G.W. Bush
Le 13 novembre 2017, revue Bioscience. 25 ans après l’appel de l’Union of Concerned Scientists de 1992, plus de 15 000 scientifiques de 184 pays nous remettent en garde contre la destruction rapide du monde naturel et le danger de voir « l’humanité » pousser les écosystèmes au-delà de leurs capacités à entretenir le tissu de la vie. L’augmentation du volume de gaz à effet de serre dégagés par la combustion des énergies fossiles, la déforestation et la production agricole sont à la source d’un réchauffement climatique vraisemblablement catastrophique, associé à un phénomène d’extinction de masse du vivant, la sixième en 540 millions d’années, et surtout la plus rapide. Cet été – sa sécheresse cumulée, ses feux de forêts, ses ouragans Harvey et Irma et 20°c de plus au pôle Nord – aura peut-être montré à ceux qui croyaient encore que « la nature » était une ressource maîtrisable qu’elle ressemble davantage à de multiples formes ingouvernables, puissantes et fragiles.
Trump se positionne. Son mode de vie et celui de ses alliés humains n’est ni négociable, ni partageable. Il ne s’agit plus de répandre l’american way of life, mais de construire des murs tout en niant que le réchauffement climatique menace et existe (ce qui permet de ne pas avoir à l’affronter avec d’autres).
Les ultra-riches de la Silicon Valley et de New York, de leur côté, se préparent au pire : ils s’achètent des terres en Nouvelle-Zélande (point de chute le plus en vogue en cas de cataclysmes ou de révolte populaire aux USA) et se font construire des appartements de luxe sur 15 niveaux sous-terrains dans le Kansas, avec des vigiles armés à l’extérieur, des stocks de nourriture et de carburant pour cinq ans, des fenêtres diffusant des vidéos de Central Park (mais on peut choisir autre chose), et un étage pour le jardinage hydroponique [1]. Le « survivalisme » n’est plus une lubie réservée à quelques marginaux : c’est la nouvelle politique de classe des ultra-riches.
Macron, qui dit ne rien vouloir céder à ceux qui veulent un retour en arrière, prend une initiative : la France sera l’hôte du One Planet Summit, sommet international qui se réunira le 12 décembre prochain, jour anniversaire de la COP 21, à Paris (sur l’île Seguin, facile à protéger des actions ou manifestations émeutières susceptibles d’avoir lieu lors de ce type de rassemblement). À l’ordre du jour : mettre « la finance publique et privée au service de l’action climat ».
Macron n’a pas invité Trump. Une ligne de partage semble ainsi se dessiner entre les climato-négationnistes d’un côté, et les partisans responsables de « la transition énergétique » et du développement durable de l’autre. Mais selon nous, cette différence n’est qu’une querelle entre les membres d’un même camp – ceux qui défendent corps et âme l’ordonnancement du monde pour la croissance du PIB. Pour Macron, Trump et leurs alliés, ce fondement de notre mode de « vie » n’est pas négociable : les seuls changements envisageables sont ceux qui ne mettent pas en danger sa logique profonde.
Deux années ont passé depuis que les dirigeants des pays réunis lors de la COP21 ont réalisé qu’il n’existait pas de planète compatible avec leurs espoirs de développement. Le fameux « accord de Paris » n’aura pourtant pas été juridiquement contraignant pour les pays signataires, et ne mentionne ni les énergies fossiles ni les secteurs industriels des transports aériens et maritimes, et n’écarte pas le nucléaire…
Si un dispositif s’avère bien contraignant depuis cette même date, en France, c’est bien plutôt celui de l’état d’urgence, qui entre actuellement dans le droit commun et permet à l’État, sous couvert d’anti-terrorisme, de disposer par la bande de tout un panel d’opérations pour mieux contrôler ceux qui lui échappent – restrictions de circulation, assignations à résidence, perquisitions administratives sans contrôle judiciaire, saisies, contrôle des déplacements (bracelet électronique), contrôle aux frontières, surveillance des télécommunications. C’est ce même dispositif qui, lors de la COP21, aura permis le déploiement ample et rapide de moyens financiers et policiers, de nombreuses personnes se voyant interdites de manifester et de mener des actions contestataires organisées. Par la suite, la résistance au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et la lutte contre la Loi travail ont du affronter des forces de police de plus en plus violentes et agressives, des formes de répression directes et préventives à chaque irruption politique.
