Toutes les infos sont sur le site de la maison de la grève
Voici le programme et le texte de présentation générale est plus bas :
Le Programme
VENDREDI 19 MAI
17h30 - 18h00 : Ouverture des portes
18h00 - 18h30 : Présentation des séminaires
— Maison de la Grève —
18H30 -20h30 :
QUE DÉCLARE L’ÉTAT D’EXCEPTION ?
— Marie Goupy —
Marie Goupy fera une analyse du concept d’état d’exception (Ausnahmezustand) tel que l’a construit le juriste C.Schmitt dans l’entre-deux-guerres. À travers cette notion, il s’agira de mettre à nu le rapport qu’entretiennent la règle et l’exception au sein des régimes démocratiques. Non pas pour les opposer, mais pour comprendre comment l’état de droit et l’état d’exception fonctionnent ensemble. Sera également examiné comment la théorie de l’état d’exception répond aux crises que le libéralisme n’a de cesse de produire. Comment les failles structurelles d’un système qui caresse le rêve d’un monde auto-régulé sont pansées par une théorie de la décision politique arbitraire et souveraine. L’état d’exception et la gestion libérale forment alors le nom d’une double confiscation du politique.
SAMEDI 20 mai
9h00 - 9h30 : Ouverture des porte et petit-déjeuner
9h30 - 11h00 :
COMMENT L’ÉTAT D’URGENCE TRANSFORME LE DROIT ?
— Serge Slama —
Malgré ce qu’en dit le Conseil constitutionnel, l’état d’urgence, produit un régime dérogatoire aux libertés fondamentales au sein de l’état de droit. Ses mesures phares, l’assignation à résidence, la perquisition administrative, et l’interdiction de séjour (de manifester) participent à la généralisation de la suspicion sur la population. On peut alors se demander si l’état d’urgence n’est pas un (énorme) pas de plus vers une transformation profonde du droit ? Une métamorphose qui s’opère au niveau planétaire à coups de législations antiterroristes, de peines de sûreté pour les déviants et les récidivistes, de mise en camps des migrants, d’inversion des normes entre le code du travail et l’entreprise et de 49,3… Entre néo-autoritarisme, contrôle massif de la société, et gestion prédictive de la menace de quelle évolution l’état d’urgence est-il révélateur ? Comment ces modifications opèrent-elles au sein même du droit ? Quels rapports de force et quelles résistances se jouent autour de ce dispositif ? C’est à ces questions que répondra Serge Slama.
11h00 - 11h 30 : Pause et collation -
11h30 - 13h00 :
DE QUOI LA GUERRE CIVILE EST-ELLE LE NOM ?
— Ninon Grangé —
Suite aux attentats de Novembre 2015, François Hollande déclare la guerre au terrorisme. Son discours s’accompagne des bombardements en Syrie et de la déclaration de l’état d’urgence en France. Ce double geste cible à la fois un ennemi extérieur et un ennemi intérieur. Il rejoue par là même le geste fondateur de tout pouvoir constitué : diviser, recréer un dehors et dedans, au sein de sa population, comme hors de son territoire. Pour nous aider à comprendre cette situation Ninon Grangé reviendra sur le concept de guerre civile (stasis). Quelles différences il y a-t-il entre les notions d’état d’exception et de guerre civile ? La guerre civile recouvre-t-elle l’intensité d’un conflit politique dans lequel l’État n’est qu’une force parmi d’autre où une fiction mise en place par le pouvoir pour conserver son hégémonie ? Qu’est-ce que la guerre civile nous révèle de la nature même du politique ?
13h00 - 14h00 : Repas
14h00 :
EGYPTE ET TURQUIE : FORCES D’OPPOSITIONS ET STRATEGIES D’ETATS
Maaï Youssef (doctorante en sciences politiques à l’Université Paris Sorbonne) concentrera son intervention sur l’analyse des deux temps qui ont ponctué la contre-révolution égyptienne. Le premier débute dès 2012 avec l’organisation des éléctions suite à la chute de Moubarak qui sera remportée par Mohammed Morsi, membre des Frères Musulmans. Le retour du jeu démocratique rend illégitime la poursuite de la révolution en dehors des urnes alors même qu’une partie de l’opposition est encore déterminée à poursuivre le combat au-delà de la chute du dictateur. Puis, l’accès au pouvoir du général Abdel Fatah al-Sissi qui participe au coup d’État militaire du 3 juillet 2013 inaugure la deuxième période du renforcement de l’autorité de l’État. Le rétablissement de l’état d’urgence, l’apparition de nouvelles lois interdisant de manifester et la nouvelle définition d’une organisation terroriste constitue le triptyque qui permet de museler toutes formes d’opposition. Il s’agira alors de comprendre comment la révolution a été détournée et quels ont été les mécanismes et les ressources de l’État pour s’en venger.
