Nous venons de traverser une période d’accélération historique [1]. Des processus à l’oeuvre depuis des années voire des décennies se sont brutalement révélés comme des faits majeurs : l’extrême-droite est apparu en capacité de prendre le pouvoir.
Cela peut provoquer de la sidération, mais ce n’est pas ce qui domine : la plupart de celles et ceux qui s’inquiètent de l’avènement d’une ère fasciste s’activent et se mobilisent.
Cela peut provoquer de la désorientation, et c’est malheureusement bien souvent le cas : les pôles magnétiques se dérobent et pourtant on tend à se raccrocher à la petite flèche de nos boussoles comme si elle indiquait toujours le nord.
Cela devrait permettre, malgré tout, une ressaisie ET une actualisation de notre perception de la situation. Ce texte est une tentative d’y contribuer [2], en prenant le risque de démoraliser : au point où on en est, la lucidité est une amie plus fiable que l’espérance.
Fascisation
Ce qui est à l’oeuvre, c’est le glissement d’un mode de gouvernance (et des sensibilités qui vont avec) du néo-libéralisme (plus ou moins mâtinée de social-démocratie, comme c’est le cas en France) vers ce que par facilité on appellera illibéralisme [3].
Il y a mille explications, plus ou moins conjoncturelles ou structurelles, de ce glissement. En bonne place, on peut citer la panique morale et le backlash des vieilles dominations (masculine, blanche etc.) devant les coups sérieux qui leur ont été et leur sont encore portés. Les tripatouillages de la gauche « laïque et républicaine », vite suivie par le reste du spectre politique à sa droite, pour faire exister une « question islamique » [4] ont aussi beaucoup pesé en France, sur fond d’héritage colonial. Et la séquence Macron est venue couronner des années de répression politique à coup d’« exception » aux quelques principes sensés garantir les libertés publiques. Et Vincent Bolloré, et Elon Musk, et la perte des services publics, etc. etc.
Mais si on prend un peu de recul, la situation apparaît finalement assez limpide : notre mode de vie repose sur la sur-exploitation de l’environnement et des pays du sud, et sur un ordre mondial régi par la pax americana. Tout cela atteint ses limites, sans doute indépassables : crise écologique et affaissement du leadership occidental [5]. L’insécurité existentielle, assez justement identifiée comme le carburant du vote RN mais au fond généralisée à toute la société, en découle.
A ce point du raisonnement, il faut peser ses mots : l’extrême-droite est la seule proposition politique qui peut prétendre apporter des réponses fondamentales et à grande échelle à cette insécurité.
Sa promesse explicite, c’est : "oui votre mode de vie est sérieusement menacé, mais nous allons vous garantir sa préservation". Elle se décline comme une solution relativement cohérente : repli identitaire, frontière, autoritarisme, liquidation des garanties démocratiques, anti-écologisme, etc.
Paradoxalement, derrière le climatonégationnsime et le MAGA d’un Donald Trump, c’est cette double crise écologique et "occidentale" [6] qui est validée et prise au sérieux.
Evidemment il peut sembler dérisoire de se protéger des désordres du monde derrière un mur [7], mais c’est là le ressort du vote RN, et du désir de fascisme : la promesse cachée qu’on n’hésitera pas à aller plus loin [8].
Siamo tutti Joe Biden
En face, la social-démocratie et le néolibéralisme ne savent que minimiser le problème, en prétendant le résoudre par les politiques qui l’ont fait advenir, ou en promettant un retour impossible à la situation antérieure, keynesienne et insouciante.
Le fameux programme du NFP, auquel Mélenchon semble tellement tenir, est tout bonnement navrant. La "rupture" promise consiste principalement à revenir à la situation de 2017 (on ne parle même plus des trente glorieuses !). Que la FI, pourtant courageuse politiquement et prête à encaisser les coups les plus durs, n’ait rien d’autre à proposer en matière économique que de "taxer les riches" dit beaucoup de l’inanité des options à gauche [9].
Ceci expliquant peut-être cela, la "victoire" électorale du NFP risque fort de se solder par la refondation d’un bloc central, avec un PS requinqué en passe de reprendre l’ascendant sur la gauche, Ensemble qui a sauvé les meubles et des républicains déboussolés mais constructifs. Misère de l’électoralisme.
Mais la plus grande misère est que dans la période que nous venons de traverser, aucune voie ne s’est dessinée en dehors du barrage électoral : nous nous sommes tou-te-s abrités derrière le front républicain.
