« Le terrain est miné car le petit Blanc doit affronter sa blessure intime : admettre que ce qui le révolte le plus profondément ce n’est pas tant qu’il y a plus pauvre et plus illégitime que lui, c’est que l’indigène, malgré tout, sait préserver une part de son être, de son identité et de son histoire, et qu’il mourrait pour les sauver, ce dont lui petit Blanc, a été amputé pour les besoins de l’empire, tirailleur de la première heure ».
BOUTELDJA Houria, 2023, Beaufs et barbares, La Fabrique, p. 150-151
Un an après les avoir lus, ces quelques lignes résonnent toujours dans mon esprit. Elles sont à mon sens indispensables à la compréhension du mal-être identitaire qui règne en France. Qui sommes nous, nous les blancs qui ne peuvent nous rattacher à la culture de tel ou tel ancêtre issu de l’immigration. Sommes-nous simplement et banalement français ? Avec pour seule culture notre blanchité et un roman national qui nous ont été imposés par le haut ? Difficile de s’en satisfaire… Serait-ce là la source de la haine des identitaires ? Une jalousie maladive à l’égard d’individus qui préféreraient mourir que de renoncer à ce qui fait d’eux ce qu’ils sont, là où nous aurions été privés de cette transmission culturelle et identitaire ?
Peut-être. Encore faudrait-il que nous prenions consience de ce qui nous a été arraché. Difficilement envisageable quand on sait à quel point la gauche méprise la question identitaire. Pourtant, l’enjeu semble primordial.
Pour nombre d’entre nous, nos parents ou grands-parents ont été traumatisés par l’école de la République. Il leur a été enseigné la honte de ce qu’ils étaient, ainsi que le mépris de leurs cultures respectives. En seulement deux ou trois générations, nos identités ont été brisées, et remplacées par une identité soi-disant nationale complètement factice.
A titre d’exemple, la langue maternelle de mes grands-parents n’est pas le français, pourtant ils ne sont pas issus de l’immigration. Ils sont nés en Haute-Bretagne, dans une famille où l’on parlait gallo, l’une des dizaines de langues du territoire français. Cette langue, dont ils ont hérité, et qui fait partie intégrante de ce qu’ils sont, ils ne l’ont jamais transmise à leurs enfants.
Pire, aujourd’hui encore, ils restent persuadés qu’il ne s’agit que d’un patois, qu’il ne faudrait pas utiliser devant les autres, sous peine de se couvrir de honte. Ils se souviennent encore des coups de règles que le maître ou les bonnes sœurs infligeaient à leurs camarades de classe qui avaient le malheur de laisser s’échapper quelques mots de gallo.
Pourtant, aucun d’eux ne vient aujourd’hui questionner tout ceci. Il fallait parler français. Le gallo, comme toutes les autres langues de France, c’était pour les pauvres qui voulaient rester pauvres. Était-ce bien ? Était-ce mal ? Aucune importance, c’était comme ça et puis c’est tout.
A l’image de certains parents immigrés qui par volonté d’intégration se refusent à transmettre leur langue à leurs enfants, mes grands-parents ne transmirent pas le gallo à leur descendance. Si bien que ni moi, ni mes parents, qui sommes nés et avons grandi en Haute-Bretagne, ne parlons gallo. Pourtant, il y a un siècle, c’était la langue majoritaire du coin.
Ce que je raconte là existe à l’échelle de la France dans son ensemble. Partout à l’extérieur des grandes villes, nos anciens ont été brimés à l’école, interdits de parler leur langue, et leurs cultures ont été méprisées.
En l’espace d’un demi-siècle, l’État français a balayé tout ce qui faisait sa diversité et sa richesse. Désormais, il n’existait plus que la France, une et indivisible. Et de notre côté, nous avons été privés de notre identité.
Pourtant, mes grands-parents bien qu’ayant le gallo pour langue maternelle, ne se sentaient pas moins français. Ils l’étaient tout en étant bretons à la fois. A l’image de dizaines de milliers d’autres, qui parlaient breton, picard, basque, catalan, occitan, lorrain, etc. Que cela soit de gaieté de cœur ou non, ils avaient pleinement conscience de faire partie de ce que l’on appelait la France.
Houria Bouteldja avance que cette éradication des cultures de France s’est faite dans un besoin d’unir les classes laborieuses blanches face aux populations non-blanches que l’État exploitait de l’autre côté de la mer. Pourquoi pas. Toujours est-il que l’histoire de l’État français est intrinsèquement liée à cette peur viscérale des divisions internes, qu’elles viennent de blancs attachés à la culture dont on veut les priver, ou de non-blancs fraichement débarqués qui refusent catégoriquement de renoncer à leur culture au profit d’un projet intégrationniste.
Dans un monde idéal, la France serait la somme de la diversité qui l’habite, la somme de toutes les cultures qui s’y développent. Mais dans le narratif de l’État français, la France s’est justement construite en écrasant toute cette diversité au profit de la culture de la capitale.
