Cette diffusion a rencontré un fort écho dans le champ politique et médiatique. Le Point, Le Figaro et Valeurs actuelles en ont fait leur une, et Bruno Retailleau, fraîchement élu à la tête des Républicains après une campagne marquée par une surenchère raciste et islamophobe, a assuré que ce « danger » constituait l’« une de ses grandes priorités ». L’ancien premier ministre Gabriel Attal, dont toute la carrière politique a été marquée par un savant mélange de racisme et de volonté de renforcer la domination adulte (mise en place du SNU, interdiction de l’abaya) a pour sa part proposé d’interdire le hijab aux jeunes filles de moins de quinze ans. Cette proposition est d’autant plus scandaleuse qu’elle prend prétexte de la « protection de l’enfance », sujet qui tient manifestement beaucoup moins à cœur des soutiens du gouvernement quand il s’agit d’apprécier la responsabilité du premier ministre François Bayrou dans l’affaire Bétharram. Le danger que représente ce prétendu complot islamiste est par ailleurs pris très au sérieux au sommet de l’État : le président Emmanuel Macron est allé jusqu’à convoquer un conseil de défense mercredi 21 mai pour évoquer le sujet avec ses ministres, contribuant ainsi à faire de ce complot un enjeu de sécurité nationale.
Le rapport brille pourtant par son imprécision et son peu de rigueur scientifique. Loin de proposer une définition claire de ce que pourrait être « l’islamisme » et d’analyser sa place dans la société, il se contente de dépeindre un tableau d’autant plus menaçant qu’il est flou. Il décrit une France victime d’un complot sournois ourdi par des salafistes en taqiya (dissimulation), où des réseaux « proches des Frères musulmans » tenteraient, par le biais d’imams, d’associations, de clubs sportifs ou même d’influenceur·ses, d’imposer à terme la charia. Il reprend également la thèse soutenue par le Printemps républicain et maintes fois réfutée selon laquelle l’islamophobie serait un concept inventé de toutes pièces pour attiser la haine de la République ; il décrit aussi la cause palestinienne comme un argument de recrutement pour les islamistes.
En réalité, ce qui est dénoncé par ce rapport comme un « complot frériste », c’est toute forme d’organisation collective ou d’expression politique de la part des musulman·es, tout soutien affiché à la Palestine, toute association qui comprendrait dans ses rangs des femmes portant le hijab. La simple visibilité dans l’espace public d’une vie musulmane en vient à être criminalisée, puisque la présence de boucheries halal est présentée comme la marque d’une dangereuse islamisation du pays. Les musulman·es de France sont ainsi pris·es dans un dilemme insoluble : quand iels essaient de s’intégrer, iels sont accusé·es d’entrisme ; quand iels s’organisent en autonomie, on les accuse de séparatisme.
Plus la machine islamophobe s’emballe, plus le parallèle avec l’antisémitisme historique devient évident. Dans les années 1930, les Juif·ves étaient ainsi dénoncé·es pour leur « double allégeance », et accusé·es d’être partie prenante d’un« complot juif mondial » visant à détruire les nations blanches européennes de l’intérieur en promouvant le communisme et le métissage ; aujourd’hui, le simple fait d’être musulman·e est présenté comme une volonté de détruire la République de l’intérieur en y imposant la charia.
La diffusion de ce rapport intervient dans un contexte irrespirable pour les musulman·es de France, déjà frappé·es il y a quelques semaines par l’assassinat islamophobe d’Aboubakar Cissé dans la mosquée de la Grand-Combe. À ce titre, certaines personnalités de gauche ont une nouvelle fois démontré leur incapacité à prendre la mesure du continuum qui existe entre les discours, les mesures politiques et les passages à l’acte racistes. Si Clémentine Autain assure que le problème de « l’intégrisme religieux [qui] progresse » est bien réel, il ne s’agit pour elle que d’un symptôme d’un manque de services publics ; pour François Ruffin, jamais avare de rimes ou de belles formules, la solution se résume en trois mots : « la laïcité, toute la laïcité, rien que la laïcité ! ». Dans leurs réponses, Autain et Ruffin valident le diagnostic posé par le rapport, et vont même jusqu’à reprendre à leur compte certaines de ses recommandations. Aucun d’entre eux n’a jugé utile de pointer son caractère profondément raciste ni le contexte de sa parution. Iels admettent ainsi que l’existence musulmane soit constituée comme un problème, se contentant de proposer des solutions alternatives à celles du gouvernement en reprenant les lieux communs de la gauche modérée. Ce faisant, ils témoignent d’un aveuglement profond face à la montée pourtant fulgurante du racisme, et d’un refus de plus en plus assumé de l’analyser de manière politique.
Ce rapport prétend recouvrir d’un vernis académique la dynamique plus profonde de radicalisation raciste de l’Etat, déjà bien accélérée par la nomination de Bruno Retailleau au poste de ministre de l’intérieur. Il est révélateur du complotisme raciste qui obsède un bloc bourgeois au pouvoir de plus en plus inquiet de voir son hégémonie contestée. Si on peut ainsi sérieusement douter que « l’islamisme gangrène la France » comme le prétend ce rapport, il apparaît de plus en plus clairement que l’islamophobie, elle, gangrène bel et bien les esprits de la classe dirigeante.
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