Il en existe une troisième : l’irritation. Dans l’urgence de la situation, entendre d’autres voix pour un cessez-le-feu peut nous réjouir. Mais voir ces personnalités médiatiques se rallier soudain à un cri humanitaire après avoir défendu les agissements d’Israël à longueur de plateau pour “faire bloc face à ceux qui nous insultent et crient la haine du Juif” a de quoi faire grincer des dents. Les ayants vus constamment attaquer le mouvement de solidarité avec la Palestine, le fait que l’amour d’Israël soit moteur de ce sursaut de conscience nous interroge quant à la facture de cette conscience.
Par-delà cette irritation, le constat froid d’une continuité entre ce sursaut et la négation du génocide.
Être un Juif antisioniste dans la France de 2025 offre une place de choix dans l’observation de cette continuité. Les circonvolutions pour justifier un génocide en le niant, on connaît bien. Arrivé chez Tonton et Tata, on entend les mêmes discours que ceux qu’on faisait défiler sous nos pouces pendant le trajet. Imaginez : Tonton Joann monopolise péniblement la parole à l’apéro pour dire qu’Israël n’a pas eu d’autre choix que de mener cette guerre, Tata Delphine loue l’éthique de l’armée israélienne après le bombardement d’un hôpital, et le cousin Simon, mousse de bière sur la moustache, affirme qu’Israël fait le sale boulot que personne n’ose faire, un boulot civilisationnel. Certains ont le tonton raciste à Noël, d’autres le cousin génocidaire à Shabbat. Avec une particularité : cousin Simon est pris très au sérieux. Si la tension peut parfois monter pendant le repas, tous font partie d’une union sacrée autour de l’amour d’Israël. Ce socle, qu’on prendra le temps de disséquer, leur permet de rester à table malgré les hausses de ton. À l’inverse, l’antisioniste n’y est pas le bienvenu. Dans les cas où il est encore invité à dîner, parfois sur un malentendu, il se retrouve bien souvent contraint de faire profil bas et d’assister, semaine après semaine, à la mécanique négationniste. Aux premières loges, en voici une généalogie.
Le 7 octobre, Tonton et Tata sont catégoriques : il faut récupérer les otages israéliens et neutraliser le Hamas. Question de sécurité, question d’humanité. D’ailleurs ils se le promettent solennellement : si l’un d’eux a la sensation que l’autre perd son humanité, il faudra se le dire.
À peine une journée passe que Yoav Gallant, ministre de la défense, annonce : “Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas de nourriture. Pas d’eau. Tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.” et réitère quelques jours plus tard, “Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était. Il n’y aura plus de Hamas. Nous éliminerons tout.” puis le président Isaac Herzog ajoute que “C’est toute une nation qui est responsable. Je ne crois pas à la rhétorique des civils innocents. Nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale.” À Smotrich, ministre des finances, de prôner en avril 2024 un “anéantissement total”.
Tonton minimise : ce sont des idiots, des fous, ils ne représentent ni les Israéliens, ni les soldats sur le terrain qui font du mieux qu’ils peuvent et d’ailleurs Tu sais, beaucoup d’entre eux manifestent contre Netanyahu. Tata acquiesce, elle ne cautionne pas ce genre de propos de la même façon qu’elle ne cautionne pas ce gouvernement d’extrême-droite. Pendant des semaines je ne saurai jamais ce que Tonton et Tata ne cautionnent pas, puisqu’ils passeront leur temps à défendre les frappes chirurgicales, appuyer la moralité d’une armée qui largue des tracts préventifs avant ses bombes sur une école, et détailler les précautions prises par Tsahal pour éviter un maximum de morts civils en ciblant les zones humanitaires.
Le problème c’est Netanyahu, répètent-ils. Pour rester en place il est prêt à tout. Notamment la guerre. Petit shot de boukha avant le repas, je joue le naïf : du coup cette guerre on cautionne ou on cautionne pas ? Tonton, perplexe, pensait pourtant avoir été clair : il en cautionne la légitimité mais pas les raisons pour lesquelles Bibi la mène. J’imagine les Gazaouis utilisés comme boucliers humains par l’armée israélienne se réjouir de savoir que nous n’approuvons pas les ambitions personnelles de Netanyahu, et Tonton et Tata se lavent les mains. C’est le moment de se mettre à table.
