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Lettre ouverte à Arthur Nauzyciel, directeur du Théâtre National de Bretagne, à l’occasion de la diffusion du film J’accuse de Roman Polanski

Rennes
Cultures - Contre-cultures Féminismes - Genres - Sexualités

"Non, ne déprogrammons pas. Débattons. Organiser le débat, c’est donner de l’espace à des paroles qui peuvent être contradictoires, à des points de vue qui peuvent paraitre antagonistes, c’est accueillir, ouvrir ses portes et son esprit en prenant en compte la diversité de cette société. (...) Mais qu’est-ce que débattre d’une œuvre ? C’est un temps organisé au moment où l’on donne à voir cette œuvre, pas des semaines ou des mois plus tard."

Rennes, le 19 novembre 2019

Lettre ouverte à Arthur Nauzyciel, Directeur du Théâtre National de Bretagne

Monsieur le Directeur du TNB,

Nous ne nous sommes jamais rencontré.es, bien que nous soyons là pour réfléchir avec les structures culturelles, les collectivités territoriales et les professionel.les de la culture du territoire breton sur la place des femmes dans les arts et la culture, et imaginer toutes et tous ensemble de nouvelles alternatives, dans le respect des enjeux et des moyens dont chacun et chacune dispose.

C’est parce que nous y avons réfléchi collectivement que nous pouvons affirmer que nous ne souhaitons la déprogrammation d’aucune œuvre et ne le demanderons jamais. Chacune est une occasion d’explorer, de découvrir, de comprendre des enjeux, de traduire une époque. Souvent, leur contenu ouvre et porte ces réflexions. Parfois, c’est le contexte dans lequel l’œuvre s’inscrit qui en donne les clés de lecture et la dimension. Dès lors qu’elle est donnée à voir, elle crée un échange, un dialogue dont le public devient le principal protagoniste.

On ne dissocie pas la personne de son œuvre et on ne dissocie pas non plus une œuvre de son contexte. Le contexte est maintenant à votre porte, incarné, en colère. Un contexte qui n’est pas circonscrit au petit monde de la culture et qui met en lumière la haute portée symbolique de ce que l’on donne à voir, à entendre, à lire, à regarder. Qui met en lumière la grande responsabilité de celui ou celle qui dirige un lieu de culture. Qui met en lumière la façon dont, souvent inconsciemment, nous pouvons blesser, offenser, mépriser quand on a de si grandes responsabilités.

Non, ne déprogrammons pas. Débattons. Organiser le débat, c’est donner de l’espace à des paroles qui peuvent être contradictoires, à des points de vue qui peuvent paraitre antagonistes, c’est accueillir, ouvrir ses portes et son esprit en prenant en compte la diversité de cette société. Souvent, nous avons débattu à HF Bretagne lorsque des artistes ou des œuvres polémiques étaient programmé.es, que certains et certaines appelaient à la déprogrammation. Il y a aussi en notre sein une grande diversité de points de vue, de métiers, de responsabilités. Nous nous sommes écoutées, nous avons entendu les arguments et nous sommes parvenues à ce qui nous semble juste et constitue désormais une de nos préconisations, que nos partenaires des musiques actuelles connaissent bien : organiser un débat lors de la programmation d’une œuvre ou d’un artiste polémique. Le festival de la Roche sur Yon a si bien su le faire, lors de l’avant-première de ce film avec Iris Brey sur une idée d’Adèle Haenel !

Mais qu’est-ce que débattre d’une œuvre ? C’est un temps organisé au moment où l’on donne à voir cette œuvre, pas des semaines ou des mois plus tard*. Sinon, c’est déconnecter ce débat de l’œuvre et de l’artiste, c’est organiser, imposer un silence dont nous sommes nombreuses et nombreux à n’en plus pouvoir.

Ne pas le faire est comme un nouveau camouflet dans les visages de toutes celles, actrices, musiciennes, productrices, administratrices mais aussi femmes de ménage, mères au foyer, employées de bureau, chauffeuses de bus, caissières… Un camouflet dans le visage de ces millions de femmes agressées et/ou violées qui n’ont pas été crues, entendues, qui ont eu peur de dire.

Ces millions de femmes qui, chaque jour, voient des agresseurs avérés sur les affiches des abris de bus, dans les programmes des théâtres, sur les scènes des festivals, dans les magazines, enseigner dans les écoles d’art, encensés à la télévision, occuper des postes prestigieux, faire passer des entretiens et occuper l’espace public. Non, cette parole est bien loin de faire l’objet d’une « censure ». Réfléchissons : qui n’entendons-nous pas ? Qu’est ce qui nous bouche à ce point les oreilles ?

Ainsi, ce n’est pas vous qui organisez le débat. Vous ne l’avez tout bonnement pas fait. Il est si nécessaire, si impérieux dans ce cas qu’il vous a échappé. Ce sont les premières concernées qui se tiennent devant vos portes, brandissant leur colère. Ce sont elles qui ont provoqué le débat. Il n’est pas organisé, mais il a lieu. Dans des conditions que nous aurions aimé différentes, mais il est là. L’organiser vous revenait. Le tenir revient à toutes et à tous.

