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"Le peuple aura toujours la possibilité de débarrasser son pays d’un dictateur"

Solidarités internationales

Nous nous sommes entretenus avec une camarade et féministe anarchiste du Kazakhstan pour mieux comprendre ce qui se passe et savoir comment les militants locaux voient la situation. Quelle est la nature sociale du soulèvement, quelles sont ses revendications et ses formes, qui dirige la lutte armée, et quelles conséquences ces événements auront-ils sur la région ?

Toi qui es sur le terrain, dis-nous ce qui s’est passé et ce qui se passe dans le pays ?

Tout a commencé par les revendications économiques des travailleurs de l’ouest du Kazakhstan, où le prix du gaz a fortement augmenté. Puis les revendications sont devenues politiques : la démission du gouvernement et du président, l’élection des akims (maires) et une république parlementaire. Certaines demandes ont été satisfaites, mais pas immédiatement, et tandis qu’elles étaient ignorées, la vague de protestation s’est étendue à toutes les villes du Kazakhstan.

Dans ces régions, et surtout à Zhanaozen les gens se souviennent de la fusillade de 2011, c’est pourquoi le caractère des assemblées était très pacifique. Les gens se sont rassemblés sur les places centrales de leurs villes et ont appelé à un dialogue avec les Akims, puis avec les ministres et le président. Ceux qui se sont rassemblés se sont spontanément auto-organisés sur les places, y ont installé des yourtes avec des repas chauds et ont même organisé une Subbotnik [ici dans le sens de clean-walk], car ils craignaient d’être diabolisés par les médias.

Dans l’ouest du Kazakhstan, pendant trois jours, ils ont essayé de négocier pacifiquement, mais les akims n’osaient même pas venir vers le peuple. Puis les autorités ont commencé à disperser le rassemblement par la force. La manifestation s’est donc transformée en affrontements avec la police. Il est difficile de manifester pacifiquement quand on est gazé et qu’on vous lance des grenades assourdissantes.

Reste à savoir comment la manifestation est devenue si organisée et militarisée. Après une nuit de pogroms et l’étrange disparition de la police des rues d’Almaty devant des groupes armés, beaucoup d’entre nous se sont demandé si la manifestation n’avait pas été instrumentalisée comme une opportunité de rebattre les cartes dans la répartition des ressources et du pouvoir entre ceux qui détiennent déjà la quasi-totalité du capital de ce pays. On ne sait pas qui étaient les membres de ces groupes armés par la suite, quelle était l’homogénéité de la foule des manifestants, pourquoi ils sont sortis et si quelqu’un était aux commandes. Nous n’utilisons pas la rhétorique de la propagande d’État et ne les qualifions pas de terroristes. En même temps, selon moi, il est impossible au Kazakhstan de former secrètement un mouvement de guérilla armé et parfaitement coordonné dans toutes les villes.
Lorsque les attaques contre les bâtiments administratifs et les postes de police se sont poursuivies dans différentes villes du sud du Kazakhstan, à l’ouest, la protestation a semblé garder le même format, puis s’est tout simplement éteinte. Les revendications économiques des travailleurs y ont été satisfaites, celles politiques partiellement : il y a eu un remaniement du gouvernement, mais Tokayev n’a pas quitté la présidence.

La coupure des communications, l’état d’urgence, le couvre-feu et le niveau rouge de la menace terroriste ont complètement délié les mains du système punitif et il y a déjà huit mille détenus dont les identités n’ont pas été divulguées. Le nombre de victimes se compte probablement en milliers. Les gens ont d’abord été blessés lors d’affrontements avec la police. Puis dans les affrontements entre les manifestants et les groupes armés, et enfin dans les tirs de l’armée kazakhe sur des civils. Jusqu’à présent, des dirigeants syndicaux ont disparu, des journalistes et des blogueurs qui diffusaient des émissions ont été arrêtés pour leur participation aux rassemblements, des dirigeants de partis politiques non étatiques ont été arrêtés. Mais nous ne voyons maintenant qu’une petite partie du tableau d’ensemble.

Tout le monde en dehors du Kazakhstan essaie d’analyser ce qui se passe et c’est difficile sans connaître le contexte. Et ceux qui sont maintenant à l’intérieur du pays ne peuvent pas le faire à cause du manque d’informations. Beaucoup d’entre nous n’ont aucun espoir de découvrir ce qui s’est réellement passé dans un avenir proche.

Quels groupes sociaux sont impliqués dans le soulèvement ?

