Face à la catastrophe, nous observons que la persistance et la propagation d’un virus sont liées à des modes de production. C’est d’abord l’élevage industriel qui favorise la prolifération virale, du fait du manque de diversité génétique qu’il induit. Par ailleurs, rappelons que Wuhan est le lieu d’émergence d’un nombre élevé de nouveaux virus, du fait de la densité de population et de la proximité des humains avec les animaux. Ces dernières décennies, en Chine, la promiscuité de l’habitat et des espaces de travail a favorisé la propagation de virus à l’intérieur des villes. Rappelons aussi que l’état des défenses immunitaires est en rapport avec les conditions sociales, notamment d’alimentation et d’habitat. Enfin, la mondialisation capitaliste, la rapidité des échanges, des transports d’humains et des marchandises ont rendu possible une pandémie mondiale.
Les modes de liaison contemporains sont le terreau idéal d’une telle pandémie. D’un côté, la prospérité des virus et des spéculateurs doit beaucoup à la connexion universalisée, une toile virtuelle efface les distances et favorise les affaires. De l’autre, un continuum biologique dû à la circulation incessante et en tous sens des êtres, désamorce les défenses individuelles. Dans les deux cas, nous sommes souvent nombreux à apprécier d’ordinaire cet état de fait, car il est aussi source d’une certaine liberté nouvelle, d’un sentiment de puissance, et surtout d’une possibilité fortement accrue de communiquer, nécessité si essentielle à l’humain. Possibilité de communiquer et de se rencontrer en crise à l’heure actuelle.
Pourtant, avouons-le, de février au début du mois de mars, nous fûmes nombreux à sous estimer le risque qu’une épidémie d’ampleur frappe la France. Nous notions les premières prédictions relativement optimistes de l’OMS et du Ministère de la santé, et ne comprenions pas pourquoi le risque était sans cesse rappelé entre deux discours rassurants. Nous espérions que les premiers malades étaient dépistés, soignés et confinés, et que cela suffirait. L’endiguement de la propagation du virus semblait possible au milieu de l’hiver, même si demeurait le risque de ne pas avoir repéré tous les foyers épidémiques, risque d’autant plus élevé que les moyens du service public de la santé ne cessaient de baisser. A posteriori, il convient d’analyser les raisons de cette sous-estimation du problème, présente dans la majorité des discours publics et privés.
En février, le discrédit de la parole gouvernementale et la méfiance de la population vis-à-vis de l’instrumentalisation des angoisses par le pouvoir ont joué un grand rôle dans la défiance vis-à-vis des premiers appels à limiter les risques. Cette défiance était renforcée par le spectacle des chaînes d’informations en continu, qui propageaient dès janvier l’angoisse d’une épidémie tout en affirmant que la situation était totalement sous contrôle, la population protégée par l’État derrière lequel elle devait se ranger.
Nous nous rassurions alors en parlant d’une « grosse grippe », en mentionnant le peu de décès en France dus au coronavirus, en insistant sur le fait que les quelques malades qui succombaient n’étaient pas tués par le virus en tant que tels mais victimes de surinfections. Nous savions que plus de 80% des infectés ne ressentaient pas ou peu de symptômes. Le nombre absolu de personnes infectées, malades et décédées du coronavirus en Europe était alors très faible.
Mais l’état du système de santé, la baisse continuelle des budgets du service public, a rendu impossible un dépistage de masse des personnes présentant les premiers symptômes et de leur entourage, qui aurait peut-être pu endiguer l’épidémie. Aujourd’hui que le virus s’est répandu (ce qui constituait un scénario possible parmi d’autres), nous comprenons que se focaliser sur le taux de létalité ou le nombre de morts nous faisait passer à côté de l’essentiel de ce qui caractérise une épidémie : la transmission de plus en plus rapide d’un virus qui, au fur et à mesure de la propagation, atteint un nombre croissant des individus les plus vulnérables (personnes âgées, diabétiques, obèses …).
Comprendre qu’un risque est populationnel, c’est-à-dire qu’il concerne des groupes vastes en raison des circulations et des relations multiples qu’entretiennent ses membres, et non strictement personnel reste contre-intuitif, et entre en opposition avec ce qui forge l’atomisation libérale des individus. Cette difficulté concerne aussi le personnel médical, habitué à soigner au mieux les patients qu’il rencontre, à évaluer les risques auxquels font face les individus, et à se reposer sur les épidémiologistes pour gérer les crises et édicter les conduites à tenir. En raison de cela, nombre de médecins présents dans les médias, sensibilisant depuis des années à la gravité de la grippe (qui fait 10 000 morts par an en France) ont dans un premier temps rassuré et insisté sur le faible nombre de décès en France dus au coronavirus, en comparaison d’autres pathologies ou accidents.
