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Quelle place pour la déconstruction dans nos luttes ?

Cultures - Contre-cultures Dynamiques collectives Féminismes - Genres - Sexualités

Ce texte a été écrit suite à une discussion au sujet des luttes féministes avec un camarade homme, qui soutenait que trop de place était accordée à la déconstruction et pas assez au combat des institutions patriarcales. Mon point de vue, en tant que personne blanche assignée meuf, est que la déconstruction, si elle n’est pas notre but ultime, est pourtant, à un certain stade, une condition nécessaire pour nous permettre de nous organiser matériellement dans les combats féministes. Selon moi, il est essentiel de penser une échelle intermédiaire entre la lutte contre les structures de domination et la déconstruction individuelle (et ce, pas que pour les luttes féministes). Cela permettra ainsi de distinguer deux stratégies, qui sont souvent regroupées sous la même étiquette fourre-tout et largement critiquée de « déconstruction ».

Luttes systémiques, pratiques sociales et déconstruction

On va distinguer trois niveaux de lutte contre les rapports de domination (découlant pour moi des grands systèmes que sont le capitalisme, le patriarcat et le racisme).

Le premier niveau est le niveau systémique (ou macro-politique, ou encore révolutionnaire). Il s’agit par exemple des mouvements sociaux, des attaques envers les institutions incarnant les rapports de domination (la pub, les médias dominants, l’État...). On pointe donc du doigt l’aspect structurel de ces rapports. La lutte à ce niveau engage un rapport de force à très grande échelle, dans le temps et dans l’espace, en impliquant un très grand nombre de personnes. C’est souvent ce niveau-là que les gens appellent « LA lutte ».

Le second niveau est celui des pratiques sociales. La lutte à ce niveau vise à remplacer les pratiques collectives dominantes (véhiculant donc les rapports de domination) par de nouvelles pratiques collectives, dans la manière dont on vit, dont on s’organise... Cela peut être par exemple faire des cantines véganes, faire des chourses collectives, aller collectivement casser la gueule des mecs qui font du harcèlement de rue, éventer les positions des contrôleurs dans le métro, désigner des redistributeur.ices de parole en réunion... Pour modifier les pratiques sociales, il est souvent nécessaire de poser un rapport de force collectif (par exemple en organisant des réunions en mixité choisie qui imposeront des outils dans les espaces mixtes). Ainsi, on s’attaque aux conditions matérielles dans lesquelles s’inscrivent les rapports de domination.

Le troisième et dernier niveau est la déconstruction individuelle. C’est essayer, en faisant tout un travail sur soi, de sortir de schémas de pensée et de manières de fonctionner qui nous ont été imposées par la pensée dominante. C’est par exemple modifier son régime alimentaire, la manière dont on relationne, sortir de ses comportements genrés, remettre en question sa manière d’être... C’est tout ce qui s’exerce au niveau individuel et personnel (même si d’après moi c’est également politique).
On peut considérer qu’il est libre à chacun de se déconstruire individuellement ou non tant qu’on le veut ou peut. Mais pour moi, il est nécessaire d’exiger un seuil minimal : s’être assez "déconstruit" pour que cela n’implique pas une mise en danger (physique ou non) ou une restriction des libertés des personnes dans notre entourage. Ce travail de déconstruction est sans fin et c’est une vigilance constante, mais ces efforts rendent les individus d’un collectif moins oppressifs, et font que l’on s’y sent mieux.

Rester critique avec l’impératif de déconstruction

Il y a des critiques que l’on entend couramment sur la déconstruction, et qui méritent d’être prises en compte. Tout d’abord, ça n’est pas parce qu’on sait que quelque chose est construit socialement que c’est facile à déconstruire. Un impératif de déconstruction trop élevé pourrait vite nous faire tomber dans une posture moralisatrice, culpabilisante, et l’on deviendrait la police du mode de vie des autres. On risquerait de recréer des modèles qui seraient des vérités absolues et qui stigmatiseraient les personnes qui n’arrivent pas à s’y retrouver ou qui n’ont pas encore eu l’occasion d’y réfléchir.

Un autre reproche fait à l’impératif de déconstruction est la non-inclusivité. Cela créerait un repli sur soi et son milieu, on se coupe des autres qui ne sont pas déconstruit.es (on dit souvent que les personnes les moins déconstruites viennent des milieux les moins aisés, ou alors sont les primo-militant.es qui ont déjà bien du mal à se sentir légitimes à exprimer leur avis). Cela créerait une « avant-garde » avec les gens déconstruit.es, les universitaires, les gens qui ont le temps de se poser des questions pendant des heures, en opposition à des gens qui seraient dans l’ignorance, ce qui s’apparente vite à du mépris de classe. Néanmoins, cette critique manque cruellement d’une approche intersectionnelle, et ne considère l’inclusivité qu’avec les personnes défavorisées par le système capitaliste, et néglige les dominé.es des autres systèmes. Car on observe qu’a contrario, dans les groupes ou il n’y a aucun souci de déconstruction, il y a très peu de personnes racisées et/ou non-mecs cisgenre présentes et impliquées dans les décisions collectives. Et de plus, je pense que l’idée selon laquelle les prolétaires auraient plus de choses à déconstruire car iels seraient plus oppressif.ves (sexistes, racistes...) que les bourgeois.es est un préjugé classiste. Le racisme et le sexisme existent partout, et tout autant chez les bourgeois.es, seulement, leur oppressivité va s’exprimer de manière moins crue et plus détournée. Ainsi, il y a donc un certain équilibre à trouver entre inclusivité et impératif de déconstruction.