Yohanan Benhaim (doctorant en sciences politiques à l’Université Paris Sorbonne) interviendra sur la situation turque et la légitimation du glissement autoritaire en cours. Il exposera comment la redéfinition de la frontière entre l’interne et l’externe à l’État et celle de l’ennemi alimente cet autoritarisme en Turquie, au détriment de l’ensemble des forces possibles d’opposition.
Introduction
INTRODUCTION
Urgence et histoire
Vue aérienne de la capitale, des bâtiments ont été attaqués. Au pied des tours, des troupes armées interviennent. Au même moment, un homme parle solennellement devant l’assemblée. Un complot vient d’être déjoué. Certains de ses auteurs ont pu être éliminés, d’autres sont en fuite. « Mais soyez assurés, déclare-t-il, ma détermination n’a jamais été aussi grande. Pour garantir la sécurité dans la continuité et la stabilité, la république sera bientôt réorganisée, et deviendra le premier Empire Intergalactique ! Pour une société fondée sur l’ordre et la sécurité ! » Les parlementaires, enthousiastes, l’acclament. Seule une d’entre eux déplore : « Ainsi s’éteint la liberté… Sous une pluie d’applaudissements ». Star Wars, épisode 3, La revanche des Siths.
Parmi les récits que la mythologie démocratique nous a légués pour donner sens à l’histoire, celui du « retour aux âges sombres » semble très séduisant pour identifier la période en cours. Des classes d’histoire (ou d’éducation civique) au cinéma, on retrouve un schéma qui se décline à merveille à travers les univers : la démocratie, imparfaite et naïve (le « moins pire des régimes », évidemment), est remise en cause par un populisme autoritaire, jouant sur les peurs, et amenant inévitablement à la conquête du pouvoir par un faux prophète. Dans ce mythe, il y a toujours cette phase de tension palpable précédent le drame, durant laquelle, au milieu de l’excitation et du chaos, au milieu des complots et des fausses menaces, le héros « sent » les choses venir, sans bien sûr pouvoir les empêcher. Il est plutôt tentant, et facile, aujourd’hui, de s’identifier à ce héros, bloqué dans les années 30 : après tout, il y a eu la crise économique, les replis nationalistes, et un ennemi intérieur tout désigné…
Pourtant, après un an et demi d’état d’urgence, quelque chose cloche. Certes, ce que nous pressentions est arrivé : les assignations à résidence, les perquisitions administratives et les interdictions de manifester se sont multipliées, et le dispositif d’exception est reconduit encore et encore. Ce qui cloche, c’est justement cela : nous vivons, comme prévu, dans l’exception… et à dire vrai cela n’a rien d’exceptionnel. Ce qui était l’horizon révoltant de tant de récit sur le retour des forces obscures n’émerge dans nos vies que par à-coups, imposant ici de nouveaux contournements, officialisant là telle pratique déjà banalisée. Avouons-le, on est presque déçu. Là où nos prédictions se réalisent, elles perdent toute leur puissance d’indignation. On dirait que l’apocalypse n’existe qu’au futur et les âges sombres qu’au passé. Alors, que faire de ce décalage ? Plutôt que de conclure par un relativisme à 2 euros, on devrait au moins en tirer quelques leçons :
D’abord prenons ce genre d’imaginaire pour ce que c’est : un imaginaire, mobilisable dans à peu près tous les sens. Il peut être source d’un puissant sentiment d’urgence historique, lorsque la sensation de voir se réaliser une prophétie longtemps annoncée prend aux tripes et force à se jeter dans la mêlée. Malheureusement, il est aussi à l’origine du pire des attentismes : la prophétie ne se réalisant jamais pleinement, on peut passer une vie à annoncer le drame, et il n’y a jamais la musique de John Williams, ni de texte jaune en scrolling trapézoïdal pour nous dire que l’épisode suivant est commencé. Dans le fond, le problème est peut-être tout simplement celui-ci : ce n’est pas dans le futur ni dans les risques qu’il recèle qu’il faut chercher notre détermination, mais bien dans le tord qui nous est fait aujourd’hui, et depuis des siècles. On se répète, mais la catastrophe est déjà là, et elle commence à être vieille.
