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Venezuela : Chomsky, Code Pink et le colonialisme de gauche.

Solidarités internationales

Rafael Uzcátegui est sociologue et coordinateur général de l’organisation PROVEA (Programme Vénézuélien d’Éducation et d’Action pour les droits de l’homme). Depuis 2005, il milite pour les droits humains au Venezuela. Il est aussi membre de l’Internationale des Résistants à la Guerre et du RAMALC (Réseau antimilitariste d’Amérique latine et des Caraïbes).

Dans cet article, l’auteur critique la "Lettre Ouverte au bureau de Washington en Amérique Latine", publiée le 5 mars 2019 et signée par "124 universitaires du monde entier", en tant qu’elle est symptomatique de la colonialité et de l’ignorance qui règne dans les milieux de la gauche bien pensante occidentale. Il décrie notamment Noam Chomsky qui s’est déjà illustré par la négligence et l’ignorance des enjeux politiques latino-américains en soutenant l’actuel président du Mexique, qui mène une politique économique écocidaire et génocidaire (voir "AMLO à l’œuvre : des mégaprojets à la militarisation").

Nous reproduisons ici la traduction de son article :

"Le 5 mars 2019 est paraissait une lettre publique signée par "124 universitaires du monde entier", sous le titre de "Lettre Ouverte au bureau de Washington en Amérique latine (WOLA) à propos de sa posture concernant l’effort des États-Unis pour renverser le gouvernement vénézuélien". Comme je vais essayer de le démontrer dans ce texte, cette communication est un bon exemple d’un type de pensée que j’ai qualifié, de manière provocante, le "colonialisme de gauche".

Pour clarifier les choses dès le départ, je ne considère pas que toustes les intellectuel.le.s et militant.e.s progressistes des États-Unis souffrent de "colonialisme de gauche". Au contraire, j’ai rencontré beaucoup de personnes de ce pays, avec des idéologies de gauche de toutes horizons, véritablement intéressé.e.s par la situation vénézuélienne et, qui pour s’informer, s’efforçaient de lire ce qui se générait depuis l’intérieur du pays, de dialoguer avec les acteur.rice.s de la population locale et de soutenir leurs efforts.

À notre avis, le colonialisme de gauche se caractérise par 4 idées-force :

1) Les États-Unis constituent l’axe politique, économique, social et culturel du monde.

2) Ses critiques et ses adhésions sur les conflits globaux ont peu à voir avec la situation réelle des territoires, restant fonctionnels et subsidiaires dans leur positionnement par rapport à la politique intérieure des États-Unis.

3) Pour commenter les conflits du dit "tiers-monde", iels optent [les colonialistes de gauche] pour le "débat entre pairs" et hiérarchisent les connaissances -sur ces conflits- générées par les centres universitaires du Premier Monde.

4) Les aspirations démocratiques, utopiques ou révolutionnaires ne sont légitimes, dans toute leur étendue et leur ampleur, que pour les territoires développés des pays membres de la "matrice coloniale du pouvoir". Pour le reste de la planète, il y a du folklore.

Le rôle joué par les forces les plus conservatrices, comme le gouvernement des États-Unis, est prépondérant en raison de l’abandon que les forces internationales progressistes ont fait des exigences démocratiques du peuple vénézuélien.

Matrice coloniale du pouvoir : lignes de fuite.

La réflexion sur la colonialité du pouvoir a été impulsée, au début des années 90, par le sociologue péruvien Anibal Quijano, dans son effort réflexif sur l’Amérique Latine et ses particularités propres. Selon Quijano, l’idée de race fut décisive dans la légitimation des rapports de domination caractéristiques de la période de la Colonie, fondés sur l’eurocentrisme et avec une tendance à considérer l’Europe comme le centre de l’histoire et comme protagoniste de la civilisation humaine. L’idée de race présumait "une hypothétique structure biologique différente, plaçant les un.e.s dans une situation naturelle d’infériorité par rapport aux autres (…)". Sur cette base, par conséquent, la population d’Amérique, puis du monde entier, a été classée dans cet "ordonnancement du pouvoir". Par conséquent, "la race et l’identité raciale ont été établies en tant qu’instruments de base à la classification de la population".

