La horde d’or [1] retrace un pan de l’histoire italienne récente : « 1968-1977 : la grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle ». C’est, à ce jour, le seul livre qui évoque aussi complètement le foisonnement théorique, culturel et langagier, et la grande inventivité sociale qui caractérisèrent cette période en Italie.
Lorsque Primo Moroni, Nanni Balestrini et leurs camarades commencent à écrire L’orda d’oro en 1987, leur premier geste consiste à rassembler dans une pièce la littérature grise et volante des années 1960-1970.
Nous sommes au milieu des années 1980, les années « de la peur, de l’indifférence, des trahisons, de la solitude, de l’héroïne et de l’exil » (Sergio Bianchi). L’ère des contre-révolutions est en train de recouvrir de silence les questions qu’avaient ouvertes le long mai italien : la place du travail et des espaces collectifs dans la métropole grandissante, la question de l’enseignement et de la circulation du savoir, la mutation du capitalisme et des subjectivités.
Primo Moroni avait conservé beaucoup de documents de ces années-là. À Milan, sa librairie, la Calusca, accueillait depuis 1971 les publications du mouvement. Livres politiques et de littérature, poésie, histoire, bande-dessinée, revues en nombre ; on y venait aussi pour prendre un tract, déposer son dernier album autoproduit. Pour écrire L’orda d’oro, ces documents seront coordonnés aux bibliothèques de plusieurs camarades. Un ensemble d’écrits seront mis à contribution pour effectuer la traversée de cette période. Le tout formant comme une grande boîte d’archives, une bibliothèque. Un collectif provisoire, réuni à Rome puis à Milan, décide d’ouvrir cette boîte, pour raconter à nouveau.
Nous avons fait le choix d’une traduction all’aperto - à ciel ouvert. D’abord parce que ce livre a été conçu et écrit à plusieurs, mais surtout parce qu’il se donne comme la chambre d’écho de dizaines, de centaines de voix, celles d’un mouvement composite, hétérogène, inassignable. Mais aussi parce que traduire est un temps qui offre toujours l’occasion de découvertes et de rencontres qu’un texte donné sous la forme finie d’un livre, ne peut faire partager. Ce pourrait être exactement cela traduire L’orda d’oro et composer ce journal : remettre les matériaux sensibles qui composent le livre dans un espace commun, remettre en jeu ces histoires de ville, aujourd’hui.
Des documents, des entretiens, des extraits de cette traduction trouveront place dans ce journal. Des rendez-vous à la librairie Folies d’encre à Saint-Denis, qui accompagne cette traduction mais aussi des temps de lecture collective et de recherche, trouveront également écho dans ces pages. Ce journal, en ouvrant le livre sur le présent, sera la trace d’un processus de (re)découverte d’une histoire, alors même que sa judiciarisation ne cesse aujourd’hui encore d’en brouiller la mémoire et les prolongements, empêchant toute approche matérielle de cette période.
Nous traduisons l’orda d’oro, journal de traduction n° 1, septembre 2008
Entretien avec Nanni Balestrini et Sergio Bianchi
À Rome en juillet [2008], nous avons rencontré Nanni Balestrini et Sergio Bianchi. Ils reviennent ici sur la composition du livre et ses préalables.
Nanni Balestrini : L’orda d’oro est né d’un concours de circonstances, même si ce livre était nécessaire depuis longtemps. Depuis des années, les prises de parole publiques sur les années 70 se résumaient à la version des journaux et de la télévision : c’était les années de plomb, les années des Brigades rouges, des années où on tuait des gens. Heureusement ce cauchemar était terminé, tout était redevenu beau et normal, la République était toujours en place et les mauvais éléments avaient été neutralisés. Il fallait surtout oublier ce passé terrible qui avait inexplicablement mobilisé les esprits de toute une partie d’une génération. Il n’y avait aucune explication, pas même une tentative, même fausse, de rendre compte des motivations de tout ce qui s’était passé. On préférait tout passer sous silence.