Le cousin Simon s’excuse de son retard, le montage de sa dernière vidéo lui prend plus de temps que prévu. Véritable Herbert Pagani de notre ère, il n’en peut plus de ces gauchiasses qui prétendent donner des leçons d’humanité aux Juifs qui se défendent, C’est quand même fou d’être les seuls à qui on nie ce droit. Malgré le ton un poil excessif de leur fils, Tonton et Tata partagent ce constat : il y a une obsession israélienne. Une obsession juive. C’est d’ailleurs strictement au nom de cette décrétée obsession qu’ils disqualifient dans son entièreté le mouvement de solidarité avec la Palestine.
Pendant ce repas qui dure des mois, Tonton met toute son énergie à dénoncer les dérives du camp pro-palestinien : les mains ensanglantées, les keffieh, le slogan From the river to the see Palestine will be free et l’appel à l’intifada face au génocide. Oui, les mots d’ordre de libération de la Palestine et les symboles de la criminalité d’Israël constituent pour lui des dérives antisémites qui gangrènent la cause. Pour Tonton, on peut défendre les Palestiniens, mais pas comme ça. Et ça le peine, lui le grand humaniste qui a toujours eu le cœur à gauche. Mais trop, c’est trop. Pour que Tonton puisse considérer avec sérieux les soutiens du peuple palestinien, ceux-ci doivent être irréprochables. Selon ses termes, bien sûr. Cette exigence n’incombe pas aux soutiens d’Israël puisque les soldats qui posent sur Tinder en exhibant la lingerie des femmes palestiniennes tuées ou déplacées ne sont que des petits écarts de conduite individuels. Des fanatiques isolés. Contrairement aux mains rouges, qu’étrangement Tonton ne voit pas lorsqu’elles apparaissent à Tel Aviv, mais qui lui sautent aux yeux à Sciences-Po : ces soi-disant militants pour la paix ne savent-ils pas que ce symbole ravive de douloureux souvenirs chez les Juifs, collectivement traumatisés par la mort de deux soldats en territoire occupé le 12 octobre 2000 ?
Cousin Simon trouve son père bien trop indulgent avec ces raclures : ce cirque n’est qu’un prétexte à déverser leur haine du Juif et il ne faut pas être dupe : se rejouent ici les heures les plus sombres de notre histoire et autres formules toutes faites. Qu’importe si aujourd’hui ce sont les musulmans qui sont victimes du racisme d’État et visés par une islamophobie décomplexée dans les médias, pour lui les Juifs sont de retour dans les années 30. La police à nos côtés.
Il faut cesser de s’opposer, interrompt sagement Tata. Les gens manquent d’empathie, il faudrait qu’on s’écoute, qu’on entende la douleur de l’Autre avec un grand A et, à partir de là, réparer pour vivre en paix. En repensant aux Palestiniens qui sont constamment invisibilisés et déshumanisés depuis 75 ans à cette table, je me surprends à soupirer en même temps que cousin Simon.
Pause. Regardons ça de plus près : la concomitance de nos soupirs indique que la remarque naïve de Tata nous agace. Nous savons tous les deux qu’une vidéo d’enfants calcinés à Gaza ne lui fera pas porter de keffieh, et que l’émotion devant le chagrin des familles des otages ne me fera pas adhérer au narratif sioniste. La question est politique, et cet agacement commun recouvre deux façons antagonistes de la saisir.
Le cousin Simon est un identitaire. Israël joue sa survie en tant que nation juive et cela justifie à ses yeux d’écraser tout ce qui menace l’hégémonie juive sur le territoire. Il ne parle pas de Cisjordanie mais de Judée-Samarie et considère le sionisme comme un mouvement décolonial, puisque les Juifs retrouvent leur terre ancestrale : appartenant à un peuple resté identique à lui-même, chaque Juif peut revendiquer sa suprématie sur cette terre, peu importe la réalité de ceux qui l’habitent. Cousin Simon est un suprémaciste dont le logiciel cohérent relaie l’empathie au second plan. Elle le gêne, comme un caillou de réel dans sa botte identitaire.
Quant à moi, je soupire car il est apparent que l’empathie de Tata envers les Palestiniens et les Israéliens, autodéclarée égale, n’affaiblit aucunement son récit sioniste qui la rend aveugle aux intérêts coloniaux et suprémacistes qui motivent ces massacres. Elle est la démonstration de sa propre insuffisance.