Avec ce One Planet Summit, Macron se rêve en leader de la transition écologique, à la tête de ceux qui entendent « verdir la finance ». La rumeur dit aussi qu’il pourrait bien se prononcer à cette occasion sur l’abandon ou le maintien du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes… On imagine assez bien que, quelle que soit la décision prise, ils essaieront de nous faire croire qu’un aéroport, à Nantes ou à Notre-Dame, peut aussi être une construction « écologique ».
Quant à nous… Nous croyons qu’il y a de bonnes raisons de penser que l’état écologique de la Terre va désormais constituer l’un des axes autour duquel vont se redessiner toutes les positions et tous les clivages politiques. Pour le montrer, nous voudrions partager et discuter trois intuitions.
La première intuition est qu’une sorte de cassure temporelle est imminente. Nous vivons dans ce que nous appellerons bientôt « le monde d’hier ». Monde dont le fonctionnement matériel, économique et politique aura reposé en grande partie sur les énergies fossiles. Chaque être vivant ou collectif d’êtres perçoit d’ores-et-déjà, selon des vitesses et des intensités variables, un « effondrement » en cours : les habitants des îles sentent l’eau monter et font face à des tornades imprévisibles, les animaux habitués à marcher et chasser sur des glaciers sentent le sol craqueler, les arbres bourgeonnent trop tôt et ne peuvent donner de fruits surpris par un gel inattendu, les PDG d’entreprises extractrices de pétrole dépensent plus de barils pour creuser qu’ils n’en récupèrent au final… Bref, il faut vraiment avoir des intérêts à court terme, être suffisamment âgé et s’appeler Donald pour être climato-sceptique.
Des survivalistes aux films de zombies, des songes d’Apocalypse à l’univers à la Mad Max, beaucoup d’imaginaires se déploient. Il est même apparu une nouvelle discipline : la « collapsologie », l’étude scientifique de l’effondrement des civilisations – de notre civilisation pour Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Leur livre Comment tout peut s’effondrer, paru en 2015, crée un nouveau cadre théorique en adoptant une approche transdisciplinaire, croisant les sciences de la Terre, l’économie, l’histoire de l’énergie, la projection futurologique, etc., et fait un état des lieux donnant une vue d’ensemble de la situation. Ils décrivent la manière dont notre civilisation thermo-industrielle et le couple énergie-économie nous ont mis sur la trajectoire d’un « effondrement systémique global » imminent : un ensemble de crises interconnectées, qui s’influencent, se nourrissent et ont aujourd’hui franchi des points de non-retour. Sans annoncer un grand événement brutal, ils exposent le rapide déclin de notre civilisation, en quelques décennies, plausible pour les générations présentes, donc.
Il y a la « science objective »... Mais il y a aussi notre manière d’éprouver, d’imaginer, d’affronter et de comprendre ensemble cette situation. Servigne et Stevens le font de manière non pessimiste, non désespérée, tranquillement – mais pas non plus de manière « positive » – car ils savent qu’il vaut mieux regarder la situation en face, et que l’effondrement ne signifie pas la fin du monde, mais la fin du monde tel qu’on l’a connu, et la recherche encore plus brûlante des « mondes d’après ». Comment regarder en face l’effondrement sans s’effondrer, et faire le deuil d’une vision de l’avenir ? En quoi parler ouvertement de la fin de ce monde peut-il ouvrir de nouveaux possibles existentiels et politiques ? Comment faire pour que cela coïncide avec l’effondrement du capitalisme et de ses militants plutôt qu’avec celui des écosystèmes et des plus nombreux ?