Ceux qui se sont manifestés au début étaient des ouvriers d’usine et des habitants de petites villes de l’ouest du Kazakhstan dont la subsistance dépend des industries. Ils ont été soutenus par l’ensemble de la population de ces villes, car la protestation portait sur l’augmentation du prix du gaz, dont tout dépend dans ces régions - chauffage et eau chaude, voitures.

Les gens sont sortis en masse dans d’autres villes, car les demandes de la manifestation étaient aussi proches et claires que possible pour eux, et la solidarité avec les autres régions est importante.

Cette situation est différente des protestations précédentes, à en juger par Almaty. Pendant trois années consécutives, les jeunes, les "hipsters" comme on nous appelait, et les représentants des mouvements politiques ont participé à des rassemblements pacifiques dans le centre ville.

Or, même sur le plan territorial, le premier foyer de protestation du 4 janvier au soir à Almaty ne s’est pas formé dans le centre de la ville, mais sur la large autoroute qui sépare la partie haute et la partie basse de la ville. Ce qui montre clairement quelles couches de la population y ont pris part : les personnes qui vivent "en bas de la ville" et assurent par leur travail la vie de toute la ville. Ce sont les jeunes kazakhophones, la classe ouvrière.

Ils sont déjà venus à des rassemblements auparavant, mais pas en si grand nombre. La dernière fois, c’était lors de l’élection présidentielle de 2019, où ils ont été sévèrement battus dans les rues et plus de 4 000 personnes ont été détenues.

On peut donc dire que c’est presque un soulèvement des classes ouvrières opprimées pour plus de justice sociale ?

Actuellement, tout cela est très controversé, mais je ne suis pas fan de la romantisation de la protestation chez certains gauchistes et l’éloge des émeutiers qui ont pu prendre quelques trucs pour eux-mêmes dans les magasins détruits pendant que quelqu’un brûlait des voitures, et pas seulement de la police. Il est clair qu’il n’y avait tout simplement nulle part où former une culture de la protestation au Kazakhstan. La répression brutale de la manifestation des Kazakhs soviétiques en 1986 à Almaty et les fusillades à Zhanaozen en 2011 - les deux n’ont toujours pas fait l’objet d’une enquête et les responsables des meurtres de masse n’ont pas été punis. Peut-être que ce n’est pas le désir politique de la classe sociale moins riche de renverser les riches et de se venger de la police, mais l’utilisation des pauvres comme chair à canon par les très "riches" dans leur jeu de trônes qui est à l’origine de l’expropriation de banques, d’équipement et de la venue en ville pour brûler quelques voitures de police. Ou peut-être qu’un grand nombre de personnes sont spontanément descendues dans la rue, espérant une nouvelle occasion d’influencer l’avenir de leur pays. Lorsque la manifestation a pris de l’ampleur, unissant différents groupes sociaux, elle a été brutalement écrasée par la coupure des communications, en fragmentant les groupes et en faisant intervenir des troupes. Alors maintenant, ils cherchent frénétiquement une image de l’ennemi parmi les couches kazakhophones de la population défavorisée, les radicaux islamistes et les terroristes. Autrement dit, on tente de diaboliser les groupes actifs de manifestants qui se sont emparés des bâtiments.

Comment les gens se sont-ils coordonnés et ont-ils formulé des revendications ?

Je ne peux en juger que par mon expérience personnelle et celle de mes connaissances qui, à ce moment-là, étaient dans la rue, faisaient du bénévolat, aidaient les blessés et participaient à une manifestation pacifique le 6 janvier contre l’entrée des troupes de l’OTSC, lorsqu’on leur a tiré dessus. Je vous suggère de lire les récits des témoins oculaires qui commencent à sortir.

Dans l’ouest du Kazakhstan, les coordinateurs élus par les travailleurs ont lu leurs revendications par haut-parleur, sur les places. Dans d’autres villes, la situation était similaire. Lorsque la protestation s’est armée et que l’occupation des bâtiments a commencé, plus aucune revendication n’a été exprimée.

La coordination de la protestation s’est d’abord faite à travers les mouvements syndicaux de l’ouest du Kazakhstan, à Almaty et dans d’autres villes, des groupes de chat Whatsapp ont été créés spontanément, où presque personne ne comprenait ce qui se passait, mais voulait sortir dans la rue et présenter des revendications essentiellement économiques.