Sergio Bianchi : En 1983-84, nous étions réfugiés en Provence avec Nanni (c’est là qu’est né le projet des Invisibles [2]). Je suivais les débats dans les journaux italiens. Les journalistes et les hommes d’opinion du moment avaient créé un climat de criminalisation médiatique, notamment en construisant la figure du cattivo maestro [3], de l’intellectuel inspirateur du terrorisme et corrupteur des jeunes générations. Les intellectuels de gauche cultivaient alors une sorte d’autocritique ; ils considéraient qu’ils avaient été trop tolérants envers certains pseudo-intellectuels qui s’étaient dans les faits révélés des fous furieux, dont les discours avaient conduit au terrorisme et à toutes sortes de faits délictueux. Il y a eu comme un accord pour ne plus permettre que ces gens puissent s’exprimer comme par le passé. Cela s’est conclu par une mise à l’index d’un certain nombre de personnes et une invitation faite aux directeurs de journaux de ne plus leur donner la parole.
NB : Il faut s’imaginer que dans les années 1970, les plus grandes maisons d’édition comme Feltrinelli, Mondadori ou Einaudi avaient toutes publié quantité de livres politiques, depuis les classiques du marxisme jusqu’aux livres écrits par les différents acteurs du mouvement... Dans les années 1980, tous ces livres ont purement et simplement disparu des catalogues. II y a eu une véritable épuration.
SB : Des collections entières ont été envoyées au pilon pour des raisons politiques, comme « Materiali marxisti » chez Feltrinelli. L’un des effets les plus dévastants de cette censure, c’était l’absence de mémoire chez les jeunes générations. Il ne s’était pas passé beaucoup de temps et pourtant les plus jeunes ne savaient déjà plus rien de ce qui était arrivé, parce qu’il n’y avait plus ni les instruments de communication du mouvement, « comme les revues ou les radios », ni les livres à travers lesquels passait encore à l’époque l’essentiel du savoir. Écrire L’orda d’oro, cela voulait donc aussi dire combler ce vide de mémoire, restituer une version des événements aux jeunes générations. C’est pourquoi les premières lignes de l’ouvrage affirment le refus d’une quelconque objectivité et le choix d’une détermination partisane, subjective pour répondre au refoulement et à la déformation de la vérité [4].
Quand Nanni est retourné en Italie après un non-lieu dans les procès du 7 avril [5], il est arrivé avec les Invisibles sous le bras et il a mis un an à trouver une maison d’édition. Une fois publié, le roman a rencontré un bon succès et a ouvert une brèche. Au milieu des années 1980, il y avait encore 5 ou 6000 personnes incarcérées dans les prisons spéciales, avec des peines très lourdes. Dans ce contexte de silence et de refoulement total, la publication des Invisibles, qui abordait cette période dans un registre narratif, avait creusé un petit trou dans ce grand mur de silence, mais il fallait l’élargir encore. L’orda d’oro, en se situant sur le terrain de l’essai historique, y a contribué.
NB : Tout cela pour dire qu’en dehors de la Sugarco, personne n’aurait publié L’orda d’oro à l’époque. Cette maison d’édition existait depuis les années 1960 ; elle appartenait au Parti Socialiste Italien. À l’époque, c’était le seul parti à avoir une attitude un peu différente par rapport à l’histoire des années 1970, ne serait-ce qu’en raison de sa stratégie anticommuniste. Le Parti Communiste Italien avait endossé un rôle de sentinelle [6], pour la sauvegarde des institutions de la République,et le PSI, pour des raisons tactiques évidentes, jouait les « non-alignés ».