Notre deuxième intuition est qu’il faut être plus que prudent quant à ce que nous avons maintenant pris l’habitude de nommer « capitalisme vert ». Beaucoup d’articles à ce sujet dénoncent un système économique « repeint en vert », le même mais recouvert d’une « couche de peinture ». Les volontés qui orientent l’économie capitaliste – chefs d’Etats et d’entreprises – tentent effectivement de maintenir les mécanismes qui leur procurent des avantages en les adaptant à l’actualité du moment, ce qui signifie inventer des nouveaux produits écolos pour satisfaire leurs clients, créer des « marchés carbone », et des « catbonds », nouvelles formes d’assurances qui permettent de spéculer sur les catastrophes à venir et les profits qu’ils pourraient en tirer. Mais nous avons bien peur que les opérations en cours soient plus complexes et menaçantes qu’une pub McDo qui aurait changée de couleur. Pour ne donner qu’un exemple : l’Assemblée nationale a consacré en 2012 un rapport parlementaire à « l’impact du changement climatique sur la sécurité et la défense ». Il avance l’hypothèse qu’à l’avenir, l’armée pourrait exercer la fonction de « spécialiste du chaos », la crise écologique conduisant à une aggravation des catastrophes naturelles, fragilisant les institutions en place, en particulier dans les régions en voie de développement. L’armée sera dans certains cas, selon ce rapport, seule à même d’intervenir efficacement dans le chaos qui en résultera (selon le sociologue Razmig Keucheyan). On peut imaginer que face à l’effondrement, des mesures coercitives et autoritaires pourraient voir le jour : une sorte de gouvernement écologique d’urgence, avec des restrictions drastiques de consommation, des camps sanitaires, des frontières physiques, impactant d’abord les plus vulnérables, dont l’état d’urgence donne un avant-goût prometteur.
Enfin, notre troisième intuition : il reste malgré tout possible de se constituer des prises politiques en ces temps d’effondrements. Ces prises sont autant de trouées dans le milieu capitaliste – trouées plus ou moins stratégiques, qui ne constituent pas en tant que telles des solutions au réchauffement climatique, mais la préservation de possibilités de vies dans les futures ruines de la civilisation moderne et industrielle. Chaque « prise » est une forme de tissage communautaire constituant un écart vis-à-vis de la capture économique des êtres, animaux, humains, végétaux, minéraux, énergies : elle prend naissance sur un sol précis (des champs d’OGM, un futur parc éolien, une Zone d’Aménagement Différée, des ruines en Syrie) tout en s’adressant symboliquement et effectivement à ce qui la dépasse – ses formes d’actions et de rassemblements entrent en résonance avec d’autres localités, d’autres formes d’écarts. Il y a là une ligne de partage politique à construire qui participe à rendre perceptible le conflit entre ceux qui veulent capturer les relations entre les corps des vivants, les sols, les vents, etc., pour en tirer profit, et celles et ceux qui considèrent que cette capture économique revient à mutiler et détruire ces relations.
En réalité, nos deux premières intuitions (l’actualité brûlante d’un effondrement global en cours auquel répond un développement sûrement plus brutal que durable) nous mettent face à des problèmes insolubles. Nous n’avons pas de solutions (et personne n’en a plus désormais). Nous comprenons en revanche que les seules possibilités de vies envisageables sont à élaborer dans le sens de l’autonomie collective, c’est-à-dire : non pas le retour à un territoire local, verrouillé et identitaire, mais la construction de solidarités concrètes, même éloignées géographiquement les unes des autres, nécessitant de traverser, de libérer et de tenir des zones conflictuelles. Cette perspective appelle un travail des alliances stratégiques entre groupes et organisations hétérogènes. Et il arrive parfois que l’on rencontre des alliés surprenants… Comme nous le verrons plus bas. Nous aimerions à présent reprendre ces trois intuitions, entremêlées dans différents cas : de la disparition du pétrole à celle des abeilles, en passant par les projets d’éoliennes industrielles et de « compensations écologiques », jusqu’à la zad de Notre-Dame-des-Landes et la dissémination sauvage d’une plante, l’Amarante, mettant en péril les projets de Monsanto.
« Le vent n’en est pas à sa première colère »
À propos du pétrole, qui ne sortira bientôt plus de terre ; de ceux qui nous font croire que la « transition énergétique » est la solution ; et d’un petit village en Aveyron qui refuse que le vent soit mis au travail pour faire fonctionner des éoliennes industrielles.
Le seul chemin à prendre pour se ménager un espace sans danger est de stopper net la production et la consommation d’énergie fossiles, ce qui mène à un effondrement économique (...) ce qui mène à la fin de la civilisation thermo-industrielle.