Le débat Trump-Biden a fait coulé beaucoup d’encre, mais n’a pas été assez perçu comme paradigmatique : le champion mondial de la social-démocratie néolibérale [10] mettait en scène son affrontement au sommet avec l’extrême-droite ; il n’a su que bredouiller, les yeux dans le vague. Ce n’est pas une erreur de casting, c’est une crise de civilisation.
L’antifascisme n’est plus hégémonique
Cela fait plus de 20 ans qu’on mobilise la métaphore du barrage pour désigner la stratégie électorale du tout-sauf-le-FN. Et c’est comme s’il avait fallu attendre 2024 pour prendre collectivement conscience de ce que l’image signifie très prosaïquement : faire monter le niveau. [11].
Plus généralement, c’est toute la stratégie de contention antifasciste qui apparaît désormais comme largement inopérante.
L’antifascisme a vécu sur son capital historique depuis 1945. Ce capital est aujourd’hui en passe d’être dilapidé. Cela tient en partie à un bête effet de génération, la mémoire vécue de la deuxième guerre mondiale s’effaçant petit à petit. Cela tient également aux effets différés du jeu dangereux qui a consisté à établir le nazisme comme une sorte de mal absolu et déshistoricisé, contre lequel se serait fondé les démocraties libérales après-guerre : il est notable qu’à l’heure actuelle, deux régimes d’extrême-droite sont en train de mener des guerres d’annexion, voire d’anéantissement, avec comme prétexte principal la lutte contre le néonazisme. Cela rejoint aussi le travail de sape intellectuel, dont il est difficile d’établir à quel point il s’agit d’une stratégie consciente ou non, qui consiste à vider les signifiants politiques de toute substance : le fameux en-même-temps macronien, constitutionnalisation de l’avortement et réarmement démographique, panthéonisation de Manouchian et loi immigration, renvoi dos à dos du fascisme et de l’antifascisme, etc. [12].
On n’a pas encore bien pris la mesure des implications de cette perte de puissance du signifiant "antifascisme". Il n’est plus un référent commun sur lequel se fonde un partage minimal des règles du jeu. Très concrètement, cela signifie qu’il n’est plus possible de venir empêcher la tenue d’une réunion d’extrême-droite en se basant sur la seule légitimité d’être dans son bon droit républicain. De la même manière, il n’est plus possible de se contenter d’opposer que "le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit", quand le racisme est de fait une position politique [13]. Cette espèce de positionnement en surplomb, qui se prétend à même de définir ce qui a ou non droit de cité dans l’absolu, sans discussion, a toujours été problématique sur un plan éthique, mais on pouvait s’en accommoder tant que ça fonctionnait. ça ne fonctionne plus.
Il pourrait venir un temps où le qualificatif "antifasciste" sera plus infamant que celui de "fasciste" [14]. Il ne faudra pas s’en rendre compte trop tard.
Ce qui est en jeu, c’est la part maudite de la bataille pour l’"hégémonie culturelle". L’hégémonie, même culturelle, est une notion que nous devons certainement abandonner dans les poubelles du XXe siècle. Le négatif travaille contre la gauche depuis qu’elle s’est pensée comme hégémonique. Le problème n’est pas tant qu’elle ait "abandonné les ouvriers pour les identités minoritaires" [15], mais qu’elle l’ait fait sur un mode de supériorité morale, en abandonnant la dissidence à l’extrême-droite [16]
En corollaire, les tentatives de "rediabolisation" du RN sont vouées à l’échec. D’abord, s’il se trouve que le parti de Marine Le Pen a joué cette carte à fond, on ne peut pas considérer pour autant que c’est là la clé principale de son succès. Le RN tient encore très bien le terrain à l’extrême-droite et vient d’écraser Zemmour du pied gauche, mais rien n’interdit de penser qu’en cas d’échecs répétés à percer le plafond de verre, un guignol avec de belles cornes rouges et des pieds de bouc, du type Hanouna, viendra renverser la table sans se soucier de faire bonne figure, comme cela a fonctionné avec Trump, Bolsonaro ou Milei [17]. Par ailleurs, on est en train de passer de "j’suis pas raciste, mais" à "oui je suis raciste, et alors ?". Sur quel ressort s’appuyer pour diaboliser, dans ce cas ?