Je connaissais Massimo Pini qui dirigeait la Sugarco, et il m’a parlé de publier un livre pour le 20e anniversaire de mai 1968. Nous étions courant 1987, nous avions donc très peu de temps pour faire le livre, mais c’était une occasion que nous ne pouvions pas manquer. Nous avons très vite décidé de faire le livre avec Primo Moroni. Le projet initial a été étendu au-delà et en amont de 1968, pour faire de L’orda d’oro un livre sur le « long mai » italien [7]. Moroni était la personne idéale pour ce projet, en tant que libraire, mais surtout en tant qu’activiste du circuit de la communication alternative en Italie. Il connaissait tout ce qui avait été publié, mais aussi les différents groupes, les groupuscules, toutes les composantes du mouvement. Son extraordinaire mémoire a considérablement accéléré le travail, et nous a dispensé d’une série de recherches préalables. Le travail a commencé à Rome pendant l’été 1987, et s’est poursuivi à l’automne à Milan, chez Barbara et Sergio Bologna.
SB : La première question a été de savoir comment réaliser un tel projet. Nous étions issus de trois générations politiques différentes, chacun portait trace d’une décennie en particulier : Balestrini avait traversé les années 1950, Moroni avait connu l’explosion des années 1960, et moi, je m’étais formé politiquement dans les années 1970. Ce sont les trois décennies sur lesquelles porte le livre. Au départ, nous n’avions pas de plan particulier, mais nous pouvions compter sur cette encyclopédie ambulante qu’était Primo Moroni. Il avait à la fois une immense mémoire et une très grande connaissance, depuis l’intérieur, des réalités de l’antagonisme de base, tout en étant au fait du débat intellectuel général, que ce soit en matière de droit, de sociologie, de philosophie ou d’histoire. C’était une personne très singulière. Sa culture lui permettait de concevoir avec une certaine adresse la transition des années 1960 aux années 1970 en prenant en compte l’après-guerre et la contradiction qu’elle avait laissée au sein de la classe ouvrière, comme le souligne le premier chapitre du livre [8]. Quant à Nanni, il a travaillé à doser les différents éléments en fonction des thématiques abordées. Il a su choisir les personnes adéquates pour traiter différents sujets, par exemple, la question ouvrière dans le contexte des années 1970, la question du féminisme, etc. Enfin, il a en quelque sorte transposé son art du montage du roman à l’essai. C’est pourquoi L’orda d’oro ressemble à un plat savamment cuisiné, avec un ensemble d’ingrédients bien dosés, sans déséquilibre. Le montage a rendu cette œuvre à la fois concentrée et riche, c’est ce qui lui donne cette apparence d’exhaustivité, même s’il est impossible de restituer toute la richesse de trois décennies de luttes. Mais en décrivant tous les niveaux, toutes les dimensions du mouvement, en faisant la synthèse de ses composantes, en suivant la manière dont elles se sont conjuguées malgré les obstacles et les différences, le livre réussit à rendre compte de son développement pendant trente ans, jusqu’à la défaite d’une classe dans son ensemble, jusqu’à la modification complète du scénario social, économique et productif.
NB : Nous avions cinq ou six mois devant nous, il fallait faire très vite. Nous n’avions pas les titres des chapitres tels qu’ils devaient figurer dans la version finale du livre. Tout est né au cours du travail, les choses se sont ajoutées les unes aux autres, et puis l’ensemble des parties a trouvé son ordre. Au fur et à mesure que nous avancions, une méthode a commencé à se dégager et tous les éléments ont trouvé leur place, petit à petit, chapitre après chapitre. Cela s’est fait de manière assez improvisée, dans un même élan, et c’est peut-être ce contexte d’écriture qui a permis que le livre soit vivant et donne cette impression d’exhaustivité. Nous avions bien sûr une idée générale, mais ce n’était pas un travail systématique, comme on l’aurait fait pour écrire un livre d’histoire. Nous avons plutôt choisi de donner une série de coups de projecteurs sur différentes situations, et c’est bizarrement cela qui donne l’impression d’un tout homogène.