Pablo Servigne et Raphaël Stevens
Le grand récit partagé par les tenants du capitalisme vert n’a pas d’ennemi : son sujet politique est l’humanité toute entière. Niant les différences de pouvoirs, de responsabilités et les inégalités (entre autres : 90 entreprises sont responsables de 50% du réchauffement climatique [2]), ce récit dominant fait de l’humanité la responsable de l’état de la planète, celle qui doit réagir, individuellement et collectivement. C’est-à-dire en premier lieu : engager la « transition énergétique ». Pour Nicolas Hulot, Ministre de la transition écologique et de la solidarité, la première étape de cette transition est financière. En 2016, il signe la préface du livre Financer la transition d’Alain Grandjean et Mireille Martini, qui soutient l’idée d’une transition de l’économie vers le bas-carbone « tout en assurant la prospérité ». Il s’agit de « faire payer les atteintes à la nature, augmenter le rendement relatif des projets de transition (les banques et les investisseurs doivent être dissuadés de financer des énergies carbonées ou leur usage). » Ils soulignent « la nécessité d’un État fort pour enclencher et gérer la transition : car il faut planifier, légiférer, réglementer, réguler, taxer et défendre l’intérêt général. » Le One Planet Summit de décembre aura notamment pour objectif de réorienter la finance vers les énergies renouvelables.
Nous ne croyons pas à ce récit au service d’une « humanité » indifférenciée, ni aux « solutions » qui en émergent. Prenons pour exemple l’histoire de l’exploitation du pétrole. Ce n’est pas d’abord pour améliorer les conditions de vie de l’humanité entière que cette forme d’énergie a été massivement utilisée jusqu’à nos jours. Tout le long du XXe siècle, le pétrole a été plus cher à produire que le charbon. Ce choix est bien plutôt le résultat d’une visée politique : celle du contournement des mouvements ouvriers et de mineurs aux USA. C’est la résistance ouvrière et syndicale dans les mines qui aurait poussé les classes dirigeantes à la pétrolisation de l’Amérique puis de l’Europe : grâce à sa fluidité, le pétrole aura permis de contourner les réseaux de transport, et donc les ouvriers qui les faisaient tourner [3]. Quant aux lieux d’où le pétrole est et a été extrait, ils sont soit en guerre, soit déserts de leurs habitant.e.s autochtones.
Les solutions censées résoudre le problème de ce sujet politique unifié (« l’humanité ») sont elles aussi fantasmatiques. L’une d’elles – prioritaire : financer les énergies renouvelables – est compromise par le consensus en train de naître selon lequel l’ère du pétrole pas cher et facilement accessible est révolue [4]. Car paradoxalement, les éoliennes industrielles et le solaire photovoltaïque nécessitent des énergies fossiles comme le pétrole, ainsi que des matériaux rares, pour être construites, fonctionnelles et entretenues. Pour chaque éolienne industrielle, 2000 tonnes de béton sont coulées dans le sol, 600 kg de terres rares sont nécessaires, notamment du néodyme puisé en Mongolie et du cuivre extrait en Amérique du Sud, où des villages entiers sont expropriés par les forces armées occidentales [5]. Et dans un monde qui s’est quasi-entièrement développé sur les fossiles, le pétrole reste absolument nécessaire pour assurer l’acheminement des matériaux des travaux et les ouvriers. Il n’y a donc pas de « transition » énergétique en cours. Car on ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire et aux énergies renouvelables. L’histoire de l’énergie n’est pas celle de transitions, mais celle d’additions successives de nouvelles sources d’énergie primaire (Bonneuil, Fressoz).
On comprend bien cette idée avec les éoliennes. Elles ne tournent pas quand il fait trop chaud ou trop froid, et ne fonctionnent environ que 20% du temps ; ainsi, pour compenser l’intermittence des vents, des centrales thermiques (au charbon ou au gaz) sont remises en service. La « réorientation de la finance » vers les énergies renouvelables, à coup de crédits carbones (des entreprises doivent « compenser » leur pollution excessive dans des investissements « verts »), consiste donc à investir dans une forme d’industrie qui prolonge celle dont elle est censée contrecarrer la logique ! En réalité, pour les grosses entreprises qui investissent massivement dans l’éolien, il s’agit avant tout d’alimenter le marché mondial de l’électricité, en rapprochant les unités de production les unes des autres, pour les relier facilement aux transformateurs pour haute et très haute tension.