Enfin, il ne faut pas considérer qu’on combat le RN comme on combat Macron. D’abord, Macron, en tant que représentant de l’extrême-centre, est tenu de donner un minimum de gages démocratiques, ne serait-ce que pour pouvoir continuer à jouer au petit jeu électoral du front républicain. Il est vrai cependant que le rythme des mesures autoritaires s’accélérant depuis 25 ans, on imagine assez aisément un Darmanin ou un Dupont-Moretti dans un gouvernement d’extrême-droite. Il est vrai aussi que depuis les Gilets Jaunes, le pouvoir assume une stratégie de la tension qui interroge nos propres stratégies d’accroissement du niveau de conflictualité [18]. Le RN aurait certainement les coudées plus franches pour réprimer salement, sans parler des prises d’initiatives autonomes des forces de l’ordre galvanisés par une victoire électorale, mais ce n’est pas là que se situe le principal décalage qu’il faut opérer par rapport à la politique macroniste.
Le principal décalage, c’est qu’on pouvait facilement considérer l’extrême-centre comme une non-position politique : la position gestionnaire, qui se contente de faire tourner la machine. En ce sens, s’opposer dans la rue au résultat d’une élection ne représentait aucun problème de légitimité : l’électorat marconiste, personne ne s’est jamais préoccupé de son avis (Macron le premier). C’est radicalement différent avec le RN, qui porte une politique, et un espoir. Bardella et Le Pen donneront tous les gages possibles pour rassurer les milieux financiers, mais ils ne pourront pas être qualifiés de "président des riches" aussi facilement que Macron [19]. Il ne s’agit évidemment pas de dire qu’ils seront des dirigeants "du peuple", mais de reconnaître qu’ils ont de véritables partisans [20], qui doivent être combattus en tant qu’ennemis mais pas niés [21]. Non, tout le monde ne déteste pas Bardella, et la "jeunesse" n’emmerde plus tant que ça le front national. Si on veut convoquer l’héritage de la résistance, il faut le faire en se souvenant qu’avant de devenir un mythe fondateur national, ça a été une guerre civile.
Une seule solution, la fragmentation
La poussée de l’extrême droite, alimentée par des forces historiques dont on perçoit bien qu’elles ne s’épuiseront pas de sitôt, semble à certains égards aussi inéluctable que le changement climatique. En suivant l’analogie, il conviendrait pour l’antifascisme de procéder au même type de décalage que celui que les Soulèvements de la terre cherchent à opérer dans la lutte écologique [22] : abandonner l’espoir d’une réponse totale pour chercher les angles qui donnent des prises partielles, en pariant sur le fait que c’est depuis ces prises qu’un basculement peut s’opérer.
La tâche est ardue : combattre le fascisme en partisan, sur un même plan de légitimité (donc sans pouvoir compter sur les règles du jeu ou l’intervention transcendante d’un arbitre pour nous donner l’avantage), dans un contexte où le rapport de force nous est largement défavorable.
Plusieurs pistes ressortent des considérations ci-dessus, à prendre comme des propositions pour les mouvements de résistance. Elles sont guidés par un principe essentiel en ces temps de pertes de repères : prendre les choses par leurs conséquences. Elles se veulent valables aussi bien comme moyen de contention du fascisme (éviter la victoire électorale du RN, ou faire en sorte qu’elle soit le moins effective possible) que comme moyen de lutte contre une extrême-droite déjà là (et d’une certaine façon elle est de fait déjà là, dans les têtes et dans les politiques menées par les divers gouvernements successifs).
Il n’y aura pas de soulèvement antifasciste en cas de victoire du RN [23]. Chacun-e le sent bien et personne ou presque ne pense plus pouvoir miser sur la politique du pire pour espérer un sursaut (d’où l’approbation plus ou moins explicite mais quasi unanime du front républicain comme seul rempart dans l’immédiat). En dernier ressort, c’était sur la menace d’un soulèvement que reposait la garantie des principes démocratiques : une sorte d’exercice d’équilibre où on t’accorde assez de marge de liberté pour que tu continues à jouer le jeu. Il faut en tirer les conséquences : la stratégie du zbeul ne fonctionnera pas longtemps si l’escalade joue à coup sûr en notre défaveur.
Il n’y a à moyen terme pas de sortie révolutionnaire de la situation par le haut. Les seules sorties se trouveront par le bas : pas une grande lame de fond qui emportera tout dans une lutte finale, mais des fuites, des îlots, des petits moments d’insoumission, qui rendent ponctuellement vivable la situation et maintiennent un espoir à long terme.