Vous vous chargez personnellement d’une lourde responsabilité dans votre lettre, responsabilité qui en réalité n’appartient pas qu’à vous. Peut-être est-il temps de dire, de prendre conscience du « nous ». Rien n’est plus riche.

Celles qui parmi nous écrivent et créent, évoquent leur liberté, mais aussi leur responsabilité de création. L’artiste n’est pas tout.e puissant.e, il/elle agit dans le champ social, est responsable de ses propos comme de ses actes devant la société toute entière. Celles parmi nous qui accompagnent la création, la diffusion ou la programmation du spectacle vivant partagent cette même attention. Nous toutes, passionnées de culture, mobilisant nos connaissances et nos réflexions, activant nos pensées, affutant nos réflexions au fur et à mesure de nos échanges, avons soif de nous nourrir dans les théâtres, les cinémas, les festivals. Nous sommes aussi ce public auquel vous donnez ces œuvres à voir. Nous ne refusons aucune œuvre, chacune peut nourrir nos réflexions. Mais il faut impérativement en accompagner la diffusion face à la violence des situations, des réalités qu’elles traduisent parfois. Et ces occasions sont les plus belles opportunités qui soient pour penser, connaitre et évoluer.

Mais revenons à l’œuvre polémique. Le réalisateur de J’accuse, Roman Polanski, a fait l’objet aux USA d’une condamnation pour viol pour laquelle il a plaidé coupable. Après 2 mois de prison, il a fui les États-Unis et il est toujours considéré par Interpol comme un fugitif. Depuis, en tout ce sont 15 femmes, âgées de 9 ans à 29 ans, toutes mineures sauf une au moment des faits, qui ont dévoilé jusqu’à très récemment des agissements qui auraient commencé en 1969 sur une jeune fille de 16 ans. La présomption d’innocence, principe inaliénable que nous ne remettons certainement pas en cause, sert trop souvent à se boucher les oreilles, à rendre inaudible et invisibles les faisceaux concordants d’indices. Quand on les cherche, ce qui n’est que trop rarement le cas. Or, ils sont le pendant nécessaire de la présomption d’innocence, la présomption de vérité de la parole des victimes.

Séparer l’homme de l’œuvre ? Ils sont indissociables. Polanski lui-même dans le dossier de presse de J’accuse ramène le sujet de son film aux soupçons, enquêtes, plaintes, condamnation qui pèsent sur lui. Dans la mesure où, à ce jour, l’œuvre existe, appuyons-nous sur elle pour débattre et réfléchir. On peut d’ailleurs faire de nombreux parallèles entre Dreyfus victime de l’antisémitisme et celles, victimes du sexisme et des violences sexuelles, qui ne sont pas entendues, crues, dont la parole est bafouée, qui risquent et perdent leurs vies d’une manière ou de tant d’autres. Entre ce colonel ou ces journalistes qui, à 100 ans d’écart, enquêtent pour faire émerger la vérité. Entre cette armée d’autrefois et cette justice d’aujourd’hui. Tout est lié.

Des médias et les réseaux sociaux aident à éclairer ces questions brûlantes. Des médias qui mènent des enquêtes longues, fournies, circonstanciées et recueillent de nombreux témoignages pour étayer des faits sur lesquels une chape de plomb s’était abattue depuis si longtemps. Chape de plomb qui s’effrite via des réseaux sociaux où, à travers le monde, des millions de femmes disent #MeeToo. Le monde change, nous changeons, et nous devons renoncer à nous voiler la face, remettre en question nos modèles, nos stéréotypes, nos privilèges, les mécanismes qui font qu’on se tait ou que l’on reproduit, sans réfléchir, des gestes, des paroles, des actes, des écrits, des représentations, des images. Et leurs conséquences. C’est à ce prix que nous pouvons ensemble œuvrer pour la belle société qu’appelle Adèle Haenel. « Les monstres, ça n’existe pas. C’est notre société. »

Nous sommes dans un moment charnière, et c’est vivifiant. Nous partageons votre souhait « d’accompagner cette poussée vers un monde meilleur et plus juste, le réinventer à partir de nouvelles relations entre tous et toutes, basées sur le respect, l’écoute la reconnaissance absolue de toute altérité, de toute égalité ».

Et vous l’avez compris, nous l’espérons : rencontrons-nous. Il y a tant à apprendre mutuellement de cette situation. Utilisons ce qui nous rapproche, et débattons de ce qui nous distingue et nous enrichit.

Bien à vous,

Les membres d’HF Bretagne

*Antoine de Baecque, historien du cinéma (lundi 2 décembre), et Geneviève Fraisse, philosophe de la pensée féministe (mardi 21 janvier) sont annoncés sans plus de précisions et non relié.es aux projections du film

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