Pour une approche matérialiste

L’approche matérialiste des rapports de domination considère que la dimension matérielle pré-existe à la dimension idéelle. Par exemple, d’abord il y a une domination, mettons, économique des hommes sur les femmes, et puis ensuite, pour justifier cela, on va inventer une prétendue différence de nature entre hommes et femmes (les hommes seraient naturellement plus résistants et donc de meilleurs travailleurs), qui va venir légitimer et donc alimenter la domination qui existe matériellement. A partir de là, c’est un cercle vicieux, la dimension idéelle et la dimension matérielle se renforcent mutuellement (ex : on dit que les garçons sont plus sportifs, donc dès leur plus jeune âge on leur fait faire davantage de sport, donc ils sont physiquement plus musclés, donc ça valide que les garçons sont plus sportifs, etc).

Ainsi donc, si l’on considère que la dimension matérielle pré-existe à la dimension idéelle, au sein d’un collectif, il serait plus pertinent de chercher à faire évoluer d’abord les pratiques sociales (en posant un rapport de force si nécessaire) plutôt que les mentalités de chacun.e. En changeant la structure matérielle, on va rendre plus compliquée l’expression d’une inégalité, et donc cette inégalité paraîtra moins « naturelle » dans les esprits. Le fait que cette inégalité cesse d’exister matériellement rendra plus aisé le travail de déconstruction individuelle que chacun pourra parallèlement faire sur soi.

Prenons l’exemple de la répartition de la parole : en réunion, les mecs cis parlent plus souvent, plus longtemps, coupent la parole. On pourrait donc envisager deux solutions différentes :
→ On pourrait aller voir un par un les mecs cis les moins déconstruits (soit car ils sont super privilégiés et donc ont plus de trucs à déconstruire, soit car ils n’ont pas eu la chance de pouvoir se déconstruire, soit car ils n’ont pas envie de se déconstruire) individuellement pour leur dire de se déconstruire davantage afin de réussir à parler moins. Cependant, même si cela serait mieux que rien, cela sera peu efficace : en effet, ce sera dur pour eux de renoncer à leur privilèges, même s’ils le désirent.
→ En revanche, si l’on fait évoluer les conditions matérielles qui rendaient possible l’expression de leur privilège (ici, parler beaucoup), ils n’auront pas le choix. On peut donc par exemple mettre en place des redistributeur.ices de parole qui donneront davantage la parole aux non-mecs cis en réunion. De fait, les non-mecs cis vont donc petit à petit prendre l’habitude de parler plus, et au final on n’aura même plus besoin de redistributeur.ices : on aura fait évoluer les pratiques sociales. Souvent, la mise en place de tels outils va nécessiter la constitution d’un rapport de force, d’où l’intérêt de s’organiser collectivement en mixité choisie.

Ainsi, je pense que collectivement, il est plus intéressant de travailler à faire changer nos pratiques sociales que d’exiger de chacun.e d’être parfaitement déconstruit.e. Il me paraît néanmoins nécessaire d’exiger un seuil minimum de déconstruction afin d’éviter la mise en danger (physique et affective) des gens du groupe. Mais je pense que la déconstruction vient beaucoup plus facilement quand elle s’accompagne d’un changement matériel. Car si l’on cherche à se déconstruire tout.e seul.e, en restant dans un environnement ou la pensée dominante (capitaliste, patriarcale et raciste) est hégémonique, ce sera un travail sans fin, car au fur et à mesure qu’on déconstruira des idées-reçues dans nos têtes, notre environnement (la pub, les médias, l’école...) en reconstruira d’autres bien plus rapidement. C’est pourquoi, en plus de s’attaquer aux pratiques sociales sur nos lieux d’organisation et de vie, il ne faut pas perdre de vue les institutions qui sont les piliers des systèmes des domination, et savoir trouver l’équilibre entre micropolitique et macropolitique. Les changements à petite et moyenne échelle, s’ils sont agréables en eux-mêmes, sont aussi et surtout une condition nécessaire pour pouvoir s’organiser efficacement afin de s’attaquer aux racines structurelles des rapports de domination.

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