C’est difficile à accepter pour tout le monde : pour les autonomes qui ont éprouvé les limites de cette perspectives dans la séquence "zad partout" entre 2012 et 2016, comme pour la gauche qui va devoir remiser une nouvelle fois ses prétentions à l’universalisme. Après avoir été sapé théoriquement par l’émergence des luttes dites "minoritaires", le voilà condamné pratiquement : les grands espoirs de solutions "pour tou-te-s" basées sur un Etat social et des services publics émancipateurs s’éloignent un peu plus, non seulement par ce que le néolibéralisme les a méthodiquement démolis, mais parce qu’une partie non négligeable de la population les rejettent désormais activement.
Le mouvement social a malheureusement l’habitude d’être en posture défensive, mais il s’agit désormais d’une question de survie. Nous n’avons pas d’autre option que de faire avec, en adaptant les stratégies. Cela passe à plusieurs titres par une forme de fragmentation.
Fragmentation des blocs, d’abord. On perçoit assez aisément comment la lecture en termes de blocs contre blocs nous dessert quand le rapport de force ne penche pas de notre côté. Si on place le clivage entre "fascisme" et "progressisme", d’une part cela nous inféode d’une façon ou d’une autre au jeu électoral et à l’extrême-centre et d’autre part, surtout, on sait pertinemment que ça ne fait que retarder la victoire du RN dans les urnes, et la rendre d’autant plus dangereuse [24]. Si on pense "fascisme" vs "révolution", force est de constater qu’on ne ferait pas long feu dans un affrontement ouvert, sans un énorme travail préalable d’explicitation d’une perspective et de constitution matérielle d’un mouvement révolutionnaire.
Il s’en dégage qu’il vaut certainement mieux mener l’affrontement depuis une position indéfinie, qui ne cherche pas à jouer le tout pour le tout. Concrètement, cela pourrait consister dans la déconstruction dès maintenant du front républicain, avant d’être au pied du mur du deuxième tour d’une élection gagnable par le RN. Ce n’est pas au moment de la crue qu’on procède à l’effacement d’un barrage. Encore une fois, il était à la fois éminemment légitime et éminemment déplorable que la principale activité antifasciste de la semaine dernière soit de mettre la pression sur des candidat-es pour obtenir leur désistement. Cela peut s’étendre aussi à l’unité de la gauche, qui dans la situation bénéficie surtout à Hollande et ses amis et condamne la gauche radicale à s’agiter sans avoir le moyens de porter une véritable politique de rupture. Il y a certainement des points de jonction à opérer avec ce qu’il reste de forces politiques non-fascisantes, mais autant les penser depuis une position d’autonomie et non depuis une unité que tout le monde sait largement factice.
Cela consiste aussi à étudier les failles chez nos ennemis (sur la question sociale notamment) et anticiper comment en jouer quand le bloc fascisant sera moins monolithique qu’il ne le paraît actuellement.
Fragmentation territoriale, aussi. La cartographie électorale est très claire : il y a des territoires qui peuvent légitimement revendiquer se soustraire à une gouvernance RN. Il "suffit" pour cela d’accepter que la République française n’est pas si indivisible. Des institutions locales peuvent assumer de ne pas appliquer les directives nationales, comme ça a déjà été le cas avec des conseils départementaux concernant la mise en oeuvre de certains aspects de la loi immigration. Il s’agit d’appuyer cette dynamique, en mettant la pression sur les municipalités ou les services de l’Etat d’un côté (en passant par des relais institutionnels, partis ou syndicats), et en les court-circuitant de l’autre par la mise en place de contre-institutions populaires (AG de quartiers, centres de santé communautaire, initiatives de solidarité, etc.). La soustraction à l’emprise du RN passera ainsi par une série d’expérience d’auto-organisation : comment soigner les personnes privées de l’aide médicale d’Etat ? comment contrer la toute-puissance policière dans les quartiers populaires ? comment échapper à l’enrôlement dans les corps armés qui seront envoyés tirer à vu sur les migrant-es aux frontières de l’Europe ? comment assurer le fonctionnement des initiatives associatives face aux coupes de subvention ciblées ? Autant de question qui appellent des réponses concrètes, qui n’impliquent pas forcément une part ouvertement confrontationnelle, mais qui ne peuvent être prises en charge qu’à une échelle d’abord locale, avant d’être fédérées transterritorialement.