Lorsque, dans la nuit du 5 janvier, l’Internet mobile et le réseau cellulaire ont été complètement coupés. Selon ceux qui en disposaient, la plupart des manifestants armés ont pu se coordonner et poster des vidéos de la scène, tandis que mes connaissances dans la rue et les journalistes étaient complètement hors de contact. Il est difficile d’évaluer ces informations maintenant, car tout le monde n’a pas encore un accès complet à Internet, les vidéos et les photos des scènes des incidents n’apparaissent que dans le domaine public. Par exemple, il n’y a plus que des récits de manifestants de la place du quartier général de coordination, des groupes de volontaires ont été créés et des demandes générales aux autorités de la ville et aux dirigeants du pays ont été recueillies et rédigées. Ils voulaient les exprimer publiquement, mais n’ont pas eu le temps avant l’arrivée des militaires.

Comment les anarchistes ont-ils participé aux événements ?

Nous n’avons pas de mouvement anarchiste constitué, mais tous les militants anarchistes et autres gauchistes étaient dans les rues à ce moment-là.

Nous avons constaté une très forte auto-organisation, tant au début de la manifestation, lorsque les gens se rassemblaient, que maintenant, alors que nous essayons tous de faire face aux conséquences des pogroms, des fusillades et des meurtres dans la rue.
Selon les informations fournies par les militants, les coursiers de divers services de livraison étaient visibles dans les rues, participant activement aux manifestations dans leurs propres véhicules, transportant les blessés et apportant leur aide. Ils ont leur propre syndicat depuis 2021.

À votre avis, où cela va-t-il mener ?

Au début, nous avions beaucoup d’espoir pour un avenir meilleur au Kazakhstan, mais la protestation est devenue différente, et la Russie et d’autres États ont introduit des troupes. Le discours de l’État change constamment à la recherche d’un ennemi. Hier, c’était soi-disant des chômeurs corrompus du Kirghizstan, aujourd’hui ce sont déjà des radicaux d’Afghanistan. Nous espérons tous que demain, les militants qui ont prôné les réformes politiques au Kazakhstan ces trois dernières années et sont sortis dans les rassemblements ne seront pas désignés comme ennemis.

Pour l’instant, moi et tous mes camarades voyons des perspectives sombres. Nous ne comprenons pas ce qui s’est passé à la fin. Je ne décrirai pas les théories, qui sont dans notre champ d’information en ce moment, mais elles concernent toutes une lutte différente pour le pouvoir entre le clan Nazarbayev et d’autres prétendants. Par exemple, la version selon laquelle Tokayev, avec les mains de l’armée russe, est en train de gagner une place au soleil. Si nous supposons que c’est vrai, il est effrayant que des dizaines de milliers de personnes aient été impliquées dans leur jeu, et que les bonnes tentatives et intentions de changer les conditions sociales et politiques au Kazakhstan pour le bien de tous aient été utilisées par plusieurs personnes pour se partager les ressources du pays d’une nouvelle manière.

Nous supposons que maintenant les conséquences de la manifestation seront utilisées comme un avertissement pour ceux qui voudraient libéraliser les lois sur les rassemblements pacifiques et parler de la nécessité de réformes politiques ; comme une preuve que le peuple n’est pas prêt à participer à la vie politique du pays. De plus, il reste à voir comment l’introduction des troupes russes nous affectera.

Maintenant, il est très important que le janvier sanglant au Kazakhstan ne devienne pas seulement une belle image révolutionnaire. Mais aussi qu’on ne retienne pas la thèse d’un acte terroriste, d’une attaque de l’extérieur, comme le disent les sources gouvernementales de différents pays, notamment du Kazakhstan.
Il ne s’est pas encore écoulé beaucoup de temps pour pouvoir réfléchir à tous ces événements, recueillir les informations nécessaires, en tirer des leçons et mener des enquêtes. J’espère que nous aurons encore l’occasion de le faire. Tout comme il y aura toujours une chance pour le peuple de débarrasser le pays du pouvoir des dictateurs.

Il n’y a jamais eu de manifestations d’une telle ampleur au Kazakhstan, et après celles-ci, j’espère que nous deviendrons encore plus solidaires dans tout le pays, et que la culture de la protestation pourra se développer davantage. Je pense que la conscience de chacun change lorsqu’il descend pour la première fois dans la rue avec ses camarades pour essayer de changer les choses, et qu’il réalise vraiment qu’il peut influer sur l’avenir. Nous n’avons jamais eu l’occasion de vivre cela auparavant, et j’espère que nous n’oublierons pas ce nouveau sentiment sous le poids de l’ancienne répression, des séquelles des défaites, et de la récupération du traumatisme populaire de l’utilisation brutale des armes contre nous dans notre pays.

Boris Engelson pour Pramen.io

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