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Le passe sanitaire à la lueur de Naomi Klein et Deleuze : stratégie du choc et société du contrôle

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En tant qu’anarchiste, il est normal de s’opposer à (l’État certes) toute mesure autoritaire. Le passe sanitaire avec QR code intégré est bien une mesure autoritaire puisqu’il empêche ou contraint grandement l’accès aux soins, aux transports ou à la culture d’une partie de la population. La question n’est même pas de savoir si oui ou si non le vaccin est une bonne stratégie ou encore de connaître la composition sociologique des personnes non vaccinées pour les excuser de « leur faible bagage intellectuel » [1]. Le propos ici est d’examiner la situation sanitaire actuelle à la lumière de concepts tels que la stratégie du choc de Naomi Klein et les sociétés de contrôle de Gilles Deleuze.

La Stratégie du choc de Naomi Klein

La situation sanitaire actuelle aurait été inacceptable il y a deux ans. Aujourd’hui elle semble être assez largement acceptée. La technique de manipulation et de contrôle de la population qui sous-tend cette observation a été théorisée par Naomi Klein sous le nom de stratégie du choc : « S’appuyant sur plusieurs recherches documentaires, Naomi Klein soutient que des désastres (catastrophes naturelles, changements de régimes, attentats), qui conduisent à des chocs psychologiques, permettent aux chantres du capitalisme d’appliquer la doctrine de l’école de Chicago dont Milton Friedman est l’un des représentants les plus connus. Ils imposeraient, à l’occasion des désastres, des réformes économiques que Naomi Klein qualifie d’ultra-libérales telles que la privatisation de l’énergie ou de la Sécurité sociale. » [2] On peut aujourd’hui analyser ce qu’on vit comme l’imposition de mesures ultra-libérales, sécuritaires, individualisantes à la faveur d’une crise sanitaire gérée par entre autres un gros confinement de deux mois et deux couvre-feux. Le tout a été systématiquement amené avec une grande délicatesse par le gouvernement via un vocabulaire digne d’un haut-gradé de l’armée : "nous sommes en guerre" répété 6 fois dans le discours de Macron le 16 mars 2020, "gestes barrières", "faire ses courses avec de la discipline", "nous posons des interdits, il y aura des contrôles", "l’ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse", "gestion de crise", "les frontières seront fermées" [3]... Ces éléments de langage gouvernementaux et les mesures coercitives associées - dont il n’est pas question de discuter ici - ont grandement fragilisé la santé mentale du plus grand nombre. Je crois que personne n’y a échappé, à part les riches dans leurs résidences secondaires et leurs dîners clandestins… D’ailleurs, la « chair à canon » qui a subi une plus grande mortalité est constituée des personnes occupant des emplois à bas salaires dans les services essentiels : personnel soignant, caissier.e.s, livreur-euses etc, très majoritairement racisé-e-s. Depuis le début de cette épidémie, il y a une volonté de préserver en priorité les corps blancs des classes supérieures qui par ailleurs sont bien plus responsables de la propagation du virus à travers le monde par leurs modes de déplacement (voyages en avion pour affaires, vacances etc...).

On commence à être habitué.e.s aux mesures restrictives de nos libertés sous couvert de préserver notre sécurité. Les attentats du 11 septembre 2001 ont permis l’acceptation de plans vigipirate flippants avec leurs cohortes de militaires surarmés dans nos villes, de mesures de contrôle drastiques dans les aéroports… Les attentats de 2015 ont permis d’imposer l’état d’urgence permanent et ainsi réprimer plus facilement les différents mouvements de contestation (COP 21 en 2015, Nuit debout en 2016…). Une chose est sûre, lorsque la population perd en liberté, elle ne retrouve jamais plus le niveau de liberté d’avant l’événement qui a servi à justifier les mesures restrictives. Je ne dis évidemment pas que le covid a été fabriqué pour imposer des mesures restrictives mais simplement qu’il a été une aubaine pour le système capitaliste. « Dans les faits, le passeport sanitaire ne peut donc se déployer que dans un « État d’exception », où l’impératif sécuritaire l’a définitivement emporté sur l’État de droit. » [4] précise Dimitri M’Bama, doctorant en science politique à l’Université de Montréal. Le capitalisme n’a de cesse de s’alimenter des différentes crises qui le traversent. L’histoire est remplie d’exemples qui corroborent cette analyse. On peut même trouver un article à ce sujet dans le journal Le Monde, pourtant vendu aux thèses capitalistes ! [5]