Nous tenons toutes ces précisions des enquêtes réalisées par des habitant.e.s en lutte dans l’Aveyron, où les villages proches des plateaux voient leurs milieux de vie peu à peu colonisés par des projets éoliens. À Saint-Victor-et-Melvieu, un petit hameau nommé « l’Amassada » (qui veut dire « assemblée » en Occitan) est en train de voir le jour à l’emplacement même du futur transformateur qui devrait être le centre névralgique permettant de transférer l’électricité produite par les éoliennes des alentours. En réaction, 134 personnes ont signé un acte de propriété du terrain en « indivision », et ont prêté le serment de défendre cette terre. Une maison en bois, une autre en terre/paille, et un hangar ont été construits, ainsi qu’une petite éolienne autonome… Lors de la Fête du Vent, qui tenait sa troisième édition cet été, l’occasion est donnée de se rencontrer autour d’une assemblée des luttes anti-éoliennes, mais aussi autour de formations de maraîchage sur sol vivant et de production de semences. Une conférence suivie d’un temps d’échange sur l’histoire de l’Occitanie est l’occasion pour des gens de différentes générations de partager leurs vécus ; les cantines de Bure, Atab’ et des Cévennes nourrissent les troupes, chacune avec leur style de cuisine ; à la nuit tombée, on se réunit autour de la chorale occitane. Le 24 août dernier, la chute d’un mât de mesure éolien fait dire à ceux qui luttent que le vent est des leurs… Vivement la prochaine tempête.
"Nous sommes la nature qui se défend"
À propos de l’effondrement des écosystèmes ; de ceux qui nous font croire qu’une forêt détruite peut être compensée par une plantation d’arbres ailleurs_ ; et d’un bocage où les habitant.e.s ré-apprennent à se mettre dans la peau des animaux, des plantes et des arbres de leur milieu pour mieux cohabiter sur le territoire.
La zone humide proche de Notre-Dame-des-Landes est l’un des endroits actuellement les plus étudiés de France par les naturalistes (ici, les « Naturalistes en lutte » contre le projet d’aéroport). Sa richesse en « biodiversité » est extraordinaire : tout simplement parce que depuis 40 ans elle n’a pas été le lieu de projets agricoles et d’aménagement agressifs… De petites habitations éparses, des haies qui séparent les champs, de nombreuses mares, des zones de forêt créent des conditions d’habitat propices et devenues très rares en France pour de nombreux animaux, végétaux et champignons.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, toutes ces manières de vivre et ces différentes espèces peuvent y co-évoluer notamment parce que des humains continuent d’habiter aussi la zone. Sans eux et leurs activités (maraîchage, élevage, production de plantes médicinales, entretien de vergers et de bosquets – et bien d’autres) le reboisement spontané rendrait la vie impossible à tout un tas d’espèces. Un groupe de naturalistes essaie même de restaurer une lande, la dernière du coin, dont la végétation et la faune qui aiment y vivre est devenue très rare – notamment à des fins stratégiques : ils espèrent y faire revenir une plante protégée, dont les graines seraient encore dans le sol, qui pourrait constituer un obstacle légal de plus au projet d’aéroport !
C’est avec les usages mis en place par les habitant.e.s que sont pensées les manières de préserver les possibilités de vie des autres : insectes, reptiles, oiseaux, mares, mycorhizes. Des rendez-vous ou des semaines thématiques regroupent celles et ceux qui envisagent d’utiliser un morceau de terre, de tailler une haie, de couper du bois pour se chauffer, ainsi que des personnes qui partagent leurs savoirs sur les espèces d’arbres, de plantes, d’insectes et d’animaux présents, et les manières de composer avec. Tu peux alors t’imaginer, avec les naturalistes, dans le corps d’un reptile à sang froid, et te rendre compte qu’il serait plus intelligent de tailler la haie exposée au sud, celles qu’ils aiment fréquenter, pour leur laisser l’accès au soleil. Il y a ici la place pour l’existence d’un temps long, polyphonique, dégagé de celui des projets construits pour des bénéfices économiques rapides, qui permet de s’atteler à des apprentissages attentifs, des savoirs oubliés qui complexifient la manière dont on comprend nos entours. Les « points de vie » à prendre en considération sont démultipliés. Les conflits d’interprétation entre les occupants de la zone quant à ce que veulent, désirent ou peuvent les sols, reptiles, oiseaux, grenouilles, landes, bois et haies ralentissent – chose rare et précieuse de nos jours – les transformations humaines du milieu, et des formes d’attention écologique plus fines s’amorcent. Il ne s’agit pas de « conserver la nature » mais de vivre avec des espèces sauvages qui existent parmi nous mais néanmoins par elles-mêmes.