Quijano développe trois dimensions de ce qu’il décrit comme un processus complexe par lequel les colonisateur.rice.s ont configuré un nouvel univers de relations intersubjectives entre le centre, qui était l’Europe, et les autres régions et populations du monde.

  • En premier lieu, l’expropriation des découvertes culturelles des populations colonisées de ce qui était utile au développement du centre européen.
  • Deuxièmement, la répression des formes de production de savoir des colonisé.e.s, de leurs modèles de production de sens, de leur univers symbolique, de leurs schémas d’expression et d’objectivation de la subjectivité.
  • Enfin, l’imposition de l’apprentissage de la culture des dominateur.rice.s dans tout ce qui était utile à la reproduction de cette même domination. "Les Européens, a-t-il déclaré, ont créé une nouvelle perspective temporelle de l’histoire et ont déplacé les peuples colonisés, leurs histoires et leurs cultures respectives, dans le passé d’une trajectoire historique dont le point culminant était l’Europe".

Les mythes fondateurs de l’eurocentrisme seraient les suivants : 1) L’idée-image de l’histoire de la civilisation humaine en tant que trajectoire partant d’un état de nature et culminant en Europe [évolutionnisme] ; 2) Donner un sens aux différences entre l’Europe et les non-européen.ne.s en tant que différences de nature (raciale) et non pas une différent de pouvoir.

À la suite de ce que Quijano a décrit comme "matrice coloniale du pouvoir", s’est ouverte une discussion fructueuse donnant lieu à un mouvement de recherche dans plusieures directions, ce qu’on appelle les "études décoloniales". Ainsi, ses membres ont mené une démarche de déconstruction de la rationalité des centres de pensée, situés dans le spectre libéral de la pensée politique. Est-il possible d’appliquer cette méthodologie au bord opposé [c’est à dire la gauche], généré dans les centres mondiaux du pouvoir et, plus précisément, aux États-Unis ? Nous pensons que oui.

Lettre Ouverte, les esprits tournent sur leur propre axe.

La première chose à dire à propos de la Lettre Ouverte du 5 mars 2019 est qu’elle n’est pas représentative du "monde entier", comme l’affirme son titre, mais d’un secteur académique qui organise la vie intellectuelle aux États-Unis. Parmi les 124 signatures, au moins 83,8%, ou 104 rubriques, sont issues de personnes provenant de centres universitaires ou d’organisations des États-Unis. 4% des signataires, 5 signatures, proviennent d’académies latino-américaines. Alors que, sur le territoire du sujet de discussion, le Venezuela, il n’y a qu’une seule signature, 0,8% du total. Cette composition n’est pas andecdotique. De toutes les adhésions, c’est la signature de Noam Chomsky qui figure en tête du communiqué.

Selon les statistiques des ONG vénézuéliennes de défense des droits de l’homme, lorsque la Lettre Ouverte a été publiée, la plus grave des situations pour les institutions démocratiques des pays d’Amérique Latine s’était déjà produite : l’imposition d’un président à la suite d’une fraude électorale ; le départ forcé de plus de trois millions de Vénézuélien.ne.s dans un laps de temps relativement court, constituant la pire crise migratoire de la région ; la situation sociale la plus critique du pays depuis ces 60 dernières années, avec plus de 46% de la population vivant dans la pauvreté et 7 millions de Vénézuélien.ne.s tributaires des aides publiques pour manger le minimum nécessaire et, comme si cela ne suffisait pas, le meurtre 35 personnes lors de manifestations des milieux populaires, bilan d’une semaine de répression en février 2019. Rien de tout cela - la situation du peuple vénézuélien qui devrait être au centre des préoccupations de toute sensibilité "progressiste" - n’est nommé dans la missive. L’idée principale du texte est simplement de réfuter l’opinion qui a été exprimée à propos du Venezuela par quelqu’un.e considéré.e comme égal.e : une ONG située à Washington. On peut discuter de l’emphase précédente, mais elle est finalement légitime dans les possibilités du débat démocratique et de l’exercice de la liberté d’expression. Cependant, ce qui ne l’est pas, c’est de simplifier la situation pour déformer la nature du conflit vénézuélien, en mentant de façon flagrante.

