Aujourd’hui, il est difficile de savoir ce que seront les répercussions pour le Hamas en termes de popularité à Gaza après les retombées de l’attaque du 7 octobre, et ce qu’en pensent les Gazaouis qui vivent aujourd’hui au milieu des ruines.

En janvier 2011, dans le sillage du printemps arabe, un mouvement de jeunes émergeait à Gaza, qui dénonçait à la fois toutes les forces politiques palestiniennes, Israël, ses alliés, et l’impuissance de l’ONU. Je vais vous lire un extrait de leur manifeste : « Merde au Hamas. Merde à Israël. Merde au Fatah. Merde à l’ONU et à l’UNRWA. Merde à l’Amérique ! Nous, les jeunes de Gaza, on en a marre d’Israël, du Hamas, de l’occupation, des violations permanentes des droits de l’homme et de l’indifférence de la communauté internationale. (…) On en marre d’être présentés comme des terroristes en puissance, des fanatiques aux poches bourrées d’explosifs et aux yeux chargés de haine ; marre de l’indifférence du reste du monde, des soi-disant experts qui sont toujours là pour faire des déclarations et pondre des projets de résolution mais se débinent dès qu’il s’agit d’appliquer ce qu’ils ont décidé ; marre de cette vie de merde où nous sommes emprisonnés par Israël, brutalisés par le Hamas et complètement ignorés par la communauté internationale. (…) Nous avons trois exigences : nous voulons être libres, nous voulons être en mesure de vivre normalement et nous voulons la paix. Est-ce que c’est trop demander ? »

En 2011, plusieurs de ces jeunes seront arrêtés, détenus pendant plusieurs jours et torturés à l’électricité. Ils seront désignés par le Hamas comme des gens manipulés par l’Autorité palestinienne. En les torturant, le Hamas leur fera avouer n’importe quoi, notamment qu’ils auraient été payés par l’Autorité palestinienne, par le Fatah et l’Égypte. Ironie du sort, en Cisjordanie, les personnes qui organiseront des manifestations analogues seront désignées comme liées au Hamas. C’est cette même génération, et en partie les mêmes personnes, qui organisent en 2015 les premières marches du retour, consistant à manifester au nord et à l’est de Gaza, au plus proche de la frontière avec Israël pour protester contre le blocus et le non-respect par Israël du droit au retour des réfugiés palestiniens et de leurs descendants sur leurs terres. Compte-tenu du risque encouru, comme du fait qu’initialement ces marches ne viennent pas du Hamas, le mouvement tentera d’abord de dissuader les participants, en plaçant sa police le long de la frontière. Puis, ces marches perdurant, et en l’absence d’autres perspectives, le Hamas reprendra ce mouvement à son compte, en 2018-2019. Les snipers israéliens tueront 235 manifestants et feront 18 000 blessés. Beaucoup sont grièvement atteints par des tirs dans les jambes et doivent être amputés. Ces manifestations, et notamment le jet de cerfs-volants enflammés de l’autre côté de la frontière, permettront au Hamas d’obtenir un allègement du blocus, l’ouverture relative des points de passage et le passage de fonds du Qatar.

A partir de 2019, le blocus est allégé sans être totalement levé. Le gouvernement de Gaza connaît cependant des difficultés financières, parce que la frontière avec l’Égypte reste fermée (elle n’a été que brièvement ouverte en 2012-2013), que les tunnels ont été inondés par le maréchal Al-Sissi, le dictateur égyptien arrivé au pouvoir via un coup d’état à l’été 2013, et que les montants venant de l’Iran ont baissé. La cause du tarissement de la source iranienne est double. Premièrement, lors de ce qu’il a été convenu d’appeler les printemps arabes, le Hamas a soutenu les soulèvements là où les Frères musulmans y participaient. En Syrie, de nombreux Palestiniens ont participé à l’insurrection contre Bachar Al-Assad, et ont été massacrés, notamment dans le camp de Yarmouk. Des combattants du Hamas ont participé à l’Armée syrienne libre. En représailles, le régime iranien, qui a participé à l’écrasement de l’insurrection aux côtés du Hezbollah et de la Russie, a baissé le montant de son soutien au Hamas, et augmenté ses subventions à d’autres mouvements palestiniens, comme le FPLP et le Jihad islamique, lequel relayait parfois la propagande du régime d’Assad, réduisant la révolte du peuple syrien à une manipulation occidentale. La deuxième raison est évidemment liée aux difficultés financières connues par le régime iranien du fait des sanctions internationales. Pour ce qui est du financement des infrastructures de Gaza et des services publics, elles ont surtout été financées ces dernières années par le Qatar, avec l’accord d’Israël, qui souhaitait faire perdurer le statu quo.