Cet enchevêtrement de vies en un même territoire est possible parce que cette zone n’est pas capturée pour un usage unique. Elle n’est ni une zone de production agricole intensive et monospécifique (du type maïs ou élevage bovin), ni une zone d’habitation, de lotissement, ni une zone industrielle, ni une zone d’exploitation forestière, ni un aéroport. L’imbrication d’usages (et de non-usages) rassemble des personnes différentes, dont les manières d’être attentives divergent. La lutte contre l’aéroport les assemble, mais la question de ce qui est à faire sur la zone d’occupation habitée est toujours rediscutée. C’est ce processus même, que l’on peut appeler « autonome », qui permet la réunion de différents rythmes, porteurs de manières singulières de refaçonner le monde. Ici, bizarrement, c’est à l’endroit du conflit politique, où la marche de l’économie est interrompue, que l’on peut prendre le temps d’observer comment des usages s’insèrent dans un milieu plus qu’humain, habité par d’autres qu’il faut apprendre à connaître.
Pour les naturalistes, des endroits comme la zad sont très précieux. L’effondrement en cours ou la sixième extinction de masse ne concerne pas que les ours polaires et les éléphants emblématiques. Très récemment, une série d’études troublantes met au jour le phénomène d’extinction des interactions écologiques [6]. Lorsqu’une espèce meurt, elle ne disparaît jamais seule, elle emporte avec elle dans sa chute des voisines, sans que personne ne le remarque. L’extermination des loutres de mer cause une prolifération d’oursins (leurs proies) qui transforme les fonds marins en déserts, ce qui en retour perturbe d’autres chaînes alimentaires et d’autres prédateurs. En Europe, 52% des populations d’oiseaux des champs ont disparu au cours des 30 dernières années, notamment à cause des insecticides utilisés en agriculture, qui ont décimé les insectes dont se nourrissent les oiseaux. Chez les invertébrés – largement sous-étudiés – deux-tiers des populations d’espèces que les scientifiques suivent sont en déclin (de 45% en moyenne), dont les pollinisateurs sauvage et l’abeille mellifère.
Partout on peut lire que le monde devient de plus en plus complexe. Du point de vue de l’écologie, c’est faux. L’économie capitaliste est au contraire une entreprise de simplification du monde : en se rendant inattentive aux différentes formes de vie qui l’habitent, en les mettant au travail pour en tirer des profits, elle rétrécit les possibilités hétérogènes de façonner des mondes, et fabrique des ruines – pour ensuite aller s’installer ailleurs et recommencer le même processus. Détruire un milieu, c’est toujours mettre fin à des milliers d’histoires entrelacées, entre animaux, entre racines et champignons, entre femmes soignantes et plantes. On ne peut pas « compenser » cette destruction [7], en transférant des espèces, en replantant des arbres ailleurs. Cette idée même d’une mise en équivalence - un vieil arbre ici = un nouvel arbre ailleurs - témoigne du niveau de mécompréhension écologique atteint de nos jours par ceux qui veulent « mieux gérer l’environnement ». Un arbre ce n’est pas un individu interchangeable, c’est un nombre incalculable de vies qui s’agencent avec la sienne et qui tiennent ensemble : c’est un alliage unique ; on ne va pas le reproduire ailleurs.
La politique française des parcs naturels, en tentant de soustraire des lambeaux de nature sauvage à l’emprise du « progrès », a paradoxalement elle-même rendu possible partout ailleurs l’artificialisation et la fragilisation accélérée des écosystèmes. Le fait d’avoir mis sous cloche des réserves de « véritable nature » protégées a créé une séparation entre les endroits que l’on aménage sans pitié et les endroits dits « naturels ». Ce qui autorise aussi à ne plus faire attention à toutes ces espèces qui vivent ici près de nous.
Les habitant.e.s de la zad eux ont lancé un processus de co-formation – « abracadabois » – où ils et elles apprennent avec des forestiers à repérer les essences présentes sur la zone, à devenir attentifs à l’état de la forêt, aux enjeux correspondant à la coupe de tel ou tel arbre. C’est seulement à travers ce type de d’apprentissages que des formes de « préservation » sont possibles, et ce de manière autonome. Non pas la préservation d’une nature supposée vierge, mais celle de formes de vie différentes qui se côtoient et rétro-agissent les unes sur les autres, tissant une histoire commune, qu’il faut apprendre à voir et aimer. Penser et agir avec les autres espèces n’est ni superflu, ni inaccessible : c’est l’apprentissage de communautés vivantes qu’on nous aura appris à dénier.