Récemment, et face à une situation devenue critique, les États ont réagi, plusieurs d’entre eux imposant des confinements à la population. En France, les discours et pratiques martiales sont une réaffirmation de la centralité et de la force de l’État. Pour justifier ses consignes pour endiguer l’épidémie (rester chez soi, hormis pour sortir seul faire du sport, faire des courses ou porter assistance à une personne fragile), Macron semble tellement éloigné de toute idée d’éthique et de solidarité qu’il ne peut justifier ces appels par autre chose que « Nous sommes en guerre ».
À noter que le gouvernement anglais a, quant à lui, ouvertement opté pour une stratégie de type « immunité de groupe », laissant le virus contaminer un maximum de gens, avec de nombreux morts au passage, en vue d’obtenir à terme un matelas de personnes immunisées contre lequel le mal n’aura plus de prise. Tout récemment, des consignes de prudence ont cependant été dispensées, d’autant que de nombreuses critiques ont accueilli cette option. Si, à l’instar des gouvernements italiens et espagnols, les dirigeants français ont officiellement choisi le confinement, ils ne l’instaurent qu’en partie, ne le rendant que partiellement efficace, en demandant notamment aux gens d’aller travailler, et sans protection. Si bien que d’aucuns s’interrogent sur la stratégie cachée de Macron et des siens. Il faut surtout se demander s’il y a vraiment eu un choix, assumé ou pas, qui a été fait, tant le gouvernement semble naviguer à vue.
Toujours est-il que cette expression, « Nous sommes en guerre », répétée à l’envi, en dit long sur les formes de contrôle policier et militaire mises en place. Bien sûr, les mesures de distanciation sont légitimes et doivent être respectées pour endiguer l’épidémie. Pour autant, nous ne pouvons pas être dupes sur le type de régime politique, les évolutions des formes de surveillance et de contrôle pouvant découler de l’imposition de ces mesures par la police et l’armée.
L’obligation de remplir un formulaire avant chaque sortie ne change rien à nos pratiques, si ce n’est, plus que de garantir le respect des mesures de prévention, inscrire dans les corps et les esprits la déférence envers la police. La situation est aussi une opportunité pour l’expérimentation et le développement de techniques de surveillance et de contrôle. En Chine, la géolocalisation, la reconnaissance faciale, dont l’usage est conjugué à celui des caméras thermiques, constituent un profilage sans précédent de la population. La police sait exactement où se trouve chaque personne, quels sont ses déplacements quotidiens, et connaît même la température de son corps. En Corée du sud comme en Italie, les autorités sont en mesure de savoir si les règles de confinement sont suivies en raison de la surveillance de la géolocalisation des téléphones. En France, des sites internet frauduleux proposent le remplissage en ligne des formulaires, et stockent ainsi les données quant à tous nos déplacements. Dans plusieurs villes, des drones sont utilisés pour observer la population. Enfin, les études lancées pour analyser les pratiques sociales via les données numériques, dans le but premier de comprendre la propagation du virus, risquent d’offrir à l’État une cartographie inespérée de sa population, utilisable au-delà même de la crise en cours.
D’autres choix politiques montrent que les questions de santé sont moins importantes que l’affirmation de l’autorité de l’État. Citons à titre d’exemple le fait que le Ministère de la Justice préconise à tous les chefs de juridiction de dépasser les délais légaux de détention, et préfère que certains procès se tiennent sans audience plutôt que de les reporter. Face à cela, nous devons soutenir les migrants et les associations qui appellent à la libération de tous les étrangers sans papiers présents dans les Centres de rétention, ainsi que les avocats qui réclament un usage massif de la grâce présidentielle pour libérer un nombre conséquent de détenus.
Parallèlement, et comme on pouvait s’y attendre, les discours et décisions du gouvernement sont essentiellement tournés vers la défense de l’économie et la protection des entreprises. L’une des raisons autorisant à se déplacer est liée au travail, et ce même face aux risques, et dans des productions non-essentielles (ou même clairement nuisibles écologiquement et socialement). Alors que de nombreux salariés, majoritairement des ouvriers, dénoncent la promiscuité et l’absence de protection, le gouvernement tente d’obliger les salariés du BTP à continuer leur besogne, se scandalise face à l’usage répandu du droit de retrait, et nombre de patrons cherchent à l’entraver.
Aux autres, le télétravail est imposé, puisque la lutte contre le coronavirus fait partie de la guerre économique. Des mesures sont déjà là pour rassurer les entreprises, et remettre en cause des acquis sociaux, relatifs au temps de travail ou aux congés. Nous ne savons pas jusqu’à quand dureront ces dispositions exceptionnelles, mais nous savons que, souvent, l’état d’exception devient la norme. Rappelons que nombre des dispositions de la loi sur l’état d’urgence votée en novembre 2015 suite aux attentats sont maintenant entrées dans le droit commun.