Dans le contexte d’un blocus de Gaza qui dure depuis 2006, bien qu’il ait été parfois allégé, d’une augmentation des prix, des taxes, et d’un certain autoritarisme du Hamas, des manifestations contre sa politique ont eu lieu à Gaza en mars 2019 et juillet 2023. Elles ont à chaque fois été réprimées et dispersées à coup de matraque et de tirs en l’air. Pourtant, de l’extérieur de Gaza, les observateurs avaient l’impression d’une relative accalmie. Le blocus était allégé, la question palestinienne sortie des radars. Il y avait moins d’attaques de la part d’Israël à Gaza et peu d’opérations du Hamas. Israël normalisait ses relations avec une partie des états arabes et le Hamas cherchait à obtenir la levée totale du blocus. Le Jihad islamique, qui est toujours resté très proche du régime iranien et en lutte contre Israël, a continué à lancer des roquettes sur Israël. Le Hamas soutenait sans s’y joindre.

MASSACRE DU 7 OCTOBRE ET GÉNOCIDE À GAZA.

On est aujourd’hui obligé de constater qu’il y a eu un revirement, et on doit évidemment, à l’aune de l’attaque du 7 octobre, réinterpréter l’évolution opérée par le Hamas ces dernières années. Au sein de la direction du Hamas, la section gazaouie, comme la branche militaire, a gagné en importance. Khaled Meshaal, l’ancien chef du bureau politique du Hamas, qui a vécu en exil dans différents pays (il a quitté la Syrie lors de l’insurrection et vit désormais au Qatar), est considéré comme plus modéré que Yahia Sinwar, le chef du Hamas de Gaza, ou qu’Ismaël Haniyeh, l’actuel chef du bureau politique, issu du Hamas de Gaza. Il se dit aussi que Mohamed Deif, le chef militaire du Hamas, qui vit lui aussi à Gaza, aurait pris la main sur la branche politique. Le plus probable est qu’en dehors de la branche militaire, peu de dirigeants du Hamas, hors d’un noyau au sein du bureau politique, aient été mis au courant de la planification de l’attaque du 7 octobre. En janvier dernier, dans un article paru dans le Monde diplomatique, Leila Seurat, spécialiste du Hamas, nous apprenait qu’Ahmed Youssef, qui incarne depuis longtemps une tendance plus modérée au sein du mouvement à Gaza, partisan d’une entente avec les autres organisations palestiniennes, avait critiqué ces dernières années la place prise par la branche gazaouie au sein du Hamas, en raison des risques que cela ferait encourir aux habitants de la bande de Gaza.

Les raisons qui ont présidé à l’organisation de l’attaque du 7 octobre, menée par le Hamas et les autres forces armées palestiniennes sont multiples. On peut d’abord mentionner le fait qu’à Gaza, une population enfermée et privée de l’essentiel reprochait souvent au Hamas de ne plus être suffisamment résistant, et ce dans le contexte de la rivalité avec le Jihad islamique. Ensuite, il y a évidemment les intérêts du Hamas en tant qu’organisation, en termes de prestige, de financements de la part de ses soutiens et de reconnaissance internationale. La situation du Hamas post-7 octobre est paradoxale, parce qu’il est considéré comme infréquentable, mais en même temps reconnu et incontournable parce qu’il détient encore 129 otages, bien qu’on ne sache pas combien d’entre eux sont encore vivants, et combien ont été tués dans les bombardements israéliens. Enfin, il y avait évidemment, de la part de toutes les forces palestiniennes, en déclenchant les hostilités, la volonté de remettre la question palestinienne au cœur de l’actualité politique au moment où elle était oubliée et où Israël normalisait ses relations avec des états arabes.