SB : La spécificité du livre tient aussi au fait qu’il met en présence des matériaux très divers. Il y a bien sûr des textes théoriques, mais la structure de fond reste celle du récit. Les luttes avaient produit une telle richesse qu’il n’était pas nécessaire d’adopter un point de vue surplombant comme l’aurait fait une démarche universitaire. Le simple récit des faits était déjà porteur d’énormément de sens. Et puis le livre a été écrit à chaud, peu de temps après la clôture de ce cycle de luttes. Ce serait impossible de refaire cela aujourd’hui, la mémoire ne serait plus aussi vive. Je me souviens que lorsque nous avons commencé à écrire, sans trop savoir comment nous y prendre, Primo arrivait continuellement de Milan avec des valises remplies de livres. Une mosaïque de publications diverses recouvrait les murs de l’appartement où nous étions installés.
Primo se levait parfois pour prendre un livre et recopier un bref extrait, ou bien il écrivait d’après son propre souvenir, et puis il téléphonait à l’un ou à l’autre pour demander des détails sur telle ou telle lutte. Nous savions que nous pouvions compter sur un certain nombre de personnes dont nous sommes allés recueillir les témoignages avec un petit enregistreur. Nous avons commencé à dérusher, couper, corriger, monter, sélectionner...
NB : Au-delà des valises de livres, il faut souligner la quantité de journaux, de revues et de brochures que Primo et nous-mêmes avions apportés. Dans toute l’Italie, pendant le mouvement de 1977 [9], il y a eu une explosion de ce genre de petites publications.
SB : On disait « les cent fleurs »...
NB : Dans ce type de publications, il y avait cette culture du récit et de la narration qui apparaît dans L’orda d’oro, et tout un imaginaire très diversifié. Une prise de parole...
SB : 1977 a été en effet le moment d’une énorme production de journaux, de fanzines, de petites feuilles éphémères avec parfois un seul numéro. C’était vraiment l’explosion de l’écriture, avec des publications sans grande prétention théorique, mais où le geste prévalait sur la qualité. Comme pendant la période punk où tout le monde pouvait soudain faire de la musique, là tout le monde s’était mis à écrire. En 1976 déjà, il y avait eu l’explosion des radios, un phénomène vraiment important de réappropriation des technologies. Nous avions donc derrière nous toute cette richesse communicative. On voit très clairement la trace de toutes ces sources dans le choix de faire apparaître dans le livre de nombreux textes de chansons. Primo Moroni y était très attaché parce qu’il était persuadé – avec raison – de l’importance de la chanson dans la formation du militantisme politique en Italie. Depuis les années 1960, avec l’expérience du Canzoniere italiano [10] par exemple, il y avait eu une remise en valeur de la production culturelle de base, et la chanson était l’une de ses dimensions.
Outre la tradition folkloriste et populaire, il y avait aussi la musique de variétés qui avait accompagné les mouvements de rébellion et de révolte existentielle des années 1960 ; tous ces petits groupes beat inspirés de la culture anglo-saxonne et qui manifestaient cette rébellion souterraine qui allait exploser en 1968. Les textes des chansons catalysaient les tensions et reflétaient la gestation de la révolte. Ils sont distribués de manière assez savante dans plusieurs chapitres du livre ; ils font partie de ces ingrédients qui s’intègrent à la narration et rendent compte d’une atmosphère.
Cette dimension est sans doute liée à l’influence sur le livre d’un autre personnage milanais, Elvio Fachinelli. Il avait créé la revue L’Erba Voglio dans les années 1970 ; c’était un psychanalyste, un camarade engagé dans les luttes, lié au mouvement anti-psychiatrique. C’est avec lui que Balestrini a déclenché une vive polémique contre les intellectuels en 1977 [11]. Fachinelli a toujours eu une exigence conceptuelle anti-idéologique. Il a mené cette bataille anti-idéologique à l’intérieur même du mouvement en s’intéressant notamment à ce qu’il appelait le « pré-politique ». Il voulait comprendre ce qu’il y avait avant le politique dans la formation de la subjectivité militante, quels sont les éléments qui déterminent une conscience commune de la révolte. Ce qui précède la lutte politique, c’est la révolte subjective qui n’implique pas nécessairement une appartenance théorique et idéologique préexistante. Quand cette subjectivité prend une dimension de masse, on assiste à ce qu’on appelle les « mouvements de révolte existentielle ». Selon cette lecture, tout le cycle politique des années 1960 et 1970 a été anticipé par un extraordinaire mouvement de révolte existentielle qui s’est exprimé sur le plan culturel, dans les vêtements qu’on portait, la musique qu’on écoutait, ou les rapports entre les sexes.
