Nous mettons fin à la Maison de la Grève
Après huit années d’existence nous mettrons fin, cet été, à l’expérience de la Maison de la Grève. L’intention de ce texte est d’en expliciter les raisons. Elles sont multiples et il nous a été impossible d’être exhaustif. Pour autant, nous avons essayé d’être le plus clair et surtout le plus honnête possible. Dans ce but, nous revenons sur nos hypothèses politiques et sur les mouvements que nous avons parcourus. Nous espérons que ces lignes donneront quelques éléments de compréhension à tous ceux qui ont un attachement pour ce lieu et qu’elles alimenteront les réflexions à propos d’autres dynamiques politiques.
Nos hypothèses
Au cours de ces années, nous avons eu un seul objectif stratégique : faire de la question « comment vivre ? » le cœur de l’exigence politique. Cette affirmation en sous-tend deux autres qui relèvent, pour la première, de la compréhension des structures de pouvoir qui nous font face et, pour la seconde, d’un pari sur les possibilités de victoires du camp révolutionnaire :
1. La mutation la plus importante opérée par le capitalisme ces quarante dernières années réside dans la valorisation de parcelles toujours plus grandes et intimes de nos existences. Il suffit de penser à l’algorithme de Facebook pour saisir l’impact de ce processus.
2. Contrairement à ce qu’ont déclaré la plupart des révolutionnaires du XXe siècle, nous ne devons pas mettre au centre de nos préoccupations le contrôle de la production par les travailleurs, mais l’invention de nouvelles façons de vivre nous libérant de l’emprise de l’économie. Cela implique qu’à l’adage communiste « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », nous ajoutons cet amendement : reconnaissons que la grande majorité de nos besoins sont ceux fabriqués par le monde capitaliste et créons-en d’autres qui nous permettent de mieux vivre ensemble. L’urgence qu’a prise la question écologique ces dernières années, et la façon impérieuse dont elle interroge nos conditions d’existence, ne fait que confirmer cette hypothèse.
La Maison de la Grève a été une tentative pour répondre à ces questions. C’est le sens de la contradiction interne à son nom : Maison + Grève. Cela pourrait ressembler à une mauvaise équation. Certains ont pu dire : « On ne fait pas grève en rentrant dans sa maison, mais en occupant son lieu de travail ». Si nous avons trouvé cette opération fertile, c’est que nous faisons partie de cette génération pour qui le travail n’est plus un référent plein. Comme réalité sociale, il est morcelé, fait d’intérim, de RSA, de CDD, de chômage. Comme réalité symbolique, il ne fait plus sens, tant la quasi-totalité de ce que nous produisons est néfaste. Reste la réalité économique, qui ne s’arrête plus aux portes de l’entreprise. Face à cela, notre façon de faire grève a donc été de créer une maison commune, et de la mettre en tension avec la vie publique et les questions politiques qui nous paraissaient importantes. Créer une maison commune, c’est se regrouper et se doter d’outils pour, collectivement, moins dépendre des obligations économiques, c’est faire exister un lieu au seuil duquel la création de valeur et la circulation des marchandises s’arrêtent autant que possible. La mettre en tension avec les questions politiques, c’est participer ou se faire l’écho des conflits en cours.
La reprise (sans liens avec nous), du nom Maison de la Grève dans le dernier mouvement tout comme les nombreuses Maisons du Peuple ouvertes lors du soulèvement des Gilets jaunes, nous renforce dans l’idée qu’adosser des lieux à des révoltes est opérant. Mais, malgré le fait que nous jugeons cette perspective stratégique toujours valide, nous décidons d’arrêter cette aventure.
Raisons matérielles et énergies collectives
La première raison est d’ordre matériel. Les mutations que nous avons imaginées pour le lieu nécessitaient des travaux importants, certains presque structurels : rendre les outils plus accessibles — cuisine, reprographie, salles de réunions ; construire un espace bar à l’avant ; isoler pour organiser plus de concerts, etc. Nous avons envisagé très sérieusement l’option de l’achat, mais dans un dernier revirement de nos propriétaires, cela s’est révélé irréalisable. L’impossibilité d’acheter ou même de faire évoluer les conditions de notre bail est devenue un élément bloquant nos capacités à nous projeter à long terme dans ces locaux.
