Nathalie, la vie te fait peur…
« Le procès fait à la violence, c’est cela même la brutalité. Et plus la brutalité sera grande, plus le procès infamant ; plus la violence devient impérieuse et nécessaire. » Jean Genet, Violence et brutalité, Préface à Textes de prisonniers de la « Fraction Armée Rouge » et dernières lettres d’Ulrike Meinhof ; cf. Jean Genet, L’ennemi déclaré, Gallimard, 1991.
Tout d’abord, Nathalie, tu m’autoriseras ce tutoiement amical, un zeste de camaraderie (inconsidérée peut-être) en ce temps où l’humanité dans son ensemble paraît entamer ses derniers soubresauts. C’est que je voudrais te parler plus franchement que tu n’en as sans doute l’habitude, on sait trop bien que ta fonction politicienne n’admet facilement que les faux-culs, et qu’il te faut faire avec.
Samedi dernier, le 11 mars, la manifestation populaire de protestation contre la très macroniste réforme des retraites a débouché sur l’investissement des locaux de l’ancien cinéma Arvor par une troupe de joyeux drilles. Cela se passait donc rue d’Antrain, et de l’entrain, il en fallait pour cette action hardie autant que judicieuse. Espace inoccupé depuis que le cinéma est parti se ghettoïser dans une des immondes Bastille qui surveillent la nouvelle gare, celle-là même, emblématique de toutes, dans laquelle on croise, selon notre président bien aimé, des gens qui ne sont rien. Espace délaissé qui n’attendait donc, disais-je, qu’un peu de vie qui lui a ainsi été offerte. À ton déplaisir, a-t-il semblé.
On dit incidemment que, pour sa part, l’équipe cinéphilique de l’Arvor, d’où elle est maintenant, a fait savoir sa satisfaction de voir son ancien écrin servir ainsi à la cause du peuple, mais son avis importe peu pour toi, ce ne sont que des travailleurs, pas des politiciens habilités à prendre position, n’est-ce pas ?
Dans un communiqué tout naturel, toujours soucieuse de prendre parti pour la bourgeoisie plutôt que pour la plèbe, tu as réagi, et l’on t’a bien reconnue là. Tu t’indignais des violences qui auraient été commises par des radicaux violents qui n’auraient rien à voir avec le mouvement social du moment. Ce en quoi, tu te trompes lourdement ! Il est vrai qu’en marge de cette action un magasin de fringues a été dévalisé, c’était effectivement évitable, un dérapage inutile lors d’une course trop enlevée (ce sont des choses qui arrivent, les policiers eux-mêmes ne sont-ils pas enclins aux dégâts collatéraux ?). Je remarque comment, dans tes condamnations de la chose, tu sembles avoir à cœur de reprendre le langage de la droite municipale, sans aller toutefois aussi loin que le site Breizh-info, spécialiste de la délation et de la haine raciale (mal) déguisée. Tu choisis ainsi tes alliés rhétoriques, et ce, juste avant de requérir l’évacuation de cette Maison du peuple, baptisée ainsi dans l’enthousiasme par des centaines de personnes de tous âges et de fort diverses conditions venues soutenir cette occupation et sa nécessité, dimanche après-midi, notamment, lors d’une assemblée générale qui a su montrer le besoin d’un espace et d’un temps d’organisation et de vie commune.
Au lieu d’ordonner l’expulsion et d’en chasser ainsi le peuple, tu aurais pu accepter de prendre langue avec les occupants et les syndicalistes présents dans ce collectif en formation. Non, tu as préféré suivre la droite imbécile qui te sert d’opposition et dont toutes les déclarations, si pauvres sur le plan sémantique, soufflent le ridicule en même temps que la réaction la plus rance.
Oublies-tu que cette violence que tu dénonces est celle qui vaut pour de vagues désordres urbains et qu’elle n’a jamais tué personne, tandis que la brutalité – qu’à l’instar de ton (ex ?) ami Manuel Valls, tu prônes – n’en finit pas de causer la mort de ta ville en même temps qu’elle s’indiffère des jeunes gens froidement liquidés par la police rennaise ? À cet égard, pour prendre un seul exemple, nous sommes encore un certain nombre à toujours attendre un message d’humanité jamais prononcé après que le jeune Babacar Gueye, égaré et désarmé, avait été abattu de cinq balles, dont deux dans les poumons, par un agent de la Bac, dans le quartier de Maurepas, la nuit du 2 au 3 décembre 2015 ! Pas un mot n’a filtré de ta bouche à ce sujet, tes amis de droite ne t’avaient donc pas inspiré de commentaires ? Indifférence valant pour une certaine brutalité ? Le mot de Jean Genet, cité en exergue, conviendrait, il semble, et même paraîtrait faible.