Dès le 7 octobre dernier, les forces politiques et armées palestiniennes ont appelé l’ensemble des Palestiniens au soulèvement. Le plan initial de l’attaque du 7 octobre semblait consister à rompre le blocus, attaquer les postes militaires du sud et prendre des otages pour les échanger contre les prisonniers palestiniens. Le fait qu’il y ait eu 1200 morts du côté israélien dont deux tiers de civils, les affects de vengeance qui se sont déployés dans l’attaque d’un kibboutz comme dans l’encerclement durant plusieurs heures de la rave party (dont les combattants palestiniens ont appris l’existence le jour même) avec l’objectif de faire le plus de victimes civiles possibles, la violence de l’attaque comme la réaction d’Israël à celle-ci rendent évidemment encore plus difficile tout soulèvement des Palestiniens en Israël et dans les territoires occupés de Cisjordanie.

Aujourd’hui, des Palestiniens d’Israël sont arrêtés, licenciés ou exclus de l’université pour un simple message sur les réseaux sociaux. En Cisjordanie, les arrestations se succèdent, la colonisation comme les attaques menées par les colons organisés en milice s’intensifient. Et évidemment, comme vous le savez, un massacre est en cours à Gaza. Ces quinze dernières années, à chaque massacre commis par Israël, j’ai moi-même été très précautionneux avec l’usage du terme génocide, et je trouvais suspect de considérer tous les crimes de guerre commis par Israël comme des preuves de génocide. Il faut évidemment des actes pour parler de génocide, mais aussi un élément d’intentionnalité, qui caractérise la volonté de détruire une population. La commission de crimes de guerre, la prise pour cible des civils à un endroit ne suffisent pas à caractériser un génocide, sans quoi la majorité des guerres seraient des génocides.

Pourtant, ce qui est actuellement commis par Israël à Gaza semble d’un autre ordre. Récemment, dans une conférence donnée à l’université Rennes 2, Raji Sourani directeur à Gaza du Centre palestinien des droits humains, affirmait que l’élément d’intentionnalité avait été le plus facile à documenter et démontrer auprès de la Cour international de justice. Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens, a déclaré que le matériau qui démontre l’intention génocidaire est presque trop important. En effet, on ne compte plus les discours ministériels définissant les Gazaouis comme des animaux humains, affirmant l’indistinction entre les civils et les combattants, la volonté de priver Gaza de nourriture, de diminuer le nombre d’habitants de Gaza, de rendre l’endroit invivable.

Aujourd’hui, Israël organise le blocage de l‘aide humanitaire et attaque systématiquement les hôpitaux de Gaza. Organiser sciemment une famine et détruire volontairement et de façon méthodique un système de santé sont considérés comme relevant du génocide. 92 des 151 bâtiments hospitaliers ont été touchés, et le plus grand hôpital, Al-Shifa a été détruit, après avoir été occupé deux fois. Il fut le lieu d’un massacre, des patients ont été tués dans leur lit et des corps de soignants ont été retrouvés, les mains attachées dans le dos et une balle dans la tête.

Aujourd’hui, des centaines de bâtiments sont détruits partout dans la bande de Gaza, et des killing zones sont établies, où toute personne est considérée par Israël comme une cible légitime. Ces zones ne sont pas communiquées aux Gazaouis, évidemment. Le massacre est réalisé de façon industrielle et technologique, appuyé par l’intelligence artificielle. Le magazine israélien +972 nous a appris que 37 000 êtres humains ont été définis comme des cibles par une IA. Ces personnes sont souvent tuées chez elles, la nuit, avec leur famille, puisqu’il a été établi que ce procédé était le moins risqué. Israël accepte de tuer vingt personnes en plus de la cible, et une centaine s’il s’agit d’éliminer un leader du Hamas. Dans le compte des morts qu’établit Israël, tout homme âgé d’entre 18 et 35 ans est comptabilisé comme un combattant du Hamas.