Les sociétés de contrôle de Gilles Deleuze

Il me semble grand temps aussi de sortir des cartons les analyses de Gilles Deleuze. D’après lui, on est passé progressivement de sociétés de souveraineté à des sociétés disciplinaires sous Napoléon. Cette grille de lecture s’applique surtout aux sociétés occidentales. Les sociétés de souveraineté (XVIIe - XVIIIe) avaient pour but et fonctions de prélever plutôt qu’organiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie.

Les sociétés disciplinaires (XVIIIe - XXe) – avec différents milieux d’enfermement telles l’école, l’usine, la prison, la famille – ont pour but de concentrer, répartir dans l’espace, ordonner dans le temps et composer dans l’espace-temps une force productive dont l’effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires. Les individus circulent alors d’un milieu clos à un autre. Mais comme le disait Deleuze en 1990 : « nous sommes aujourd’hui dans une crise généralisée de tous les milieux d’enfermement : prison, hôpital, usine, école, famille, réformer l’école, réformer l’industrie, l’hôpital, l’armée, la prison. Mais chacun sait que ces institutions sont finies, il s’agit seulement de gérer leur agonie et d’occuper les gens jusqu’à l’installation de nouvelles forces qui frappent à la porte. Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. » [6]

Dans une société de contrôle, on ne passe plus d’un milieu clos à un autre. On est dans le flux permanent. On est plus dans le productivisme de l’usine qui contraint très clairement l’individu pour maximiser la production. Dans la société de contrôle, l’entreprise a remplacé l’usine et essaye de rendre heureux l’individu, de créer du désir, l’individu doit être non seulement compétitif mais content d’être compétitif. La société disciplinaire assigne une signature (pour reconnaître l’individu) et un matricule (pour le reconnaître dans la masse). La société de contrôle, quant à elle, a besoin d’avoir une grande quantité de données sur l’individu et l’individu sait que des données s’accumulent sur lui. Se savoir surveiller amène à auto-réguler son comportement, d’après Michel Foucault dans Surveiller et punir [7], c’est-à-dire à se comporter d’une certaine manière plutôt qu’une autre sous le poids de cette surveillance diffuse mais bien présente. L’idéal de la société du contrôle est la surveillance de tou.te.s par tou.te.s. La gestion autoritaire de l’épidémie a d’ailleurs entraîné beaucoup de délations… jusqu’à 70% des appels reçus par la police à Strasbourg pendant le confinement ! [8]

On en a aussi un bon exemple dans le roman de science-fiction La zone du dehors d’Alain Damasio [9] avec une société basée sur un système de notation de chacun.e par tou.te.s. Il faut sacrément diviser une société pour en arriver à ce que chacun.e se mette à contrôler chacun.e. On sent bien qu’on glisse doucement vers ça à l’heure actuelle surtout depuis la montée des réseaux sociaux à la fin des années 2000 et le système de like/unlike ayant sans doute inspirer l’épisode « Chute libre » de la série Black mirror. Cet épisode prend place dans une société dans laquelle les gens ont accès à certaines choses (prendre l’avion, louer un appartement…) en fonction de leur note allant de 0 à 5. A chaque rencontre, chacun.e « est libre » de noter l’autre à l’aide de son smartphone… « Nos dirigeants sont fascinés par le modèle chinois et son approche technosécuritaire où tout est numérisé et où les autorités distribuent des permis de citoyenneté. C’est exactement l’esprit de ce passe prétendument « sanitaire ». Un nouveau mode de gouvernement est ici testé. Les autorités détournent les questions sanitaires pour instaurer une société de contrôle extrêmement invasive dans laquelle la démocratie est suspendue à l’aide des outils numériques et d’un discours permanent sur l’urgence. » [10]. Même la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés) s’inquiète non seulement de l’efficacité du passe sanitaire mais aussi de la sécurité des données personnelles de l’appli tousanticovid [11].