La seconde raison tient à la baisse de nos propres énergies. Cela était inévitable à partir du moment où nous fonctionnions avec un double refus. D’abord le refus de faire grossir notre collectif. Nous n’avons jamais cherché à « recruter » ou à nous agrandir, car nous avons mis au centre la dimension de l’amitié. C’est grâce à un groupe soudé partageant des affinités politiques fortes que la Maison de la Grève a tenu pendant huit ans. Parmi les personnes qui se sentent engagées dans la Maison de la Grève, beaucoup sont là depuis le début, et peu ont quitté l’aventure depuis la stabilisation du groupe courant 2012. Les personnes nouvelles se sont jointes à la suite de rencontres, et non suite à une recherche active de nouveaux adhérents. Cette manière de se lier nous a permis de tenir et de durer ; c’est le socle de confiance sur lequel nous pouvons exprimer de façon très franche nos désaccords ; c’est enfin ce qui nous permet aujourd’hui de clore ensemble cette aventure. Le deuxième refus est celui de faire épouser à nos activités le cadre et les contraintes des formes économiques viables et stabilisées. Ne serait-ce que pour nous permettre de payer les loyers et les frais engagés, ce que nous avons toujours exclu. Nous avons malgré tout, et avec pas mal de réticences (car cela implique une aisance dans la communication que nous n’avons pas) fait en sorte d’obtenir quelques dons mensuels. Mais trop peu pour faire tourner le lieu plus que cahin-caha. À contrario, nous avons développé des façons de fonctionner faites de mises en commun et de contournements des circuits officiels. Ces techniques ont fait leurs preuves. D’aucuns se rappellent même les moments de luxe qu’elles nous ont permis de déployer lors de séminaires, de repas ou de fêtes. Une des limites est que le cadre de la Maison de la Grève, en tant que lieu ouvert sur la ville, exige un apport constant d’énergie et une disponibilité qui est difficilement compatible avec d’autres engagements conséquents en parallèle. Et depuis quelques années, beaucoup d’entre nous ont choisi de s’investir dans d’autres projets prenant à bras le corps (entre autres choses) la question de la pérennité de ce que nous construisons et la possibilité de continuer à grandir et vieillir ensemble.
Raisons politiques
Enfin, il y a les raisons politiques. Schématiquement, nous pouvons dire qu’à un niveau plus général, depuis dix ans, nous avons traversé deux phases.
La première commence un peu avant 2012 et va des tentatives d’expulsions de la Zad à la mort de Rémi Fraisse. Si la Maison de la Grève est née lors du mouvement social contre la réforme des retraites de 2010, les années qui ont suivi le cœur du conflit politique s’est mené dans les champs et les montagnes. Le fer de lance de cette session a été la lutte contre l’aéroport à Notre-Dame des Landes. Mais nous nous sommes également battus contre l’industrie du nucléaire en Normandie (et à Bure), contre la ligne de train à haute vitesse dans le Val de Suse (et dans les Alpes françaises) et de nombreuses autres luttes dites territoriales ont été menées. Ces luttes ont opéré un dépassement par rapport à la dynamique classique des mouvements sociaux. Elles ont posé la question des conditions d’existence et plus seulement des conditions de travail ; du refus et de la réappropriation plutôt que des revendications ; ainsi que la nécessité d’assumer une forme de violence politique. Il faut se rappeler que l’un des principaux apprentissages des grèves de 2010 est qu’être incroyablement nombreux à marcher pacifiquement derrière les banderoles syndicales est d’une efficacité quasi nulle.
Au cours de cette séquence, la Maison de la Grève a été une proposition en phase avec les conflits en cours. Les questions de l’époque portaient sur le bon accord entre habiter et lutter. Ce qui résonnait avec les positions politiques que nous avons portées : d’un côté, un geste d’arrêt, de blocage de l’économie ; de l’autre un pas de côté pour cesser de revendiquer une intervention de l’État et commencer par faire par nous-mêmes. Pour le raconter plus factuellement, on peut dire que nous avons développé une continuité avec toutes ces luttes. Une continuité qui est passée tant par la mise en place de solidarités matérielles — les cultures collectives à la Zad, que nous cuisinions ensuite aux cantines — que par les gestes politiques. Par exemple, les reprises du mot d’ordre italien « Portare la valle in cita » — qui invitait à porter la conflictualité du Val de Suse en ville — ont été multiples. On les repère tant dans les actions menées avec le comité Zad de Rennes, que dans la circulation avec les camarades italiens : allers-retours au Val de Suse, présentation publique à Rennes, où même Maison de la Grève de Milan. Circulation qui fut alors prise très au sérieux par les autorités, puisque plusieurs personnes identifiées comme proches de la Maison de la Grève (rennaise) furent arrêtées un peu avant le 1er mai 2015 à Milan (où se tenait une manifestation internationale contre l’Exposition universelle) et que ces arrestations ont été l’un des principaux faits justifiant leur assignation à résidence au tout début de l’état d’urgence, en novembre de la même année.
En 2016, le mouvement contre la loi Travail a marqué le début d’une nouvelle séquence. Les conflits politiques ne sont plus sporadiques. Ils sont devenus presque permanents : parfois d’une intensité inconnue, comme celui des Gilets jaunes et parfois plus rampants. Quoi qu’il en soit, nous avons pris l’habitude de descendre dans la rue quasiment toutes les semaines. Avec cette accélération du rythme des luttes, on remarque plusieurs traits marquants de cette séquence. D’abord, la généralisation des pratiques d’autodéfense — et des pratiques offensives — face aux forces de l’ordre. Ensuite l’enfermement paradoxal (dans une époque qui multiplie les raisons du mécontentement) des groupes politiques non institutionnels dans des logiques identitaires et autoréférentielles. Ou encore l’expression politique de pans entiers de la société qu’on n’entendait pas (ou qu’on ne voulait pas entendre) auparavant. Les Gilets jaunes y sont pour beaucoup, mais on peut noter aussi les jeunes déçus des marches climat, le retour en force des luttes féministes ou des quartiers populaires avec les luttes contre les violences policières.