Comme nous l’avons indiqué au début en rapport à l’une des caractéristiques du colonialisme de gauche, ses critiques et son adhésion aux conflits mondiaux sont fonctionnelles et subsidiaires en rapport à leur position concernant la politique intérieure des États-Unis. Cette prise de position est donc indépendante de la situation concrète des territoires sur lesquels on pense. Si les faits coïncident avec la critique de l’influence américaine dans la zone de conflit, niquel. Sinon, en dépit des faits : l’explication est infantilisée jusqu’à ce qu’elle s’accorde avec celle-ci.

La Lettre Ouverte s’articule autour de deux idées principales : 1) le gouvernement de Donald Trump est en train de promouvoir un changement de gouvernement au Venezuela et 2) Le WOLA ne rejette pas fermement cette prétention du gouvernement américain. La deuxième idée, en réalité, est une conséquence de la première.
Contrairement à l’affirmation principale, sans l’ingérence de la Maison Blanche, il n’existerait aucune demande de transformation dans le pays des Caraïbes. Ainsi, en neutralisant les acteur.rice.s nord-américain.e.s perçu.e.s comme des allié.e.s de l’ingérence, l’initiative du gouvernement Trump serait affaiblie et, avec elle, les pressions exercées sur Nicolás Maduro et son gouvernement. Les 104 intellectuel.le.s américain.e.s ne s’intéressent pas vraiment à la situation du peuple vénézuélien et à leurs aspirations - quelles qu’elles soient - mais à l’utilisation de la question vénézuélienne pour leurs propres intérêts politiques : antagoniser avec l’administration Trump. Curieusement, la même chose qu’on peut critiquer du gouvernement actuel des États-Unis.

Mépris vertical.

Noam Chomsky, l’intellectuel par excellence figurant sur la liste des abonné.e.s, a exprimé de manière répétée des opinions sur le Venezuela. Depuis que le projet bolivarien est arrivé au pouvoir à Caracas, à la fin de 1998, il n’a rendu qu’une visite de quelques heures à la nation sud-américaine. Étant un sujet qui l’intéresse, ou du moins un dans lequel ses opinions sont exprimées avec l’autorité de quelqu’un qui prétend avoir une meilleure information que le citoyen moyen, ses sources concernant la réalité vénézuélienne ne viennent pas d’un travail sur le terrain ni de données émises par les vénézuélien.nes elleux-mêmes, mais d’informations générées par d’autres intellectuel.le.s progressistes, situé.e.s dans la matrice coloniale du Pouvoir, pour reprendre les codes de Quijano. L’illustration en est la quantité de Vénézuélien.ne.s signataires de son communiqué.

Ce mépris pour la production intellectuelle depuis le terrain lui-même, considérée comme relevant d’une subjectivité inférieure, j’en ai souffert personnellement. En 2009, j’ai été contacté par un éditeur anarchiste américain, See Sharp Press, afin d’écrire une critique de gauche sur le gouvernement de Hugo Chávez. À cette époque, Noam Chomsky était un partisan ouvert de la prétendue "révolution bolivarienne". La stratégie visait donc précisément à contredire, avec des données, les raisons de son enthousiasme, afin de tenter un dialogue avec lea lecteur.rice potentiel.le du livre. Cela donna le livre " Venezuela, la révolution comme spectacle. Une critique anarchiste du gouvernement bolivarien ", avec 274 pages et 600 notes de bas de page. Le rédacteur en chef, Chaz Buffe, dès la réception de son premier exemplaire, en envoya une copie à Chomsky lui-même, qui accusa de sa réception par courrier électronique, ainsi que de son mécontentement d’être l’auteur le plus cité, en négatif, dans le texte.
Combien l’ont lu ? Au moins ce qu’il faut pour reconnaître une contestation à ses affirmations sur le gouvernement de Hugo Chávez. Cependant, rien de ce qu’il avait écrit, du terrain au Venezuela, n’aurait suffi à montrer au linguiste du MIT qu’à Caracas, le ciel est bleu : il est rouge à cause de l’empire américain. Le 2 mars 2019, trois jours avant la parution de la Lettre Ouverte, Noam Chomsky, lors d’une interview à la radio, répétait chacune des affirmations sur le Venezuela que j’avais réfutées, plus fanées et plus imprécises à force d’autant les répéter de mémoire. Cela aurait-il été pareil si j’avais été professeur d’université aux États-Unis ?