527 écoles et 361 lieux de culte (mosquées et églises) ont été détruits. Ces destructions ne représentent qu’une petite partie et il est plus parlant de prendre en compte le nombre de destructions de maisons individuelles, d’immeubles et d’infrastructures locales, comme les puits par exemple. Au total, 90 000 bâtiments ont été détruits ou endommagés, soit plus d’un tiers des bâtiments de Gaza. Les lieux sont détruits dans les bombardements, mais aussi par des explosifs placés par les soldats israéliens au moment de quitter un endroit qui a été occupé. La volonté de faire place nette est manifeste, il s’agit de détruire totalement un espace et la possibilité d’y vivre.

Au nord-est de la bande de Gaza, le village de Kuza’a a été détruit en totalité. Je disais tout à l’heure que les massacres et les destructions étaient souvent le prolongement de la pression permanente et du blocus. Depuis longtemps, Israël souhaitait faire de l’endroit un no man’s land. Il était interdit d’y planter des arbres, pour éviter que des combattants ne se cachent derrière. Les arbres étaient fréquemment arrachés, et, en période dite de « trêve », des pesticides étaient répandus sur les champs pour tenter de faire partir les paysans.

Enfin, pour compléter le tableau, et parce que je suis étonné qu’on n’en parle pas plus, je mentionne que 15 Palestiniens sont morts dans les prisons israéliennes depuis le 7 octobre, et 27 dans des camps de détention réservés aux prisonniers arrêtés à Gaza, qui sont détenus hors de tout cadre légal. Ces personnes sont entravées en permanence et un médecin qui est intervenu dans le camp a récemment révélé que plusieurs prisonniers doivent être amputés chaque semaine après avoir eu les jambes ligotées pendant une longue durée.

C’est dans ce contexte que l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, est diffamée et attaquée. 12 des 13 000 employés, soit moins de 0,1%, ont été accusés par Israël d’avoir participé à l’attaque du 7 octobre. Ce serait finalement 6 sur 13 000, voire 4 sur 13 000. L’UNRWA a accepté de suspendre les accusés sans preuve, et de diligenter une enquête. Malgré cela, sous la pression israélienne, les Etats-Unis, l’Australie, l’Italie, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Finlande et le Japon ont suspendu leurs financements à l‘agence, dont je rappelle qu’elle assure la subsistance des réfugiés palestiniens.

Cette campagne de diffamation (relayée jusque dans les universités françaises, puisque la malnommée Union des Étudiants Juifs de France a dénoncé la tenue d’un événement au profit de l’UNRWA dans une école de Pantin) a plusieurs causes. D’abord, évidemment, puisqu’Israël souhaite rendre Gaza invivable, tout ce qui peut assurer la subsistance des Gazaouis est attaqué. Comme Israël empêche l’aide humanitaire d’arriver, elle tente de tarir les financements de l’agence de l’ONU assurant les distributions alimentaires. Ensuite, tant qu’existe l’UNRWA, les réfugiés palestiniens et leur droit au retour sont reconnus. Attaquer l’agence, affirmer que l’ONU est antisémite comme le fait Israël, c’est évidemment attaquer l’instance qui a reconnu le droit au retour des réfugiés et de leurs descendants dans leurs villes et leurs villages. Enfin, on note que les attaques contre l’UNRWA sont intervenues après le rendu de la Cour international de justice mentionnant un risque de génocide à Gaza, établi notamment à partir des éléments fournis par l’UNRWA. Je précise tout de même que la Norvège vient de suggérer l’UNRWA pour le prix Nobel de la paix.

