Repos. Enfin.
L’auto-exploitation même pour aider autrui, ça a ses limites…
Un rayon de soleil, enfin, me fait sortir de cette journée de léthargie pour une petite balade. Face à l’appart il y a un vieux fort qui m’intrigue. Je traverse un parc sans arbres, des restes de douves et arrive devant une grande porte à lourde grille avec au fronton « Porte de Calais ». C’est bien fermé. Beau symbole.
Je fais le tour du bâtiment, les pluies continues depuis paraît-il 1 mois et demi ont rempli les fossés devenus presque intraversables. J’arrive à une deuxième grille d’entrée, moins imposante, elle est fermée mais pas verrouillée. Il y a un camion benne des espaces verts garé là. Je rentre.
D’abord à gauche une toute petite cabane marquée « accueil » et pas accueillante pour deux sous, elle prend l’eau et s’ouvre à tous les vents. Je m’avance.
Deux personnes en veste jaune fluo sortent d’un bâtiment et s’approchent.
« C’est fermé ». Et moi « ben non là c’était ouvert ».
Un des gars sourit et un échange commence. Le bâtiment est fermé au public depuis la Covid, eux bossent toujours ici. Avant ils (l’équipe des espaces verts) étaient 11, mais plus que 5 aujourd’hui. « Ils » ne remplacent plus les départs à la retraite. « Ils », c’est la nouvelle mairie. « Avant vous savez, Calais c’était communiste ». Depuis 2008, c’est Mme Bouchard, les Républicains, la nouvelle maire.
« Ici vous savez, c’était la mer qui arrivait dans le fort. Tu creuses un peu et c’est du sable dessous. La maire, tiens, elle veut enlever les cabines de plage ! Tu les as vues ? » Oui, ça j’ai vu, c’était mon premier jour, arrivée de nuit à la plage de Calais.
« Ben la maire elle trouve que ça fait trop prolo ! Mais ça fait des générations que les familles elles ont leur cabanon, y’a tout dedans : les sièges, les boules, les parasols... Avant y avait des barbecues aussi mais ça fait longtemps qu’il y a plus droit de faire du feu à la plage. Et elles sont entretenues les cabanes, hein ! Mais elle, elle veut le Touquet Plage !! »
Il me raconte qu’à Calais avant il y avait la dentelle et puis des industries. Mais tout ça c’est fini.
Sa femme travaillait chez Brampton et un jour son patron l’envoie avec un groupe de 4 collègues former des gens en Allemagne. Quand elle demande pourquoi elle doit remplir cette mission, le patron répond que ce ne sont pas ses affaires. 2 ans plus tard l’usine ferme. Délocalisée en Allemagne. Les ouvrièr.e.s licencié.e.s. « Ma femme elle a claqué fort la porte ».
Quand Calais fabriquait des vélos et accueillait la première usine française de chaînes à vélo
Cet échange commence franchement. Mon hôte a l’air d’humeur bavarde. Mine de rien on commence la visite des jardins, qui semblent effectivement plutôt laissés à l’abandon. Il me raconte un peu l’histoire, se désole de ses murs qui tombent en ruines. Ça m’évoque le fait que Calais ait été à 95 % détruit dans les bombardements de 39-45. « Ben oui la migration , la migration on en parle tout le temps aujourd’hui, mais ma famille aussi elle a migré dans la Nièvres pendant la guerre » me dit Jean*. La pente de cette conversation est glissante, je retiens mon souffle… il enchaîne : « c’est bien normal que des gens fuient leur pays en guerre ! » ouf !
Le sujet de l’immigration est sensible ici et la population n’est pas majoritairement bienveillante. Alors ça me fait du bien au moral de rencontrer un calaisien hors du réseau militant avec ce type de discours.
« Et toi tu fais quoi à Calais ? »
« Du pain. On a un four mobile, on est posé au Channel pour un mois, on distribue gratuitement le pain à des associations qui font des distributions alimentaires pour les personnes exilé.e.s ».
« Ah ouais, c’est bien ça, ok ».
Il évoque brièvement les campements, et en effet quand nous montons sur les remparts on peut apercevoir trois petits campements de fortune, en bord de route, dans la zone industrielle, dans des fourrées de quelques arbres qui ne les abritent ni des regards ni du vent glacial..