Autoriser le gouvernement à légiférer par ordonnances sur des sujets aussi divers que le temps de travail, le droit aux congés payés ou au repos hebdomadaire est proprement inquiétant, et nous ne connaissons pas encore les mesures qui seront là pour compenser les dépenses exceptionnelles de l’État ainsi que la baisse des chiffres d’affaires des entreprises. Faute d’une lutte d’ampleur, il y a malheureusement plus à parier sur de nouvelles taxes à la consommation couplées à une baisse des salaires, des pensions de retraite et des allocations plutôt que sur l’expropriation des grosses fortunes.
Les dommages économiques résultant de l’arrêt de l’activité seront compensés, nous dit-on, et des mesures sont déjà prises pour rassurer les entreprises. Évidemment, rien n’est annoncé pour aider les intérimaires, les vacataires, les travailleurs ubérisés, etc, qui connaissent une baisse, voire une suppression de leurs revenus. Les plus pauvres, ceux qui dépendaient de la générosité des passants et de l’activité des associations comme les Restos du cœur ou le Secours populaire, sont désormais abandonnés, et les sans-logement ne voient pas leur situation s’arranger. Alors des personnes font preuve de solidarité, des jeunes rentrant chez leurs parents laissent à disposition leurs studios, des épiceries solidaires tenues par des étudiants des denrées alimentaires. Parallèlement, des immeubles appartenant à des compagnies d’assurances et/ou à des banques sont toujours vides, et devraient être réquisitionnés.
Dès maintenant, il faut conjointement penser à ce que nous pouvons faire pour dénoncer la situation présente, et aux luttes qu’il faudra mener quand le confinement aura pris fin et que nous pourrons de nouveau nous rassembler. Il nous paraît pour cela important de respecter les mesures de confinement pour des raisons sanitaires et éthiques, tout en dénonçant l’inflation sécuritaire et le développement des dispositifs de surveillance et de contrôle risquant de se prolonger au-delà même de cet épisode. Il faut aussi soutenir la revendication de réquisition des logements vides pour loger toutes les personnes sans abri (de toutes nationalités, avec ou sans papiers) ou vivant dans des squats où règne la promiscuité, comme le demande le Collectif de soutien aux personnes sans papiers du 35 (CSP 35). Cette réquisition et ce relogement doivent évidemment être gérés par les associations et des travailleurs sociaux, et non par les organismes fichant les migrants pour mener une chasse aux personnes sans papiers.
Nous rappelons aussi que le confinement aggrave les inégalités. Être confiné dans 9 m² ou habiter dans une grande maison avec jardin ne relèvent pas de la même expérience. Pour autant, des formes d’organisation et de solidarité émergent. Les conseils et informations s’échangent sur les réseaux [1], et plusieurs émissions ou stations de radio alternatives sont mises en place [2]. Les syndicats étudiants de Rennes 2 ont obtenu de l’université le remboursement à hauteur de 10€ des paniers de courses des étudiants en difficulté. Dans différents quartiers et plusieurs villages, les personnes âgées ou en détresse arborent un chiffon rouge pour signaler un besoin d’aide. Leurs voisins réalisent leurs achats pour éviter une surexposition des personnes fragiles, en respectant les précautions d’usage [3].
Pour autant, ce qui est d’ordinaire la base de l’organisation et de la solidarité, le regroupement et la communication de proche en proche, est ici empêché. Comme le relate un militant de la CGT soutenant les salariés qui exigent des protections ou souhaitent exercer leur droit de retrait, « Sans possibilité d’action directe et physique, il est très difficile de créer un rapport de force avec les employeurs, on peut même avoir l’impression de fonctionner comme un service de l’État qui revendique l’application des mesures gouvernementales. ». Et face aux risques d’augmentation des violences intrafamiliales, nous relayons le rappel de #Noustoutes, comme quoi il est interdit de sortir mais pas de fuir [4].
Enfin, nous affirmons que la situation sociale risque d’être dramatique dès la fin de la crise sanitaire. La réforme chômage et la réforme des retraites, facteurs d’aggravation des inégalités, seront plus que jamais à combattre, si jamais le gouvernement a le mauvais goût de se borner à les repousser, et non à y renoncer totalement. Aussi, nous devons dès à présent nous préparer à mener des luttes d’ampleur, sans quoi la loi travail combattue en 2016, ou l’augmentation des taxes sur le carburant que le mouvement des Gilets jaunes a réussi à empêcher, risqueront de paraître bien modérées en comparaison des mesures qui seront prises pour rassurer le patronat et remplir les caisses de l’État. Dans ces luttes, nous disposons déjà d’un argument massue : la pandémie de coronavirus est le fruit du mode de production et de circulation capitaliste, et sa « difficulté de gestion » dans les hôpitaux le produit des politiques néo-libérales que les mouvements sociaux n’ont pourtant eu de cesse de combattre.
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