On sonne à la porte, Caroline et Raphaël débarquent. Ils passent en coup de vent pour faire la bise, épuisés par la préparation de leur formation sur la laïcité en entreprise. Ce couple d’amis très agaçant arrive toujours sans prévenir, nous oblige à nous serrer en nous balançant ses leçons de morale, spécialité de la maison : il ne faut pas mettre de signe égal entre les enfants palestiniens et les victimes israéliennes puisque les intentions ne sont pas les mêmes, les enfants palestiniens meurent en sachant qu’on les bombarde pour leur bien et il n’y a rien de plus barbare que vouloir expliquer la barbarie. Envoyant des postillons dans mon verre que je ramène à moi, ils continuent leur délire : les Palestiniens sont otages du Hamas, ce n’est pas leur rendre service que de les laisser à leur merci, et aucun d’entre eux n’a sauvé un seul otage, ils sont tous complices de fait, oui à la fois victimes et coupables et vous avez vu ? Les pauvres Bibas. Caroline partage sans pudeur les détails sordides relayés par l’armée israélienne du calvaire enduré par ces deux enfants, Raphaël arbore gravement sa kippa orange, et les quinze mille enfants Palestiniens assassinés ne seront jamais mentionnés – sauf accolés à un mais.
Personne à table n’en connaît un seul nom. Pas même moi, militant solidaire de la cause palestinienne. Une des raisons tient à la façon dont ils sont désignés dans l’espace public. Les enfants israéliens sont : Ariel et Kfir, fans de Batman, rouquins adorables dont les photos attendrissantes et omniprésentes suscitent de vives émotions. Les enfants palestiniens sont : victimes collatérales, boucliers humains, chiffres à prendre avec des pincettes, Pallywood. Ces termes m’affectent en continu et je passe plus de temps à les déconstruire qu’à être avec ceux qu’ils écrasent. À table, les seuls visages Palestiniens qu’on connaît sont ceux qu’on appelle terroristes. Humaniser quelques-uns pour mieux déshumaniser l’ensemble. Tata parlait du manque d’empathie, je la regarde, elle ne dit rien.
Raphaël scroll compulsivement son fil sur X et vous avez vu ? Maintenant ça parle de génocide. Simon ricane, même ce mot ils veulent nous le piquer. Je me dis d’abord que, dans leurs têtes, un génocide est impossible par principe : en avoir été les victimes en tant que Juifs exclut d’en être un jour les auteurs. En prenant la peine de vraiment les écouter, la mécanique apparaît plus fine : si on parle de génocide, c’est forcément pour faire porter aux Juifs la responsabilité de ce qu’ils ont subi. Malgré les définitions juridiques, les travaux des ONG, les documentations des historiens – y compris israéliens -, la tablée est unanime : l’accusation de génocide ne peut être motivée que par l’antisémitisme. Donc disqualifiée. Ce procès d’intention intenté aux lanceurs d’alerte, couplé à une façon d’auto-centrer le terme de génocide autour de la Shoah, les rend insensibles aux faits. Il leur interdit de considérer la notion de génocide dans sa complexité, son histoire et ses incarnations successives. Dans leurs oreilles, “génocidaire” devient une insulte antisémite. Et puis, affirme Simon qui pense qu’il n’y a génocide que lorsque toute une population est littéralement réduite à néant, il reste plein de Palestiniens à Gaza, plus de deux millions. Et vous avez vu cette vidéo où un soldat israélien offre une bouteille d’eau à un petit en lui caressant la tête ? Ah ça, les médias ne le montrent jamais. C’est ça, un génocide ? La vérité, dit Raphaël, c’est que si Israël voulait commettre un génocide, il le pourrait. Il n’enverrait pas des bouts de papier pour forcer les populations à se déplacer, et ne les frapperait pas là où on leur a demandé de s’abriter.
On débarrasse la table, Caroline et Raphaël repartent en Uber alors que les preuves de génocide s’accumulent et pourtant Israël n’est toujours pas en faute. Toujours la faute au Hamas, alors quelle aubaine quand une partie des Palestiniens manifestent contre. On se lave les mains une deuxième fois et grâce aux luttes internes à la population palestinienne, la chape de plomb coloniale est éludée. Et l’humanité préservée.
Par une suite de mystérieuses circonstances, les images de la famine à Gaza et des enfants morts parviennent finalement à émouvoir Tonton et Tata. Il faut dire que ça commence à se voir, même pour des gens dans le déni. Tata prend d’un coup très au sérieux les déclarations de Smotrich, et la création de camps de concentration à Gaza inquiète très sérieusement Tonton. Non seulement ce n’est pas comme ça qu’on sauvera les Palestiniens du Hamas, mais en plus ça commence à contrevenir à nos principes éthiques. Et pour notre réputation, ça le fait moyen. Le personnage de Kassovitz dans Munich le disait : notre âme juive est en jeu. Refermant le lave-vaisselle, je surprends Tonton glisser à Tata : on ne peut plus se taire, ce qui se passe à Gaza devient indéfendable. Au nom de l’amour d’Israël, il devient urgent de se lever. On s’assoit pour le dessert.