Et puis ce genre de mythe pose un autre problème : on prend avec lui le risque de ne pas comprendre ce qui nous fait face. « Il faut connaître l’histoire pour éviter qu’elle ne se répète » nous enseignait Mme Paillé en cours d’histoire. Oui mais un autre de nos professeurs a aussi dit « l’histoire se répète toujours deux fois, la première comme une tragédie, la seconde comme une farce ». Et derrière la farce, qu’est-ce qui se joue au juste ? C’est peut-être de ça dont nous avons besoin, un an et demi après la proclamation de l’état d’urgence : au calme, penser non pas la tragédie, mais la farce.
Faire du vieux avec du neuf
Une analyse qui voudrait avoir des chances de comprendre ce qui se passe aujourd’hui devrait sans doute commencer par porter attention à ce qui ne colle pas avec ce tableau des années 30. Par exemple que reste-t-il de l’extrême droite si on lui retire l’expérience de la première guerre mondiale et sa proximité avec la violence de masse ? Si on lui retire l’idéalisme et le fanatisme du début du siècle, le mysticisme de la race et des origines, le culte de l’homme nouveau ? Si on lui retire la grandiloquence des bannières, des uniformes, et si on coupe Wagner ? Comment peuvent s’exprimer la xénophobie et l’envie de drame dans un monde soi-disant « post-idéologique » ? La ritournelle sur la perte des valeurs fonctionne bien mais ne suffit pas à elle-même, elle est résignée et nostalgique et il n’y a rien en Europe ni aux États-Unis qui ressemble de près ou de loin à une fièvre patriotique. Le trait caractéristique du nationalisme contemporain, ce qui semble conférer leur légitimité et leur banalité aux discours du FN, de Trump ou de l’UKIP, c’est avant tout leur logique de comptable. On prétend avoir fait les additions et les soustractions et on conclue avec un sourire cynique que, malheureusement, l’autre coûte trop cher. L’idée est simple : « le monde est un grand marché et on n’a pas envie de se faire niquer, déso ».
Confronter ces discours aux « vrais chiffres », comme le font journalistes et économistes bien intentionnés depuis des décennies, ne change rien à l’affaire. D’abord parce qu’il n’y a pas de « vrais chiffres » et que prétendre pouvoir déterminer arithmétiquement de l’apport d’un individu à une communauté est un délire de DRH existentiel. Ensuite parce que ce qui nourrit ce raisonnement n’est pas la pertinence de sa logique interne, mais les affects sur lesquels il joue. Ceux-ci ont beau être liés à une situation matérielle, la manière dont ils opèrent réellement n’a rien à voir avec le « choix économique rationnel » derrière lequel ils prétendent avancer. L’ économisme est la langue idiote dans laquelle l’époque trouve toutes ses excuses : ce n’est pas une science, c’est une idéologie.
Quand on se demande comment un cliché de l’autoritarisme du XXe siècle comme l’état d’urgence peut se maintenir en France depuis un an et demi sans choquer grand monde, c’est sans doute dans cette même direction qu’il faut regarder. L’idéologie nationale voyait la société comme un corps : lorsqu’il fallait justifier de l’épaisseur d’une machine de contrôle et de répression, elle offrait les notions d’ordre ou d’autorité. Ce jargon connaît aujourd’hui une nouvelle mode, mais il n’a plus le même poids à l’heure où rien ne semble exister d’autre que des flux et des réseaux d’intérêts individuels. En revanche, pendant que ces mots sombraient peu à peu dans une sénilité qu’on leur souhaite mortelle, un autre signifiant entamait une spectaculaire ascension : celui de « sécurité ». Il y a un demi siècle elle errait encore dans la catégorie des sentiments vagues et subjectifs, depuis elle s’est hissé, de campagnes électorales en rapports d’experts, au rang de bien général quantifiable.
La notion d’ordre pouvait être critiquée au nom du modèle supérieur auquel elle se référait : Quel ordre ? Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? La question restait politique. La sécurité permet au contraire une justification immanente : elle ne prétend pas atteindre une forme idéale, mais plutôt maintenir l’assurance que la configuration actuelle ne bouge pas, ceci non parce que cette situation serait la meilleure possible mais parce qu’elle est réaliste et qu’elle « fonctionne ». La sécurité se définit toujours mieux par la négative, elle promet de chasser l’insécurité, le risque, l’incertitude. C’est en cela qu’elle est indissociable de l’idéologie économique, dont l’arnaque principale consiste à prétendre n’avoir pas d’autre projet que celui vers lequel nous porte naturellement le progrès, à savoir : maintenant au carré. Drapé dans cette objectivité extra-politique, l’état n’a plus qu’un rôle : garantir l’avenir, coûte que coûte et quel qu’il soit. Le paradoxe génial est que cela lui donne la légitimité et le devoir d’être proactif. Le « droit à la sécurité », forgé à l’arrache en détournant ironiquement le « droit à la sûreté » qui interdisait les détentions arbitraires, est devenu une masse cloutée pour défoncer un code de lois jugé trop idéaliste pour être efficace. Voilà donc peut-être à quoi ressemble l’état d’urgence, quand on lui retire la casquette et la moustache : une mise à jour de l’arsenal juridique aux mots d’ordre de l’époque : anticipation des risques, gestion statistique et efficacité préventive.