« Un jour avec ma femme on sort des courses et là sous un pont on tombe sur une famille, avec des gosses et tout, quelle misère ! Ben ma femme elle leur a donné de la nourriture. Y a des collègues après ils gueulent, « faut pas les nourrir ». Mais moi je dis qu’on serait bien content qu’on nous aide le jour on se retrouvera dans la merde comme ça. »
La question de la migration économique est plus épineuse, je ne m’attarde pas. Jean* a peur « qu’on ne puisse pas accueillir toute la misère du monde sans fin ».
La conversation vogue vers l’effondrement, le réchauffement, l’angoisse du futur. Jean* a des enfants et des petits enfants, il s’inquiète de leur avenir..
On dérape à un moment sur la question des « assistés », « moi j’ai trimé dur et faut bien payer des impôts quand même ». Je refais pas tout le discours. Mais on s’accorde sur le fait que la redistribution des richesses ne fonctionne pas, que travailler ça dépend où, comment, pourquoi…
Il doute, ça se voit. « C’est sur, nous on a bossé toute notre vie pour quoi ? Aujourd’hui c’est parfois dur de joindre les deux bouts en fin de mois. Et la retraite on aura pas grand-chose c’est clair ! »
On évoque des situations trop fréquentes, des proches, qui à peine retraité.e.s sont déjà enterré.e.s ou très malades. Nous avons chacun perdu un ami l’an passé. Ça plombe !
Mais puisque le sujet des retraites est mis sur le tapis nous voilà lancés..
« C’est sur, les ministres là, ils bossent 6 mois et ils ont droit à la retraite, ça va pas leur changer la vie cette affaire ! »
Notre tour de fort touche à sa fin et son collègue nous fait signe que leur journée de travail aussi !
Je lui demande si on se croisera jeudi à la manif. « Bien sur ! »
On se donne rendez-vous au four ! Je lui annonce qu’on va faire des pizzas sur la place où doit arriver le cortège. « Ben je viendrais te saluer ».
Il m’ouvre la grille pour sortir et me montre les gros rochers mis à l’entrée du parking. « Ça tu vois, c’est pour empêcher les distributions comme vous faites là. Ici maintenant dès qu’une voiture se gare y a les flics qui débarquent en 2min ». (Salam, l’asso qui distribue des ptits déj, nous avait raconté qu’ielles doivent trouver de nouveaux points de distribution tous les 2, 3 mois).
La boucle est bouclée
A Calais il semble quand même très difficile d’échapper à cette réalité...
On se salue chaleureusement. Je termine mon tour du parc dans en mélange de réjouissement après cette rencontre imprévue et de colère face à l’injustice, partout…
Le prénom de mon compagnon du jour est le même que celui d’un compagnon d’hier. Drôle de coïncidence. Histoires parallèles, trajectoires éloignées.
Des souvenirs remontent de la veille. Nous sommes allées livrer notre pain à Help4Dunkerque et faire avec elleux la distribution de boissons chaudes dans la jungle là bas.
Nous y avons retrouvé un ami d’ami qui se fait appeler Jean* (son prénom indien est imprononçable pour les français dit-il). Il a vécu 2 mois à Calais, il est très reconnaissant des rencontres de familles françaises qu’il a fait là-bas. « La grand-mère vous la connaissait ? » Oui en effet, on nous a parlé de « mamie recharge », elle ouvre son garage tous les après midi au grand dam de ses voisin·es, pour que des personnes puissent venir recharger leur téléphone portable et boire un thé chaud. Elle fait ça seule, elle n’a pas d’asso. « Elle nous parle comme une maman » dit Jean*.
Lui, après des tentatives infructueuses de passage à Calais, est parti à Dunkerque. « La vie est très dure ici, les conflits, la violence… Mais moi je pars demain. Vous prierez pour moi ? »
Je rentre à l’appart où nous dormons au chaud, ces souvenirs brûlants en tête…
Il fait déjà sombre et j’allume une bougie près de la fenêtre, pour Jean* et Jean*, et pour tous les départs de cette nuit, par moins deux degrés, pour traverser La Manche...
Des boulanger·es de l’IBM
*Les prénoms ont été modifiés
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