Si cet assassinat possède donc une dimension politique, nous devons cependant garder à l’esprit, au milieu de la panique et des amalgames, que ce fait divers reste un acte singulier. Si rappeler cela semble une évidence, cela contredit l’attitude des éditorialistes, des gouvernants ou de ce ceux qui souhaiteraient être à leur place. Depuis ce crime, les discours prononcés dans ce que nous nommons l’espace public visent à propager la peur (rejoignant en cela le souhait de l’assassin), afn d’insister sur le fait que notre « arsenal juridique » ne conviendrait pas à la guerre à mener. Les chaînes d’information en continu ont ainsi pu organiser des débats pour savoir s’il était préférable de déchoir « les islamistes » de leur nationalité ou d’enfermer tous les fichés S dans des camps.
Pourtant, aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, l’antiterrorisme n’est pas le contraire du terrorisme, ni même la lutte contre un danger terroriste, mais un certain usage de la peur et la généralisation de la suspicion à des fins de contrôle. D’ailleurs, Gérald Darmanin a lui-même assumé que nombre des perquisitions menées chez des musulmans n’ont rien à voir avec le crime, mais qu’elles ont pour but de « faire passer un message », ce qui est proprement inquiétant quant au régime dans lequel nous sommes en train de basculer.
Le plus souvent, les mesures mises en place ou proposées suite à un attentat sont sans rapport avec les actes auxquels elles sont censées répondre. C’est ainsi que peut resurgir aujourd’hui la proposition de lever l’anonymat sur les réseaux sociaux alors que les menaces visant Samuel Paty, et la mise en relation de l’assassin avec plusieurs de ses complices se sont effectuées en toute lumière et à visage découvert. Les mosquées seront aussi davantage contrôlées, et des fermetures sont déjà annoncées, alors que nombre de ceux que l’on désigne comme des « radicalisés » ou des « djihadistes » n’en fréquentent pas. Nombreux furent aussi les éditorialistes et politiciens à débattre de la place des produits « communautaires » dans les supermarchés, ou du degré de complicité des étudiants de l’Unef qui ont accepté d’être représentés par une musulmane portant un foulard, sans que celui qui souhaite rester rationnel comprenne très bien le rapport entre le jambon de dinde halal, la tenue de la vice-présidente de l’Unef et la décapitation d’un enseignant.
Parallèlement, au moment où la liberté d’expression est présentée comme le bien commun à défendre, les professeurs sont appelés à devenir des propagandistes, et à signaler tout propos d’élève qui contreviendrait au seul discours autorisé. Lorsqu’elle vient de certains professeurs, la volonté de comprendre un contexte, de nuancer ou de s’éloigner du discours étatique est appelée « islamo-gauchisme » ou culture de l’excuse. Plus largement, comme dans n’importe quel régime autoritaire, quiconque n’adhère pas aux discours étatiques et médiatiques ciblant les musulmans se voit accusé de se situer dans le camp de l’ennemi et d’être un complice des pires crimes.
La suspicion généralisée envers tout discours éloigné de la doxa ne vise pas seulement à censurer, mais aussi à produire des énoncés. Et nous en percevons les effets. Pour se justifier, des sociologues répètent à l’envie qu’ « expliquer ce n’est pas excuser », pour insister sur le fait que leur rôle ne consiste qu’à informer des déviances au sein du corps social, tout en laissant bien sûr les ministres, les policiers et les juges faire leur travail. La France insoumise prend aussi ses distance avec les associations de lutte conte l’islamophobie avec lesquelles elle a manifesté récemment, et annonce son soutien à une partie de la loi sur le « séparatisme » proposée par Macron. Et si Mélenchon continue à affirmer son refus de l’amalgame à propos des musulmans, ce n’est que pour mieux cibler « la communauté tchétchène » et critiquer l’asile dont ont bénéficié ceux qui ont fui Poutine, lequel annonçait pourtant sa volonté de « les poursuivre jusque dans les chiottes » …
Cette situation rappelle une blague des années 80, dont on ne sait pas si elle fut imaginée par des agents de la CIA ou par des dissidents soviétiques : un Russe et un Américain débattent à propos de la situation politique dans leurs pays respectifs. L’Américain dit au Russe : « tu vois, la différence entre ton pays et le mien, c’est la liberté d’expression. » Il l’emmène alors devant la Maison Blanche et se met à crier « A bas Reagan !! A bas Reagan !! ». « Tu vois ? Il ne m’arrive rien. » Le Russe lui demande alors de le suivre à Moscou, et l’emmène devant le Kremlin, où il se met à crier à son tour « A bas Reagan !! A bas Reagan !! ». « Alors, tu vois, il ne m’arrive rien non plus ! »
Nous sommes aujourd’hui dans une situation similaire en France, où c’est la critique de l’ennemi désigné par le pouvoir qui est appelée liberté d’expression, et où tout autre discours est considéré comme suspect. Certes, montrer une caricature ridiculisant le prophète de l’Islam peut être vécu comme une manière de ne pas céder aux menaces de tel ou tel groupuscule criminel. Pour autant, c’est aussi souvent montrer qu’on n’a pas peur de s’attaquer à une religion minoritaire en France et en position d’infériorité. Dans un contexte où tout outrage à la République risque d’être sanctionné et où l’interdiction de manifester devient peu à peu la norme, relayer le discours de critique de l’Islam est souvent une manière de répondre aux injonctions à défendre l’Etat contre l’ennemi désigné, tout en se persuadant qu’on défend sa propre liberté.
Au nom même de la liberté d’expression, et alors qu’aucun élément ne le relie de près ou de loin à l’assassinat de Samuel Paty et aux menaces qui ont précédé le crime. le Collectif Contre l’Islamophobie en France se retrouve menacé de dissolution, sa critique des discriminations et du racisme institutionnalisé le classant apparemment parmi les ennemis de la République. Le gouvernement annonce aussi son intention de dissoudre des associations caritatives sous prétexte que plusieurs de ses membres seraient influencés par le « salafisme ». Pourtant, toute défense cohérente de la liberté de conscience ou de la liberté d’expression consisterait à rappeler qu’une pratique rigoriste ou sectaire d’une religion n’équivaut aucunement à un appel à l’action armée, qui reste extrêmement minoritaire, y compris chez les « salafistes ».
Les raisons invoquées pour justifier de la fermeture des mosquées, dont celle de Pantin sur laquelle le gouvernement a insisté, sont tout aussi floues. Dans l’arrêté de la préfecture décidant de la fermeture de la mosquée de Pantin, figurent notamment, au milieu d’autres considérations, la mention de liens avec le « salafisme » (concept que le gouvernement comme la préfecture choisissent bien évidemment de ne pas définir, afin qu’il reste extensible), l’adhésion d’un des imams à un collectif présidé par Tariq Ramadan il y a vingt ans, ou le fait qu’un autre des imams de la mosquée a choisi de scolariser ses enfants en dehors de l’école publique ...
Que l’on ait des affinités avec les associations musulmanes aujourd’hui ciblées ou qu’on ne partage absolument rien avec elles, nous ne pouvons que constater une volonté, de la part du gouvernement, de faire rentrer dans le rang ceux qui auraient souhaité défendre leur indépendance politique à partir des principes qui sont les leurs.
C’est ici l’état d’exception et l’arbitraire qui s’imposent, et l’on reprochera bientôt, lors des hommages à Samuel Paty qui auront lieu dans les écoles, à tel ou tel élève, de s’être senti visé en tant que musulman par un discours basé, effectivement, sur une volonté de mater une partie de la population ...
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