Il est entendu que par amour d’Israël dans ce contexte, ils ne pensent pas au café Lala Land sur la plage de Gordon à Tel Aviv. Ils pensent culture, ils pensent histoire. Ils pensent humanité. En faisant une rapide checklist, on pourrait résumer l’amour politique de Tonton et Tata pour Israël à :
• Les kibboutzim comme avant-postes coloniaux expérience socialiste raciste
• L’autodétermination des Juifs par la mise en oeuvre d’un nettoyage ethnique
• Les processus de paix sur un territoire iniquement partagé
• Tel Aviv qui accueille une stratégie de pinkwashing pour détourner le regard la gaypride
• Les Palestiniens Arabes israéliens qui vivent dans un régime d’apartheidavec les Juifs à Tel Aviv.
Rayer les mentions inutiles :
• Les kibboutzim comme xxxxxxxxxxx expérience socialiste xxxxx
• L’autodétermination des Juifs xxxxxxxx
• Les processus de paix xxxxxxxxxxxx
• Tel Aviv qui accueille xxxxxxxxxx la gaypride
• Les xxxxxxxxxxxx Arabes israéliens qui vivent xxxxxxxxxxxxx avec les Juifs à Tel Aviv.
• La gauche xxxxxxxxxxx qui fait vivre la démocratie xxxxxxxxx.
On le voit : cet amour découle d’une falsification de ce qu’est l’histoire israélienne. Si jamais Tonton et Tata en venaient à utiliser prudemment le terme de nettoyage ethnique au bout de 19 mois de génocide à Gaza, ça ne sera que pour mieux valoriser cet amour d’Israël et invisibiliser de fait sa nature coloniale vouée à perpétuer les mêmes horreurs.
Si Tonton et Tata se sont toujours prononcés verbalement contre la colonisation de la Cisjordanie, ils l’ont toujours bizarrement découplé du reste de l’histoire du pays, de la même façon qu’ils découplaient les paroles génocidaires de ce qui se passait sur le terrain. Quand Tata déplore les destructions de villages palestiniens en 48 tout en insistant sur la légitimité à avoir un État-nation juif en Palestine, elle fait la même opération que celle qui consiste à dénoncer les conséquences de la guerre contre le Hamas à Gaza tout en adhérant à la cause, la situation coloniale, qu’elle invisibilise en ne la nommant pas. Ce que Tonton et Tata ne doivent pas comprendre pour garder leur récit intact, c’est que la colonisation de Cisjordanie est le reflet de la colonisation de 1947, et qu’en regardant Gaza c’est aussi 48 qu’on regarde. Ce qui a rendu nécessaire la résistance palestinienne, ce qui a conduit au 7 octobre.
Cette cécité limite Tonton et Tata aux élans moraux. Ils ne rejoignent aucun mouvement demandant des sanctions, ne s’intéressent pas à la résistance palestinienne qu’ils réprouvent, applaudissent la dissolution du collectif Urgence Palestine, considèrent toujours BDS antisémite et ne se prononcent pas sur le droit au retour des Palestiniens. Sans nier la peine sincère qu’ils peuvent soudainement ressentir à l’égard du sort de la population gazaouie, ce qu’ils appellent un sursaut de conscience ne remet pas en cause leur narratif : ce n’est qu’un petit arrangement avec eux-mêmes. Devant les conséquences matérielles de leurs beaux idéaux, Tonton et Tata se figent, désorientés, et tentent une issue pour mieux replonger dans le déni.
Le cousin perçoit cette inconséquence qui n’est pour lui qu’une lâche façon de ne pas aller au bout des nécessités de l’État d’Israël : être fort. C’est eux ou nous. La nature coloniale d’Israël ne faisant pas partie de son édifice conceptuel, la résistance palestinienne historique n’est à ses yeux qu’un visage de l’extermination des Juifs. Il l’a dit dans une vidéo publiée sur son TikTok personnel : ce devoir sacré de protéger les nôtres nous oblige à ne pas nous laisser distraire par la souffrance des Palestiniens due au Hamas, bien qu’infligée par Israël, sauveur punitif.