État de droit et gouvernance économique
L’opposition entre la logique « traditionnelle » du droit et celle portée par l’idéologie économique avait émergé comme un thème important lors des derniers séminaires. Là où la première nous semble procéder d’une distinction du juste et de l’injuste, du bien et du mal, au regard d’une morale transcendante ou d’une série de signifiants supérieurs (liberté, égalité, etc), la seconde définit des objectifs immanents (la barre des 15 %, etc), et met en place les dispositions nécessaires pour les atteindre. Quand la première juge un individu en fonction d’un crime qu’elle a définit et qu’elle lui impute, la seconde se contente d’évaluer les risques et réagit en fonction, d’où le déplacement des prérogatives judiciaires vers les figures de l’administrateur ou de l’expert, d’où l’importance des actions préventives. La première aimerait s’appeler État de droit, la seconde gouvernance économique. Dans des champs aussi divers (à première vue du moins) que l’antiterrorisme ou le droit du travail, la « vieille logique » est battue en brèche par l’économisme triomphant. Cette évolution mérite d’être exposée, parce qu’un discours de légitimation autorise et encourage certaines pratiques alors qu’il en rend d’autres inconcevables. Par exemple, on peut aujourd’hui interdire à des personnes de manifester au regard des risques potentiels qu’ils représentent, privatiser des services au nom de leur « efficacité » ou pousser ses salariés au suicide à coup de benchmarking et d’objectifs mensuels.
Il convient cependant de comprendre de quoi on parle. La rationalité économique remporte de nombreuses victoires notamment parce qu’elle prétend « coller au réel » et avoir des catégories qui « fonctionnent ». Face à cela, il y a souvent deux critiques, à première vue contradictoires. L’ une d’elle prend le message au pied de la lettre, et y voit l’œuvre du grand ordinateur mondial, qui finira par gouverner le monde scientifiquement dans une dystopie à mi-chemin entre 1984 et Matrix. La seconde lui reproche son idiotie statistique et son aveuglement, la juge incapable de faire face aux situations inattendues, incapable de combler l’écart entre ses algorithmes et le réel. Cela vaut le coup de s’arrêter sur ce paradoxe, parce que c’est probablement ici que réside la possibilité de cerner au mieux ce qui nous fait face.
Dans le fond, les deux critiques sont justes. La première nous montre la limite interne de ce discours, l’absurdité dégoûtante de son idéal, la seconde nous en montre la limite externe, son véritable point faible. Une idéologie façonne ses propres objets, elle est l’esclave de son propre langage. Son système est toujours parfait puisqu’elle ne peut rien voir de ce qui est extérieur à lui. La notion d’individu à risque n’est pas plus proche du réel que celle d’ennemi politique, la compétitivité ou l’intérêt individuel ne sont pas des choses moins mystiques que la liberté ou le salut. Que se passe-t-il lorsqu’un discours est confronté à quelque chose qui sort de son cadre, qu’il ne peut pas appréhender ? Il devient incohérent, il s’envenime, il bégaie. La manière dont le pouvoir se dépêtre depuis plus d’un an avec la « question djihadiste » en est la triste illustration. Il y a eu les perquisitions administratives avec leur taux d’échec de 99,53 %, les montées au créneau absurdes sur la déchéance de nationalité, la promesse d’arrêter l’état d’urgence quand le terrorisme aura disparu, des démonstrations de force aussi colossales qu’objectivement inutiles, l’invention de concepts finots comme « auto-radicalisation », et après chaque drame les constats d’impuissance : « aucun indicateur n’aurait pu laisser penser que… », doublé de la sensation étrange que c’est bien notre société qui produit ces meurtriers. En psychanalyse cela s’appelle un symptôme, et si le but des terroristes était de rendre fou l’occident, ils sont en train d’y parvenir.
