En bientôt dix ans d’existence, la collection a publié une quinzaine d’ouvrages engageant le débat, chacun à sa façon, sur une « éducation émancipatrice ». Elle-même liée au collectif, Irène Pereira est chercheuse et enseignante en sociologie et philosophie, autrice prolifique travaillant au croisement de différents champs : du militantisme à l’histoire de la pensée en passant par la pédagogie et les sciences de l’éducation. Ce petit livre d’introduction aux pédagogies critiques inspirées de Paulo Freire qu’elle signait en 2017 touche donc à quelques-uns de ses principaux centres d’intérêt.
Au vu des controverses autour de l’éducation au sens large suscitées par la « révolution conservatrice » (p. 8) et le renforcement des idéologies réactionnaires, un ouvrage sur les pédagogies critiques est donc bienvenu. Leur courant est en effet encore peu connu en France. Sous l’influence des idées et expériences du pédagogue brésilien Paulo Freire, les pratiques des pédagogies critiques cherchent à « élaborer une analyse globale des différentes oppressions, sans les hiérarchiser ni les opposer […] Tournée vers l’empowerment (l’« encapacitation ») individuelle et collective, elle agit comme une force de transformation sociale, s’appuyant sur la conscientisation et l’analyse des mécanismes sociaux cachés » (p. 12).
Le parcours de Paulo Freire, initiateur des pédagogies critiques
La première partie de l’ouvrage présente Paulo Freire. Pédagogue né dans l’une des régions les plus pauvres du Brésil en 1921, Freire a travaillé dans les milieux éducatifs et syndicaux avant d’être contraint à long exil de 1964 à 1980, à cause du régime dictatorial. Aux yeux d’Irène Pereira, Freire a toujours refusé de se laisser enfermer dans des responsabilités institutionnelles, préférant rester en mouvement pour les « opprimés » et les « damnés de la Terre », comme il le dit lui-même. Il reste ainsi l’expérimentateur d’une éducation populaire partant du bas, et dont la pensée a continuellement été mise en mouvement par sa pratique.
Dans son dernier grand livre, Pédagogie de l’autonomie, publié l’année de sa mort (1997), Freire propose ce qu’on peut qualifier de « pédagogie sociale et libertaire », car elle « questionne de manière radicale » l’activité éducative. Irène Pereira en présente les idées principales, dans un chapitre assez centré sur la posture de l’enseignant : la notion de conscientisation, « l’attitude dialogique », les objectifs politiques de l’éducation (p. 33-52)… Mais Freire n’est pas qu’un penseur : il a expérimenté et mis en pratique ces idées tout au long de sa vie et celles-ci ont été reprises de son vivant, comme on peut le remarquer en observant un projet de réforme scolaire qu’il a mené à Sao Paulo à la fin des années 1980, après son retour au pays. Des héritages de cette pratique pédagogique se voient dans les écoles du Mouvement des Sans Terre, au Brésil, mais aussi dans les Bachilleros Populares, des écoles secondaires autogérées en Argentine (p. 55-69).
Le développement des pédagogies critiques : outils et influences dans le monde
Les pédagogies critiques développées par Freire et ses continuateurs sont loin de n’être qu’une suite de principes théoriques, et proposent des « outils » pour favoriser l’action. De l’enquête conscientisante à la lecture critique, en passant par le théâtre forum ou l’usage des métaphores, Pereira s’efforce d’en présenter les principaux synthétiquement (p. 71-88), dans un chapitre que l’on pourra utilement compléter par la consultation des ressources web soigneusement rassemblées sur le sujet par l’autrice sur le site de l’Institut de Recherche et d’Éducation Sur les MOuvements sociaux (IRESMO), qu’elle a co-fondée il y a quelques années.
Les pédagogies critiques ont ainsi eu une forte influence dans le monde, contribuant à nourrir des mouvements féministes, queer et antiracistes aux États-Unis, la pensée décoloniale en Amérique Latine, l’éco-pédagogie, la « critique de la norme » en Suède, mais aussi l’intersectionnalité et la critique des privilèges (p. 89-105). Pourtant, ces approches restent relativement peu ancrées en France, ce qui peut être regrettable pour l’autrice. En effet, malgré les menaces « néolibérales » et néoconservatrices, les milieux progressistes ne peuvent rester sur des positions « défensives » : il faut affirmer qu’une autre éducation est possible. Pour cela, Pereira propose quelques idées pour initier une pédagogie sociale émancipatrice dans nos écoles (p. 109-123). Par ailleurs, fait encore remarquer l’autrice, les pédagogies critiques sont déjà liées à différents mouvements existants en France, dont certaines franges de l’éducation populaire ou encore le community organizing. Les pédagogies critiques, en tant que lecture intersectionnelle et orientée vers la lutte contre les oppressions, peuvent permettre de dépasser nombre de « querelles pédagogiques » (p. 125-129). Le livre s’achève avec des indications bibliographiques et un lexique très riche pour aider à se « lancer » ou au moins, pour en savoir davantage sur Paulo Freire et les pédagogies critiques. Loin d’être épuisé, ce sujet est plutôt en renouveau et porteur d’une forte actualité. Un livre qui, à n’en pas douter, sera fort utile aux praticien·nes et militant·es cherchant à s’imprégner de celle-ci.
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