Concernant le rôle de la Maison de la Grève dans cette séquence, plusieurs observations sont possibles. La première, ayons l’honnêteté de le dire, est qu’elle a eu plus de mal à entrer en écho avec les luttes en cours que lors de la période précédente. Un hiatus s’est créé entre la Maison de la Grève comme lieu d’autonomie et comme lieu de lutte. Ce hiatus se repère d’abord aux choix différents de ses membres lors du mouvement contre la loi Travail. Certains ont choisi de s’y jeter entièrement afin se tenir au plus près des inventions politiques de ce mouvement et notamment du cortège de tête. D’autres ont préféré continuer à faire exister les habitudes propres à la Maison de la Grève, comme les cantines, servant de point de repère et de rencontres à de nombreuses personnes. Ces deux dynamiques ne se sont rejointes qu’au mois de mai, lors de l’occupation de la Maison du Peuple.
Une autre raison du hiatus évoqué plus haut est l’accentuation radicale des politiques répressives que nous connaissons depuis l’état d’urgence de 2015 et le passage de la quasi-totalité de ses mesures dans le droit commun. Pour un lieu fixe et identifié, qui affirme — et met en place — publiquement une nécessaire rupture avec les formes politiques dominantes, cela a contraint à trouver un positionnement se situant moins au cœur du conflit et moins sous les projecteurs de la police. D’autant que depuis 2016, comme beaucoup, nous avons vu les procès devenir plus réguliers et nous avons appris à faire de la répression, non pas un en-dehors de la lutte, mais une de ses phases. Et ce, tant en participant à des dynamiques à l’échelle de la ville (comme le Comité contre la criminalisation du mouvement social), qu’en assurant les obligations matérielles des procès et condamnations (les repas de soutien sont presque devenus une marque de fabrique).
Mais soulignons également que lors de cette séquence, la Maison de la Grève a sans cesse évolué. Pour une part, elle a été réappropriée par de nombreux collectifs : réseau de ravitaillement, de soutien aux migrants, de résistance écologique, de graphistes, de crèche autogérée, etc. Ceux-ci se servent du lieu comme outil d’organisation. Principalement des salles de réunions, de la reprographie et de la cuisine collective. C’est une dynamique que nous avons, peu à peu, cherché à amplifier. Par exemple, avec la proposition faite au début des grèves de décembre dernier de mettre à disposition le lieu pour les composantes du mouvement qui en avaient besoin. D’autre part, le collectif de la Maison de la Grève lui-même a choisi (parallèlement au maintien des trois cantines par semaine, réduites à une seule cette dernière année) de mettre l’accent sur l’organisation de cycles de discussions. Ces cycles ont été créés dans une volonté d’enrichir les mouvements que nous traversons par une pensée politique non-idéologique, vivante et partagée. Ils ont été l’occasion de réflexions et de prises de recul qui nous semblaient manquer tant dans la frénésie du calendrier militant que dans l’amoncellement des posts sur les réseaux sociaux. Ils étaient aussi le prétexte à accentuer la circulation nationale et internationale entre les acteurs des luttes et ont permis de nourrir les liens de camaraderie d’une conspiration qui a pignon sur rue. Si on ne voulait citer que quelques-unes des questions traitées lors de ces cycles de discussions, on parlerait de l’état d’urgence, des printemps arabes, de la guerre en Syrie, ou plus récemment des soulèvements soudanais et libanais, du féminisme de la différence et de l’écologie politique. Reste que cette double direction — le lieu comme outil et comme point d’énonciation politique —, aussi fertile soit-elle, relève souvent du grand écart. Cela a peu à peu mis en crise le mode d’organisation actuel, reposant sur un groupe central avec ces affirmations politiques propres et d’autres collectifs ne sachant pas toujours comment s’emparer du lieu.
Ces raisons cumulées — raisons matérielles, d’investissement ou d’énergie collective, et raisons politiques — nous poussent à mettre fin à l’expérience qu’a été la Maison de la Grève. Et, même si chaque chose qui se finit comporte son lot de tristesses, nous pouvons dire que nous sommes fiers de l’expérience que nous avons menée et de savoir y mettre fin collectivement.
Et ensuite ?
Concernant les locaux qui ont hébergé pendant huit ans la Maison de la Grève, nous avons proposé aux collectifs qui en ont eu un usage ces dernières années de reprendre collectivement le lieu. Ce processus est aujourd’hui enclenché et reste rejoignable. Ce sera une nouvelle expérience : avec un autre mode d’organisation — plus ouvert, et plus inter-collectifs —, avec d’autres perspectives politiques et un autre nom.
En ce qui concerne le collectif de la Maison de la Grève, il est trop tôt pour dire comment il va muter et à quels nouveaux projets il va donner vie. Nous tenons juste à préciser que les choix éthiques et politiques auxquels nous avons tenu en faisant vivre le lieu nous engagent toujours, au-delà de sa disparition.
À Rennes, le 16 avril 2020,
La Maison de la Grève.
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