En sermonnant Tonton et Tata, Simon fait apparaître un clivage. Une fissure liée au caractère intenable de la position sioniste de gauche de Tonton et Tata qui les cantonne à des cris d’orfraies. Ou à épouser le devenir fasciste. Car si Tonton et Tata remarquent la fissure, je vois le bloc qui tient encore. Leurs démêlés avec leur fils ne sont que des différends de scrupules au sein du même bloc sioniste constitué sur la négation de l’histoire palestinienne, la négation de la Nakba et le blanchiment des crimes coloniaux fondateurs d’Israël. Cette même négation qui produit aujourd’hui le négationnisme du génocide de Gaza. La généalogie du négationnisme sioniste ne commence pas le 7 octobre. Elle remonte plus loin, dans la dissimulation de tous ces faits qui produit un récit dont la mise à nu ferait s’effondrer l’édifice moral et humain sur lequel on s’est construit.
Le cousin finira par le dire dans une autre vidéo face caméra montée rapidement après Shabbat : ce débat est à l’image de notre communauté, diverse et plurielle, ne perdons pas de vue ce qui nous rassemble. Tata fera de même en concluant sur le groupe WhatsApp familial que c’est la force de notre peuple de tenir ces repas animés et ces débats sans unanimité.
Aucun des deux n’aura ces doux mots pour les Juifs antisionistes que nous sommes. Cette unité juive est une fable. Un bobard. L’unité est sioniste et exclut certains Juifs. Quand Yonathan Arfi, président du Crif dont je vois surgir le nouvel édito sur mon smartphone une fois dehors, rabâche sans honte que “de tous temps, les Juifs ont pu débattre, diverger, s’opposer précisément parce que la liberté de pensée, la liberté d’expression et le pluralisme sont au cœur des valeurs juives” et que “cette unité se poursuivra”, il fait mine d’oublier que beaucoup d’entre nous doivent se taire par peur d’être exclus de cette tablée familiale où l’on dit célébrer la diversité. Si certains sont tolérés ou peuvent monter au front, d’autres sont silencieusement mis de côté ou harcelés, insultés et reniés par leurs propres familles. Les tabous nous rongent et les engueulades nous épuisent. On s’attriste, pris entre l’ignominie de vos propos et la difficulté – ou l’incapacité – à rompre.
Mais si un certain nombre d’entre nous a tenu bon jusqu’à présent, c’est aussi parce que nous n’avions aucune autre table où aller. Aujourd’hui, même si nous restons minoritaires parmi les Juifs, nous faisons communauté. Aussi déplaisant que cela puisse être pour vous, nous écrivons ensemble une page de l’histoire juive dans laquelle se nouent de nouveaux liens affectifs. Peu à peu, nous augmentons notre capacité à nous émanciper de votre tablée. Grâce à cette nouvelle force collective, la rupture qui accompagne cette émancipation nous paraît, bien que toujours douloureuse, davantage supportable.
Par-delà ces antagonismes demeure en moi une candeur tenace. Candeur ou arrogance, à vous de voir. Celle qui me pousse encore et toujours à écrire pour tenter de vous atteindre. Celle de penser qu’il n’est jamais trop tard pour que vous ouvriez les yeux sur l’apartheid que vous niez. L’espoir insolent qu’un jour, vous prendra aux tripes votre soutien inconditionnel au génocide. Que la vacuité de vos postures morales à l’égard du gouvernement israélien se révèle à vous. Que vous serez aussi dégoûtés que moi par la négation totale des Palestiniens dont vous avez été les agents au nom de l’amour d’Israël. Longtemps j’ai moi aussi défendu Israël, son régime d’apartheid, sa colonisation, ses crimes de guerre sans les nommer. Je savais et ne savais pas. J’en savais suffisamment pour ne pas vouloir en savoir plus. Ma prise de conscience n’était pas un sursaut mais un long processus laborieux et si vous me lisez, Tonton et Tata, soyez sereins : ça ne m’a mené ni à l’antisémitisme ni au djihadisme. Seulement à un peu plus de décence. J’ai perdu quelques potes, on y survit, coût social dérisoire par rapport à ce qui se joue en Palestine. Et si jamais il existe quelque chose comme une éthique juive, c’est à cet instant, en tant qu’antisioniste, que je m’en sens le plus proche. Il m’a fallu un 7 octobre et sa réponse pour mettre les mains dedans. Pour me forcer à voir. Pour comprendre.
Peut-être que la fin du génocide vous fera cet effet. Vous porterez simplement le poids de votre soutien explicite le temps qu’il aura duré. Il sera trop tard mais au moins, rassurez-vous, vous aurez respecté votre mot d’ordre jusqu’au bout.
Vous, vous vivrez.
Jeremy
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