Dans un texte célèbre relatif à la RAF, Genet opposait jadis à la violence imputée aux jeunes activistes la brutalité de l’État allemand aiguillonné par l’empire américain. Le temps de ce pensum convulsif, je m’autorise aujourd’hui, pour simple rappel, à l’imiter quelque peu en comparant ainsi la brutalité bourgeoise qui dévitalise sans relâche la ville de Rennes, comme toutes les autres : une brutalité qui n’est qu’un visage de l’oppressive domination capitaliste que tu accompagnes si volontiers, toute pseudo-socialiste que tu crois être, tandis que la violence des radicaux que tu dénonces dans ton communiqué n’est jamais qu’un visage de l’extrême douceur qu’appellent ces manifestations de la vie même.
La disparition de l’espace public, quand tout est systématiquement privatisé, fait que pas un lieu n’existe en cette ville de Rennes où se puisse réunir spontanément une assemblée instantanée. Toi et tes alliés écologistes, bourgeois libéraux pour la plupart, vous avez laissé le marché sauvage et la spéculation qui le dope croquer les derniers espaces vivants qui faisaient de cette ville un endroit où d’autres que des citoyens amorphes, consommateurs et calculateurs, avaient encore où exister, cahin-caha.
Tuer la ville comme tuer la vie, est-ce là une tâche exaltante ? En tout cas, c’est assurément (et aveuglément) la tienne. C’est de toute façon une tâche quasi impossible que de développer une ville sans accroître ses meurtrissures. Toi, tu jouis sans vergogne de tout ce béton qui grandit de part et d’autre, et si, conjointement, des kilomètres de pistes cyclables sont censés verdir une étiquette, la logique capitaliste n’en est toutefois que renforcée, et toujours aussi mortifère, quelle que soit la bonne conscience de tes soutiens, forts de leurs revenus confortables et soucieux d’un ordre minimal, sanguinaire à l’occasion.
Toi qui te dis hostile à ce projet de loi réducteur de vie, cette loi pour une réduction des temps de retraite, que n’écoutes-tu pas la voix de la jeunesse la plus vivace et de la confrontation fertile ? Le temps lui manque déjà, et tu n’oses entendre cette révolte implacable, urgente. N’oublie pas que de ces frottements intempestifs, crissements tectoniques, surgissent des étincelles nécessaires, des initiatives généreuses, des idées possibles. Toi qui as livré le cœur historique de la ville à François Pinault, à l’hygiénisme mercantile, à l’hôtellerie de luxe (mon oreillette m’informe d’une enseigne quatre étoiles malmenée place des Lices : la lutte des classes, décidément !) pour mieux satisfaire ta clientèle, n’oublie pas que celle-ci a déjà en réserve un bulletin plus à droite qu’elle dégainera bientôt afin d’assurer ce qu’elle appelle déjà ses prérogatives, celles-là même qui sont propres à la bourgeoisie acculée à sa caricature. Tu n’as à espérer que de la jeunesse réflexive et généreuse, sous peine de laisser le champ à d’autres forces tellement plus sombres, et qui sont prêtes à mordre.
Le vrai cœur turbulent de cette ville, fort de son exubérance, est aussi le plus imaginatif et le plus pensant ; au lieu de t’assoupir dans des conseils municipaux routiniers et de traiter par le dédain ceux qui y viennent t’interpeller, comme ce fut le cas lundi dernier, en écho à cette expulsion décidément peu sagace qui avait eu lieu le matin même, tu pourrais mettre dans ton moteur neuronal un peu de ce carburant, certes inflammable, et donner à cette cité le rose aux joues qui lui reviendrait.
Sur ces considérations par trop bavardes, je te souhaite, comme à nous tout.es, un joli printemps vainqueur et populaire.
le 15 mars 2023.
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