Pour terminer, on doit évidemment analyser la situation du soutien aux Palestiniens. Des manifestations massives continuent en Jordanie, où la moitié de la population est palestinienne. Les manifestants demandent au régime de rompre les liens avec Israël. Sous la pression, les Émirats arabes unis ont récemment suspendu leurs relations avec Israël, après l’avoir soutenu. Ces exemples sont trop rares. Plus nombreux sont les états qui expriment leur soutien aux Palestiniens tout en se perdant dans leurs contradictions. En Turquie, Erdogan traite Netanyahu de nazi toutes les semaines mais continue le commerce avec Israël, y compris l’exportation de fer et d’acier, utilisés dans des composants militaires. Lula, au Brésil, malgré son soutien aux Palestiniens, n’empêche pas l’exportation de pétrole qui sert aux avions de l’armée israélienne.

En Occident, à quelques exceptions près, les manifestations sont circonscrites à des milieux militants connus. Pour paraphraser un article récemment paru dans Lundimatin, aucun sujet politique nouveau, aucun nouveau mode d’organisation n’a émergé en nous surprenant, il n’y a pas de mouvement des Gilets jaunes contre le génocide. Dans le contexte où nous entendons autant parler d’une éventuelle trêve que de la possibilité d’une offensive sur Rafah ou d’une guerre d’Israël contre l’Iran et le Liban, nous devons continuer à lutter ici pour qu’Israël soit isolé et boycotté. Lutter contre le gouvernement français, en ciblant directement les intérêts économiques liés à l’occupation de la Palestine, comme le propose les campagnes BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) et Stop arming Israel. Je rappelle que Safran a vendu des munitions à l’armée israélienne et Thales des systèmes informatiques.

Alors que le gouvernement a longtemps nié, on sait grâce aux revues Disclose et Marsactu que la France a vendu fin octobre 100 000 pièces de cartouches de la marque Eurolinks pour des fusils mitrailleurs. Il est probable qu’elles aient été utilisées lors du massacre de la farine le 29 février, lorsque l’armée israélienne a ouvert le feu sur une distribution alimentaire, tué 118 civils et fait 760 blessés. Selon Sébastien Lecornu, le ministre des armées, les munitions n’ont été vendues que pour être ensuite assemblées en Israël puis revendues.

Cette réponse n’est évidemment pas satisfaisante. D’une part, sur ce sujet comme sur un autre, nous n’avons aucune raison de croire le gouvernement. Rien n’exclut que lesdites munitions aient effectivement été utilisées. On peut rappeler que le gouvernement a changé de multiples fois de version, refusant d’abord de répondre, affirmant ensuite n’avoir autorisé que la vente d’armes défensives, avant d’enfin admettre la vente de ces armes tout en assurant qu’elles n’avaient pas été utilisées par l’armée israélienne... D’autre part, quand bien même ces armes seraient effectivement vendues à Israël uniquement pour être reconditionnées puis revendues, il n’est pas neutre qu’Israël fabrique ou revende des armes, en capitalisant sur son expérience militaire. Je vous encourage à regarder le documentaire The lab, qui analyse la façon dont Israël commercialise le savoir-faire acquis en Palestine, dans ce qui est un véritable laboratoire du maintien de l’ordre. On y entend par exemple Binyamin Ben-Eliezer, ancien ministre israélien de l’industrie, affirmer que « si Israël vend des armes, c’est parce que les acheteurs savent qu’elles ont été testées ». Dans le même documentaire, des militaires israéliens ironisent sur l’hypocrisie des occidentaux qui condamnent les opérations militaires israéliennes, avant de leur demander quelles armes ont été utilisées, pour les acheter.

Je conclurai en rappelant que nous devons continuer à parler de la Palestine même si un cessez-le-feu intervenait, même si le sujet était moins présent dans les médias dominants. Si le récit israélien niant l’occupation et le contexte colonial s’est imposé après le massacre commis en Israël le 7 octobre, un massacre que certains ont considéré comme le moment zéro de l‘histoire, c’est notamment parce que le sujet palestinien était sorti des radars médiatiques et que l‘occupation avait été oubliée.

Je termine en annonçant deux rendez-vous. Samedi 20 avril, à Rennes, à 15 heures pour une manifestation en soutien au peuple palestinien, au départ de République. Et enfin, du 17 au 21 juin, le sinistre salon Eurosatory de l’armement, qui est censé se tenir à Villepinte. 70 exposants israéliens y sont déjà enregistrés…

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