« Le printemps est déjà bien silencieux »
À propos de l’extinction des abeilles et des pollinisateurs ; de l’utilisation du glyphosate en France ; de personnes qui s’allient avec l’Amarante sauvage pour lutter contre les OGM.
Nous ne sommes plus dans la situation où nous pouvons prendre appui sur des porte-parole experts, comme la politique humaine nous l’a appris. Nous avons besoin d’être en alerte de multiples manières pour trouver des alliés potentiels.
Pire encore, les indices de programmes communs que nous détectons sont inchoatifs, faibles, peu consistants et instables. Au mieux, nous tâtonnons vers une lueur, la plus éphémère qui soit. Mais, quand on vit avec l’indéterminé, de telles lueurs constituent le politique.
Anna Tsing
Après avoir déclaré que le pesticide « glyphosate » – qui est la principale substance active du Round up, et cancérogène probable – serait « interdit en France d’ici à la fin du quinquennat », le porte parole du gouvernement, Christophe Castaner, est revenu sur ses propos : « avant la fin du quinquennat, le gouvernement s’engage à obtenir des progrès significatifs pour tous les pesticides. »
Parallèlement, le 4 juillet 2017, la commission européenne a décidé d’autoriser l’importation de 4 nouveaux OGM et de renouveler l’autorisation de la culture du maïs MON81062. La culture de maïs transgénique est interdite sur le territoire français, mais 4 à 5 millions de tonnes de plantes transgéniques y sont importées chaque année, notamment du soja Round up ready en provenance d’Amérique, pour nourrir les animaux d’élevage. Là-bas, au Paraguay et en Argentine, les petits paysans ont perdu leurs terres – remplacées par des monocultures d’OGM – et se retrouvent empoisonnés (avec leurs animaux) par des arrosages d’herbicides largués par avion, tandis que la forêt amazonienne recule toujours plus, remplacée par de la monoculture.
Le modèle agricole intensif, soutenu par l’État français, a eu pour résultat le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles (commencé au milieu des années 1990). Leur disparition progressive est multi-factorielle : les pesticides, fongicides, herbicides, parasites, pathogènes, même à des doses infimes, menacent la survie des colonies. Il n’y a donc pas de solution unique et miracle, qui consisterait à interdire un pesticide : seul un renouveau des pratiques agricoles et apicoles, qui renoncent à des usages causant un stress des pollinisateurs, peuvent conduire à leur survie [8]. Les seules pratiques agricoles qui tiennent dans le temps sont celles qui forment des partenariats complexes et fragiles avec les vivants (et non celles qui tentent de contrôler une communauté biotique, en éradiquant les nuisibles pour maximiser l’exploitation).
Les abeilles pollinisent une grande partie des plantes que l’on cultive et des plantes sauvages. Leur extinction constituerait la fin d’une alliance historique qui aura permit à de nombreuses espèces, dont la notre, de se nourrir de végétaux. Si l’on ne veut pas que dans les prochaines années la pollinisation de ces plantes soit réalisée par des drones ou grâce à des personnes sous payées (comme c’est déjà le cas en Chine... où les abeilles ont déjà massivement disparu), il faut décupler nos attentions envers les insectes pollinisateurs. Et la première de ces attentions, c’est de cesser d’amalgamer les espèces avec les prétendus « services écosystémiques » qu’elles nous rendraient, sans quoi il y aura toujours une solution économique pour les remplacer.