Aujourd’hui, il existe à travers le territoire nombre de collectifs qui tentent tant bien que mal de faire vivre ce qu’il reste de nos cultures et langues locales. Nous avons également pu voir se développer un réseau d’écoles où l’enseignement se fait dans la langue du territoire (Calandreta, Diwan, Ikastola). Mais à l’échelle nationale, ces enjeux ne rencontrent rien d’autre que l’indifférence de la gauche, voire le mépris de celle-ci, qui n’hésite pas à nous faire passer pour des nationalistes bas du front.
Pourtant, l’écrasante majorité des collectifs qui se mobilisent autour de ces questions à l’échelle locale sont clairement et résolument ancrés à gauche. A titre personnel, j’en ai beaucoup voulu à la gauche électoraliste comme j’en ai voulu à la gauche antiraciste. Là où certains s’accordaient à dire que l’enseignement et la transmission des langues issues de l’immigration était un enjeu, et que celles-ci étaient une richesse, les mêmes nous riaient au nez quand nous tentions d’attirer l’attention sur la disparition progressive de nos langues, et sur le nécessité de les sauvegarder et d’en faire un enjeu politique.
Pourquoi un tel mépris ?
Le jacobinisme de la gauche électoraliste, la France insoumise en premier lieu, y est incontestablement pour quelque chose, même s’il semblerait que les lignes soient en train de bouger.
Nul besoin de préciser que le vote de la France Insoumise contre la loi Molac en 2021 a été vécu comme une véritable trahison par bon nombre de personnes sensibles aux idées qu’elle défendait, et ce peu importe les raisons invoquées par le groupe parlementaire. Mais nous retrouvons également le même mépris chez bon nombre de militants internationalistes, qui jugent nos préoccupations incompatibles avec leurs idéaux.
A en croire leurs arguments, militer pour la sauvegarde de nos cultures et traditions locales relèverait d’une volonté nationaliste, voire fasciste. Je caricature, mais c’est en substance ce qui nous est régulièrement opposé. Ce qui n’empêche pas les mêmes personnes de soutenir à corps perdu la révolution au Rojava, ou d’autres luttes localisées du Sud global, comme au Chiapas. Mais nous ne sommes pas à quelques contradictions près.
Pourtant, l’enjeu me semble crucial. La question de l’identité ne peut et ne doit être laissée à l’extrême-droite.
Qui sommes-nous ? Les petits blancs que nous sommes ont besoin d’avoir quelque chose auquel se rattacher. Aujourd’hui, si l’on met de côté les collectifs qui militent localement, la seule voix qui existe à l’échelle nationale est celle de l’extrême-droite, et l’identité blanche qu’elle défend se construit en opposition aux identités non-blanches, érigées en menace existentielle.
Et sur ce plan-là, la gauche n’a aucun contre-discours à apporter. Ou du moins, celui-ci est incomplet. On y défend le droit pour les personnes issues de l’immigration de conserver une culture et des traditions qui leurs sont propres, mais rien ne s’adresse aux blancs en quête d’identité.
Cet angle mort dans le discours de la gauche joue à mon sens un rôle important dans le cheminement des classes blanches laborieuses vers l’extrême-droite. Inconsciemment cette question se pose dans la tête du petit blanc déclassé. Pourquoi la gauche déploie-t-elle tant d’efforts pour défendre les droits des personnes issues de l’immigration à exister comme elles l’entendent, quand nous, avons été privés de cela, dépouillés de nos cultures, de nos langues, et le tout, avec la complicité de la gauche jacobine ! N’avons-nous pas été oubliés en chemin ? Et le plus triste dans tout ça, c’est qu’ils se tournent alors vers l’extrême-droite, qui défend une construction identitaire factice, celle-là même qui a supplanté de force celles de nos ancêtres.
Pourtant, il existe à gauche une véritable fascination pour les cultures des communautés autochtones du Sud global, vestige d’un orientalisme qui n’a jamais vraiment disparu. Et cela se vérifie jusque dans la recherche académique, où l’on ne compte plus les thèses en anthropologie ou en sociologie qui portent sur des peuples lointains, qui ne cessent de fasciner. S’en est presque amusant, quand on sait le mépris qui est porté aux us et coutumes de nos ainés, ainsi qu’aux cultures autochtones de France.
De son côté, l’extrême-droite a bien saisi l’importance de cette question identitaire. Et ses stratégies sont multiples.
Génération identitaire a comblé un vide chez des centaines de jeunes, leur offrant des repères et des marqueurs d’appartenance. Observer une partie des communautés issues de l’immigration défendre fièrement leur droit à exister en tant que telle, en tant que françaises, avec des histoires et des cultures propres, pousse nécessairement le petit blanc à s’interroger sur ce qu’il est lui, sur ce qui le définit. Et le RN ou GI viennent remplir ce vide en lui servant une construction identitaire taillée sur mesure. Laquelle offre au petit blanc la possibilité d’être de nouveau fier de ce qu’il est, quand bien même cette culture et cette identité qu’on lui offre seraient complètement factices.