La distorsion simplificatrice de la Lettre Ouverte sur la situation vénézuélienne est telle que le Groupe International de Contact (GIC) de l’Union européenne est décrit en deux phrases : la première "dominée par Washington" et, presque à la fin, "l’alliée du gouvernement de Trump". Il est volontairement omis que le reste de la communauté internationale, précisément, tente de contrebalancer le protagonisme de l’administration Trump. Pour la mentalité eurocentrique du colonialisme de gauche, le GIC serait le seul acteur international qu’il serait valable de mentionner - pas la Russie, la Chine ou la Turquie - faisant partie de la même matrice coloniale du Pouvoir. En outre cela explique l’omission du Groupe de Lima qui, qu’on le veuille ou non, a occupé une place plus importante sur la scène internationale que les européen.ne.s et, sur le plan régional, égale aux États-Unis. La qualité de l’information de Chomsky et de son groupe atteint le point d’affirmer que les "offres de médiation du pape François" ont été rejetées, ce qui s’est réellement passé lors d’une table de dialogue qui s’est déroulée... fin 2016 !

De plus, les critiques du WOLA, ne sont pas seulement mal argumentées, mais reposent sur de fausses déclarations. Et il ne peut en être autrement. Comme le rappellent quelques 123 organisations et 509 universitaires et activistes sociaux.ales vénézuélien.ne.s dans un autre communiqué, le WOLA - contrairement à Chomsky, et ajoutons, les 90% de progressistes américain.e.s qui le soutiennent - a fondé son opinion de la crise vénézuélienne sur une présence permanente sur le terrain et des visites constantes dans le pays, où ills ont noué des relations stables avec celleux qu’ils considèrent comme leurs pairs : des ONG vénézuéliennes de défense des droits de l’homme. La position du WOLA sur le Venezuela peut être discutée autant qu’on le voudrait, mais sur la base d’affirmations empiriquement fondées.

Le colonialisme de gauche actuel, sans promesses d’avenir, se soucie peu de la situation réelle du peuple vénézuélien. Un exemple en est l’organisation féministe Code Pink, qui a joué un rôle clé dans l’occupation temporaire de l’ambassade du Venezuela aux États-Unis pour rejeter "l’ingérence impérialiste", donc son problème c’est le gouvernement de Donald Trump et non les violations scandaleuses et systématiques des droits des femmes vénézuéliennes et de la communauté LGBT du pays, ce qui se passe depuis l’époque de Hugo Chávez et qu’on ne pourrait attribuer, honnêtement, à des sanctions économiques.

Nous répétons ce que nous avons dit à d’autres occasions : le rôle des forces les plus conservatrices, comme le gouvernement des États-Unis, est prépondérant en raison de l’abandon par les forces internationales progressistes des exigences du peuple vénézuélien en matière de démocratisation. Ces demandes nécessitent un soutien international, mais de la part de celleux qui écoutent attentivement les demandes des Vénézuélien.ne.s elleux-mêmes, qui souhaitent les faire siennes, et qui dialoguent dans le meilleur des cas avec elleux. Le conflit actuel n’est pas la supposée confrontation entre Miraflores et la Maison Blanche, mais l’antagonisme d’une majorité qui veut la démocratie, avec toutes les promesses qui y sont liées, et une minorité qui aujourd’hui depuis Caracas s’est transformée en dictature."

Rafael Uzcátegui.

P.-S.

Blog de Rafael Uzcátegui : https://rafaeluzcategui.wordpress.com/
Site d’information libertaires vénézuélien, El Libertario : https://periodicoellibertario.blogspot.com/
Article paru sur La Voie du Jaguar concernant le soutien de Noam Chomsky au président mexicain fortement décrié par les peuples indigènes : https://lavoiedujaguar.net/AMLO-a-l-oeuvre-des-megaprojets-a-la-militarisation

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