Tous les chapitres de L’orda d’oro qui traitent du développement de la révolte avant sa généralisation - au travail, à l’école, sur le plan de la santé, du territoire, dans la vie quotidienne - abordent cette dimension subjective et existentielle pour expliquer comment se sont construites les révoltes, et ce jusque dans les usines. De même dans les années 1980, les centres sociaux punk ont été le moment de maturation existentielle d’une révolte qui a pris un caractère plus spécifiquement politique dans les années 1990. Parfois décriés pour leur caractère autocentré, leur clôture, leur enfermement, ces lieux abritaient des formes de résistance fondées sur des problématiques existentielles. Ces espaces, marqués par un ensemble de vécus et non par la politique et l’idéologie, sont devenus - pour partie - des espaces de production de subjectivité politique pendant la décennie suivante. À la lecture, L’orda d’oro rend bien compte de ces différentes strates : la composition de la narration est sensible à ce présupposé historiographique sur la genèse existentielle d’un mouvement.
NB : Sur la question historiographique, il faut aussi souligner l’influence d’un courant de pensée proche de Moroni et qui m’intéressait également, l’histoire orale avec notamment Cesare Bermani, mais aussi Danilo Montaldi, l’auteur de L’Autobiografia della leggera [12].
SB : En effet, c’est un point important. Nous n’étions pas des historiens de métier, et nous ne sommes pas non plus allés chercher des historiens à l’université pour leur demander comment on faisait un livre d’histoire. Mais dans la subjectivité militante de la génération de Nanni et Primo, il y avait deux traditions importantes qui sont arrivées jusqu’à ma géné- ration. La première, c’est celle de l’histoire orale avec comme principal fondement l’Istituto de Martino et Cesare Bermani. C’était un groupe d’historiens qui travaillaient à partir de sources orales. Ils allaient interroger des personnes et, à partir de ces discussions, ils ont construit une méthodologie. Bermani était l’une des figures les plus importantes de ce courant. Il a récemment publié un livre en deux volumes à partir de cette expérience : Introduzione alla storia orale. Moroni était en contact très étroit avec ces historiens, il avait collaboré avec eux pendant les années 1970 au sein de la revue Primo Maggio, une des plus importantes revues d’histoire du mouvement ouvrier.
L’autre tradition fondamentale,plus directement liée à l’opéraïsme, c’est celle de la « co-recherche » [13]. Mais Montaldi qui n’était pas opéraïste en avait également fait un instrument de travail. Ces deux éléments, la co-recherche opéraïste et l’utilisation des sources orales, ont complètement refondé la méthodologie historique dans les années 60, et Primo Moroni s’appuyait fortement sur ces deux courants.
NB : Qu’il avait lui-même repris à Fachinelli.
SB : Oui, Fachinelli avait intégré l’instrument de la co-recherche à sa pratique psychanalytique. Quand il rencontrait des ouvriers de l’Alfa Romeo, il ne demandait pas à quel groupe politique ils appartenaient, mais si c’était eux ou leur femme qui cuisinaient à la maison, quels étaient les rapports avec les enfants, s’ils allaient à l’école, etc. Il s’intéressait à ce genre de choses pour mettre en relief des aspects de la subjectivité révolutionnaire et les contradictions en présence au sein des avant-gardes ouvrières.