Cela n’implique pas pour autant d’abandonner les territoires RN à leur triste sort, et il faut penser des mécanismes de solidarité, et pourquoi pas d’intervention, en se basant sur les embryons de résistance locaux [25]
Fragmentisation de l’imaginaire, enfin. Il y a un retournement à opérer. Nous sommes largement contraint par la situation à abandonner toute velléité totalisante, au moins à moyen terme. Il s’agirait de rendre la fragmentation désirable pour elle-même, d’en faire un idéal de secours. Plusieurs courants de pensée ont commencé ce travail, sur un mode explicite [26], par la notion de pluriversel [27], par l’image du trouble [28], ou par une des dernières utopies produites par le mouvement révolutionnaire [29] . Cela aurait le premier mérite d’en finir avec les ambitions hégémoniques. Si notre seule prétention universelle, c’est la fragmentation, on neutralise la plupart des problèmes. La fragmentation, ce n’est pas le relativisme généralisé ("chacun fait bien ce qu’il veut"). Là encore, il s’agit de prendre les choses par leurs conséquences : tu veux vivre comme un fasciste ? je ne vais pas te dire que c’est mal, mais que tu vas devoir en assumer les implications (ce qui inclut le fait d’être combattu par celles et ceux à qui tu refuses le droit de vivre dignement). L’affect principal qui alimente le désir de fascisme est le ressentiment, et il ne peut produire que des formes de vies tristes, une fois passée la décharge de puissance qui accompagne son avènement. A nous d’inventer des vies qui font de la place à la joie, à travers les difficultés. Nous avons déjà éprouvé que l’entraide, la curiosité pour l’inconnu, l’implication dans des luttes en sont des ingrédients précieux.
Et si on est sûr de nous au point qu’on considère que notre façon de vivre et de penser mérite d’être généralisée, on peut faire confiance au principe d’autonomie pour que chaque groupe humain s’en inspire... Il n’y a de toute façon pas d’autre voie de généralisation qui ne prenne pas le risque contre-productif d’être accusée d’élitisme ou de colonialisme [30].
La principale difficulté tient dans le fait de faire accepter ce principe de fragmentation par tout le monde, y compris nos ennemis. Mais d’une part, au point où on en est, on ne va pas reculer devant la difficulté... Et d’autre part, il n’est pas impossible que dans la crise généralisé de la gouvernance dans laquelle nous sommes déjà plongés, le principe impérial de souveraineté absolue s’effrite sérieusement. Ce n’est pas du tout le cas du RN, qui en cela s’inscrit parfaitement dans la "tradition républicaine" française, mais d’autres tendances fascisantes occidentales s’accommodent très bien d’une certaine fragmentation, des partisans trumpistes d’une nouvelle guerre de sécession aux idéologues libertariens dont se revendiquent Javier Milei et qui promeuvent l’avènement de cités-Etats-entreprises en replacement des vieux Etats nations [31].
Enfin, et pour ne pas finir sur une note trop optimiste, il faut pointer la nécessité d’un discours lucide et audible qui affirme que oui, il est possible que nos conditions d’existences changent radicalement, avec une perte de confort et de sécurité qui risque de balayer des décennies de "progrès social". Ce dont il est question - et la liste est loin d’être exhaustive même si on écarte ce qui relèverait d’une prise de pouvoir fasciste - c’est de coupures régulières d’eau courante et d’électricité, de défauts d’approvisionnement des produits de première nécessité, du développement de l’emprise de groupes mafieux, de l’incapacité de soigner des maladies banales, d’implications massives dans des conflits armés (au moins hors du territoire national), de catastrophes sanitaires et climatiques. Ce ne serait que la conséquence logique d’un alignement des sociétés occidentales sur le reste du monde. Tant que chacun fera l’autruche face à cette perspective, l’extrême-droite pourra prospérer en se contentant de répondre à demi-mot. A l’inverse, si on la fait exister sérieusement dans le champ politique, les "solutions" fascisantes pourraient apparaître pour ce qu’elles sont : des tentatives désespérées de contenir la catastrophe en y surajoutant des couches d’horreur.
Il est important de préciser : il ne s’agit pas de brandir la menace des pires maux pour espérer provoquer une prise de conscience. Au contraire, il s’agit de considérer qu’une sorte de pré-conscience de la catastrophe est déjà largement diffusée, et que c’est même elle qui alimente le vote RN (souvent par des réflexes défensifs de négation-validation évoqués plus haut). Il s’agit de prendre acte, et de commencer ici et maintenant à faire face, de manière lucide et déterminée, avec ce que l’on sait avoir pour nous et qu’aucune condition matérielle ne pourra tout à fait nous enlever : la solidarité, la disposition à la rencontre, le goût pour la lutte, l’amour de la joie.
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