Que peuvent tirer de tout ça les opposants politiques, pour qui la stratégie du pire n’est pas une option mais qui se heurtent chaque jour aux mécanismes de répression permis par le discours sécuritaire ? D’abord la certitude que l’ennemi n’est pas invincible, que la rationalité économique n’est pas la « martingale du contrôle », quand bien même elle voudrait l’être. Les assignations à résidence et les interdictions de manifester, au-delà de la complexité de leur mise en œuvre concrète, sont permises par la même logique qui restera à jamais aveugle aux pratiques de partage et de mise en commun, aux gestes gratuits ou à l’acharnement à la révolution. L’autisme structurel de l’ennemi est à la fois la raison et le moyen de le combattre.
Savoir faire les difficiles
Que propose-t-on alors ? On trouve aujourd’hui de nombreux travaux émanant de juristes « de gauche », ou simplement scrupuleux, qui dénoncent ces évolutions du droit comme une dérive dangereuse pour la démocratie. Certaines voix s’élèvent pour demander un retour à cet état de droit idéal, qui saurait à nouveau soumettre la logique économique et lui rendre sa place humble et légitime. Voilà ce que nous ne ferons pas. Si nous nous sommes intéressés à l’état d’urgence, c’est d’abord par ce qu’il s’est intéressé à nous. Si nous tenons à disséquer et exposer publiquement ces évolutions, c’est parce que nous prêtons attention aux nouveaux visages de l’ennemi, pas parce que nous préférions les anciens. Nous ne ferons pas du droit bourgeois un pis-aller face à l’hybris mathématique de l’économie. Il y a des héritages auxquels nous tenons trop pour cela.
Celui de Marx et de Foucault d’abord, qui ont dressé la critique de ce droit idéal, qui ont montré comment un régime de domination trouvait sa place précisément dans l’écart constant et structurel entre le discours et la pratique (ou comment un contrôle d’identité produit bien autre chose que des renseignements sur l’identité). Celui de Schmitt également, qui a su cibler à l’intérieur même du discours juridique les angles morts et les présupposés archaïques qui le déterminent. Ceux qui reprochent à ces critiques une prétendue complicité objective avec la raison économique refusent de chercher l’imagination et la détermination qui nous feront sortir de l’impasse. Aucun projet politique ambitieux ne saurait se présenter comme un retour au bon sens de nos ancêtres, c’est sans doute la seule concession que nous feront à l’idée de progrès. Que reste-t-il alors quand on jette dans une même poubelle historique la gouvernance économique et l’État de droit, pour penser les rapports des hommes entre eux ? Pas mal de confusion potentielle sans doute, quelques élucubrations utopiques, mais surtout un grand champ d’enquête et d’expérimentation pour ceux qui vivent cette recherche à la fois comme une exigence éthique et comme une nécessité matérielle.
Lorsque nous avions abordé la question du soulèvement en Syrie l’année dernière, c’était peut-être d’abord par pêché d’actualité, sinon pour démystifier une simplification médiatique qui marchait de paire avec le dispositif de l’état d’urgence. Cela dit, ce qui en émergeait, comme peut-être de toutes les analyses qui savent rendre sa complexité à ce conflit, au-delà des considérations géopolitiques, tribales ou religieuses qui referment la question, c’est que le problème des formes politiques possibles quand l’État s’efface est aussi le nôtre. Que la démarche soit claire : nous ne voulons rien projeter sur cette situation. Nous pensons simplement qu’aucun révolutionnaire ne devrait se désintéresser, au nom d’une abstraction globalisante, des pratiques concrètes et des choix tactiques de ceux qui combattent, ni de la manière dont se recompose l’État, qu’il soit libéral, nationaliste ou théocratique.
Se résigner au moins pire des systèmes est l’erreur de ceux qui ne pensent qu’en systèmes. Tout est pourtant à la fois tellement plus compliqué et tellement plus simple quand le réel fait irruption. Si nous voulons bien partir de quelque part dans notre recherche, c’est de ces moments où tout est remis sur le tapis, où certaines difficultés semblent ne jamais avoir existé et où ce qui semblait aller de soi devient enfin problématique. Le mouvement contre la loi travail, malgré ses insuffisances, a su offrir de tels moments. L’occupation de la Maison du peuple à Rennes, si courte et éprouvante fut-elle, a donné des pistes enthousiasmantes sur les possibilités qui s’ouvrent quand 600 personnes décident de prendre en main collectivement le cours de leur vie. Ceux qui l’ont vécu savent que la question politique réside moins dans la légitimité et la représentativité d’un pouvoir que dans la coordination ingénieuse des usages et des œuvres. Ce au nom de quoi elle se fait, est un problème qui mérite sans cesse d’être posé, jamais d’être résolu.
C’est contre l’accaparement de cette question que nous nous battons, c’est pour pouvoir encore la poser que nous organisons ces séminaires.
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