Le passe sanitaire : une technologie de surveillance de plus

Le passe sanitaire semble bien être le cheval de Troie de l’acceptation sociale de certaines technologies de surveillance de masse qui passent incognito ou presque. Il y a deux ans, personne n’aurait accepté de se faire scanner comme un colis pour prendre le train ou aller à l’hôpital ! Je me souviens encore d’une époque pas si lointaine où on pouvait prendre un billet de train sans donner son identité. On nous habitue petit à petit à trouver normal le fait d’être tracé.e, de donner plein d’informations personnelles à chaque fois qu’on commande un truc en ligne, quand on prend une carte de fidélité… On sait qu’à partir du moment où on a un smartphone, on est déjà la proie d’une surveillance diffuse ou pointue (selon nos activités). Aujourd’hui, avec le passe sanitaire, on met un pied de plus dans la surveillance de notre santé qui avait d’ailleurs déjà commencé avec le carnet de santé – dont les données sont plus difficiles à collecter, évidemment ! Et en plus, le peu de révoltes et d’organisation contre ce passe sanitaire montre au gouvernement qu’on est globalement d’accord d’être pistée, scannée…

On assiste aussi à un glissement vers la numérisation des données de santé par la CPAM à travers « Mon espace santé » sur la plate-forme en ligne ameli.net. Cela aurait des conséquences multiples pour les individus que les professionnel.le.s de santé aient accès à la totalité de leur dossier médical. Par exemple, une personne entamant des démarches de transition de genre pourraient se voir refuser les soins auxquels elle doit avoir accès sous couvert d’antécédents psychiatriques, les personnes éloignées du numérique vont galérer… On peut imaginer plein d’autres conséquences à ce dispositif, notamment pour des personnes psychiatrisées, toxicos... Bien sûr, il est vendu comme simplifiant la prise en charge de notre santé. Plutôt que de mettre plus de moyens dans le système de santé IRL (in real life), c’est-à-dire pour les salaires des soignant.e.s, plus de lits dans les hôpitaux etc, le gouvernement fait le choix de financer ce dispositif qui en plus va juste faire chier les soignant.e.s qui ont à peine le temps de rédiger les transmissions à la fin de leur service… Dans un monde où l’on trouve normal que notre état de santé puisse être étalé en place publique ("t’es vaccinée hein ?!"), nul doute que ce dispositif passera sans trop de contraintes !

On nous vend toujours de nouvelles mesures numériques pour soi-disant nous simplifier la vie, pour notre santé, pour notre bien évidemment ! Comme le précise le collectif Pièces et main d’œuvre, les compteurs « intelligents » Linky servent à recueillir des données sur la consommation d’électricité des foyers sous couvert de gestion et d’économie d’énergie ! Les puces RFID servent à identifier à distance les personnes via les passeports, cartes de paiement mais aussi les animaux domestiques et d’élevage… [12] Gardons toujours en tête que la numérisation de nos données personnelles est utile pour alimenter le stock de données nécessaire à la société de contrôle… Oui c’est flippant mais oui faut s’y attaquer !! Et c’est pas juste un truc d’illuminé.e.s complotistes !

Je me demande aujourd’hui pourquoi j’ai attendu si longtemps avant de me mettre à écrire au sujet du passe sanitaire et de tous les doutes et craintes que cela m’inspire depuis le début. La réponse est simple. Comme la plupart des gens, j’ai mal vécu les confinements, couvre-feux et j’ai l’impression que ça m’a déclenché de la dépression et des troubles anxieux de m’inquiéter pour mes proches, de ne pas pouvoir sortir quand je voulais, de m’arrêter systématiquement sur le pas de la porte pour m’auto-signer un papier de sortie, de ne plus réussir à me projeter... On a vraiment accepté l’inacceptable ! Quand le passe sanitaire a été imposé cet été, j’avais juste pas envie d’en entendre parler, pas envie de réfléchir à ce que cela allait produire. Je pense qu’on est nombreux.ses dans ce cas mais il va falloir qu’on se réveille et qu’on monte une opposition sur des bases cohérentes... et on en manque pas !

Si cette analyse résonne en toi, que tu as envie qu’on discute de ce sujet ou un autre par rapport à la situation sanitaire en général, hésite pas à me contacter à cette adresse mail : menthepoivree@riseup.net

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