Outre le point de vue de la révolte existentielle, la lecture opéraïste est un autre élément constitutif du livre. La méthodologie de l’analyse est bien celle de la « composition de classe », l’outil principal de la lecture opéraïste des mouvements [14]. Mais le livre n’en utilise pas forcément le langage, il énonce plutôt les formes de subjectivité en acte qui apparaissent pendant ces années-là. Par exemple, il raconte comment le « proletariato giovanile » émerge au cours des années 1970, au moment où le système de production change, avec la naissance de l’usine diffuse. Le sujet ouvrier n’est plus le même que dans l’usine fordiste et le livre décrit la formation de cette nouvelle subjectivité qui fait tout éclater. C’est le sujet du nouveau travail ouvrier diffus qui ne partage plus l’identité ouvrière traditionnelle, même si l’ouvrier masse que Nanni décrit dans Nous voulons tout avait déjà tout bouleversé par rapport à l’ouvrier qualifié traditionnel du Parti Communiste [15]. Toutes ces figures, présentes dans le récit méthodologique de l’opéraïsme, apparaissent dans le livre.
De la même manière, le livre rend compte de la crise des formes politiques qui deviennent obsolètes en restant étrangères à ces mutations. On comprend alors la naissance du problème de l’organisation, comment les luttes inventaient sans cesse de nouvelles formes d’organisation qui naissaient aussi rapidement qu’elles disparaissaient. Il y a eu une reproduction très rapide des formes organisationnelles jusqu’à ce que – c’était la thèse de Primo Moroni – l’accumulation des défaites finissent par générer une très forte adhésion à l’hypothèse de guerre des organisations dites « de lutte armée ». Moroni disait (c’est peut-être une lecture d’ordre plus psychanalytique) que c’était un besoin d’ordre et de discipline qui s’était exprimé face à ce qui était ressenti comme menant à la désagrégation et à la destruction du sujet. « Entrer en guerre » renvoyait à une discipline paradoxalement rassurante et cela a déterminé l’adhésion à une ligne de conduite ferme et inflexible, complètement à l’opposé des formes de subjectivité qui s’étaient révélées au cours des mutations précédentes. Mais ce sont des questions qui n’ont pas été abordées dans L’orda d’oro, le livre se conclut avec les années 1980 et la défaite de la Fiat [16].
Cela dit, la question de la lutte armée est abordée dans le livre. Même s’il a été écrit dans un moment très difficile, marqué par la peur et la criminalisation, L’orda d’oro analyse la genèse de la lutte armée en Italie, notamment dans sa composante brigadiste - celle qui a eu le plus de poids et de résonance [17]. La lecture qui en est faite n’a d’ailleurs jamais été contestée par les protagonistes ni par la direction historique des Brigades rouges. C’est sans doute lié au fait que dans L’orda d’oro, il n’y a pas de prise de distance avec cette expérience. Elle n’est pas décrite comme quelque chose d’extérieur ou qui se serait constitué en opposition avec le mouvement, mais comme un phénomène qui est né et a mûri à l’intérieur du mouvement ; ce point de vue marque fortement le contenu du livre. En cela, il s’oppose à la thèse soutenue encore aujourd’hui par certaines reconstructions historiques qui voudraient faire de la lutte armée une manœuvre des services secrets ou une déviance étrangère au mouvement. C’est un parti pris qui a conféré une légitimité considérable au livre, d’autant que nous n’étions pas dans une période où il était facile d’affirmer ce genre de choses.
NB : Cela dit, à la différence d’autres reconstructions, la question de la lutte armée n’est pas non 10 plus la question centrale du livre, ni sa fin, elle est une composante de l’ensemble. Le chapitre sur la lutte armée est suivi par un chapitre sur le féminisme...
SB : ...Et dans la seconde édition du livre ont été ajoutés des textes qui parlent de la défaite, de la contre-révolution des années 1980, notamment le texte de Paolo Virno, Do you remember counterrevolution ? [18] et l’appendice de Rossana Rossanda sur la question de l’amnistie pour les « détenus politiques ».
NB : Question irrésolue, dont il faudrait faire état à nouveau pour la traduction du texte.
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