« Faire attention » consiste à effectuer de multiples gestes précautionneux, mais aussi parfois à faire la guerre à l’inattention – celle qui n’a que faire des sols en ruines qu’elle laisse après son passage. C’est ce à quoi s’attellent des activistes au Paraguay et en Argentine, en lançant des « bombes de graines », composées d’Amarante sauvage et d’argile, dans les champs de soja OGM. Pourquoi cette stratégie ? Parce que cette majestueuse plante est parvenue à voler au soja Round up Ready le gène qui lui permet de résister à l’herbicide au glyphosate. Ce qui lui a permis de coloniser les champs, en poussant à toute vitesse et en frayant ses longues racines dans le sol épuisé des cultures intensives. L’Amarante est devenue une véritable catastrophe pour Monsanto, une « super mauvaise herbe », impossible à arracher mécaniquement, insensible aux pesticides les plus durs : une « ingouvernable ». Chaque plante produit en moyenne 12 000 graines par an, et celles-ci peuvent rester en état de dormance de 20 à 30 années avant de germer, lorsque les conditions sont favorables. Ce qui en fait, d’un autre point de vue, une alliée politique de renom. Associée à la déesse Artémis dont elle symbolisait les qualités guerrières, la puissance de cette plante lui vaut sont nom grec « amarantos », que l’on peut traduire par « inflétrissable ». Cette plante qui constituait également une divinité pour les Aztèques et les Incas, et qui était offerte aux dieux au Mexique, aurait le pouvoir d’accomplir de vieilles prophéties : les paysans activistes racontent que les divinités pré-colombiennes attendaient de prendre leur revanche sur les colons qui ont volé leur terre. L’Amarante est l’héroïne de cette vengeance. Peu à peu, des paysan.e.s dont les champs ont été envahis ont fini par renoncer aux OGM pour revenir à des semences et des méthodes traditionnelles, à même d’assurer l’autonomie alimentaire. L’ironie du sort fait que l’Amarante est aussi un aliment extrêmement nutritif, riche en protéines, que les hommes et les animaux peuvent manger.
Il est troublant de constater que c’est la résistance de l’Amarante au pesticide qui a été saluée et qui a initié la résistance des humains. La prétendue « nature » qui n’attendrait qu’à être protégée se révèle parfois plus vivace et inventive que nous. Nos « lueurs politiques », autant d’interruptions de l’ordre en place, ne sont pas constituées par des collectifs uniquement humains : l’exemple des activistes et de l’Amarante agissant en « collaboration » [9] montre la voie pour de nouvelles formes d’alliances politiques inventives, où les humains ne sont plus les seuls acteurs de la lutte.
Cette histoire de « résistance interspécifique » entre en résonance avec des improbables jardins de semences qui s’élèvent dans les quartiers en ruine de la Syrie et du Liban. Comment se nourrir lorsqu’on est enfermé dans une ville ? Comment acheminer des semences vers des villes en siège ? Comment fabriquer des mondes dans les ruines ? Là-bas, la sécheresse puis les bombardements (ciblés notamment sur les arbres fruitiers, les jardins, les banques de semences, etc.) ont impacté les productions agricoles, ce qui a poussé les paysan.e.s à l’exode rural. Les multinationales, opportunistes, tentent d’introduire et de vendre aux populations syriennes affamées leurs semences hybrides (non reproductibles) et les pesticides qui vont avec, comptant ainsi créer de nouveaux besoins et de nouveaux marchés pour l’économie d’après-guerre.
Ces nouvelles nous viennent d’ami.e.s installé.e.s dans une zone de réfugiés syriens au Liban : ils et elles ont commencé par envoyer des semences françaises en Syrie (avec le collectif Graines et cinéma), pour finalement décider de s’installer à proximité de la frontière syrienne, et produire des semences adaptées à la région avec les gens sur place. C’est une manière, comme le dit l’une d’entre eux, de renouer avec leur culture, dans les deux sens du terme : cultiver leur terre et retisser des liens communautaires coutumiers. Une école et des formations ont été créées sur place : l’enjeu est la réappropriation des techniques ancestrales d’autonomie alimentaire, qui commence par apprendre à produire et conserver ses propres graines. Les semences produites au Liban sont passées clandestinement en Syrie lorsque la route est dégagée, grâce aux femmes qui les cachent dans leurs bas. Un nombre important de jardins syriens reçoivent ces graines, grâce à un réseau de distribution. En France, la coopérative Longo Maï (qui a créé le DVD « Semences buissonnières » afin de ré-apprendre à produire et récolter ses propres graines) produit des variétés de semences syriennes en soutien aux populations, pour leur envoyer là-bas. Leur insistance sur la nécessaire gratuité des graines fait renaître une logique du don qui défie les frontières, la réglementation, la commercialisation et la privatisation des semences et du vivant.
Les quelques lectures qui ont nourri ce texte :
Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer
Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille
Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde
Le site de l’Amassada : douze.noblogs.org
Baptiste Morizot, Nouvelles alliances pour la terre
Bonneuil et Fressoz, L’événement anthropocène
Revue Penn Ar Bed, numéro spécial sur la Zad par les Naturalistes en lutte
Revue du Crieur, n°7, Quand les ultra-riches se préparent au pire.
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