Mais le problème n’est pas tant qu’il embrasse une identité préfabriquée, bien au contraire. Nos cultures locales ont d’ailleurs été tellement mises à mal, qu’une partie significative des us et coutumes qui sont les nôtres ont parfois été ressuscités de manière artificielle. Le problème est qu’en l’absence d’un contre-discours de la gauche, l’extrême-droite, et la droite de manière générale restent libres de définir ce qu’est l’identité française. Et ce faisant, le RN et ses déclinaisons viennent la mettre au service d’un discours raciste et complotiste. L’identité française serait indissociable de la blanchité, plaçant de ce fait les cultures et les identités issues de l’immigration au rang d’ennemi mortel, de menace existentielle.
Et ce schéma se retrouve également à l’échelle plus locale, où l’on assiste à l’apparition de groupes locaux qui rejettent en partie cette construction identitaire au profit d’une identité locale artificielle, elle aussi indissociable de la blanchité. Ceux-là dénoncent l’éradication des cultures et des identités locales par l’État français mais perçoivent l’immigration comme étant ce qui vient achever la destruction de ces mêmes cultures. Là encore, ces groupes illustrent parfaitement le mal-être identitaire qui habite une bonne partie d’entre nous. Il n’y a qu’à voir les militants du parti national breton (PNB), ramassis de fascistes version nationalistes bretons, qui passent leur temps à tweeter en breton en ayant recours à de la traduction par IA car aucun d’entre eux ne parlent véritablement la langue (et ça se voit). Il y a là ce besoin existentiel de se rattacher à une identité, à une culture qui nous permet d’être fiers de ce que nous sommes, quitte à le faire de manière grotesque et ridicule.
Difficile de pardonner à celles et ceux d’entre nous qui, face à ce mal-être identitaire ont fait le choix du racisme et du rejet de l’autre.
Cela dit, je pense pouvoir dire aujourd’hui que je comprends une partie du cheminement qui les a menés jusqu’ici. La fierté avec laquelle les communautés issues de l’immigration défendent leur culture et les particularismes de leurs identités nous rappellent constamment que nous avons été privés des nôtres, et que nous avons échoué à les sauvegarder et à faire de cette sauvegarde un enjeu politique.
Ce qui, inconsciemment, peut susciter chez nous une pointe de jalousie. Et force est de reconnaître à l’extrême-droite qu’elle excelle dans la conversion de cette jalousie en haine et en ressentiment. La fierté des non-blancs qui ont su conserver une partie de leurs cultures nous renvoie à cette béance qu’évoque Boutledja :
"Cette culture qu’il a abandonné au profit d’un cadeau empoisonné offert par des générations de bourgeois : la blanchité qui n’est pas une culture, qui n’est pas une tradition, qui n’est pas une esthétique, qui n’est pas une spiritualité, qui n’est pas une transcendance. Juste un trou, une béance dans laquelle il tombe indéfiniment à défaut d’affronter la seule question qui vaille la peine : qui suis-je sous mon manteau blanc ?"
BOUTELDJA Houria, 2023, Beaufs et barbares, La Fabrique, p. 151
Et la gauche, en laissant le monopole à l’extrême-droite de la réponse à cette question d’ordre existentiel, porte en elle une grande part de responsabilité dans l’égarement de ceux d’entre nous qui se sont tournés vers l’extrême-droite.
Pourtant, ce n’est pas se salir les mains que de parler d’identité.
Pourquoi ne pas défendre une vision de la France qui serait la somme de ses cultures et coutumes, locales comme issues de l’immigration ? Un pays façonné par des identités multiples, parfois dans la douleur, mais où c’est justement cette appartenance à ce même ensemble plus vaste qu’est la France, qui nous rassemblerait. Il est tout à fait possible de parler d’identité sans verser dans le racisme et le fascisme. Mais pour ce faire, il faudrait que la gauche rompe définitivement avec son logiciel jacobin, ce qui est loin d’être chose aisée. Or, tant qu’elle ne le fait pas, elle laisse la voie libre à l’extrême-droite, qui continue de monter les petits blancs contre leurs frères non-blancs.
Plus que jamais, alors que la précarité ne cesse de s’accroître, et que la Macronie a fait plonger nombre d’entre-nous dans la pauvreté et nous a privé du peu de dignité qu’il nous restait, nous avons besoin de quelque chose qui nous rende à nouveau fier de ce que nous sommes. Cette fierté perdue, que certains ont retrouvé au moment des Gilets jaunes, en se rappelant avec force aux yeux d’un pouvoir qui les méprise.
Mais que faire alors ?
Jusqu’ici, nos efforts rencontrent peu de succès, à l’échelle nationale, la gauche reste peu encline à sauter le pas. Et les rares personnalités qui prétendent s’intéresser à la question le font en avançant des agendas très confus.
Considérer le sujet du mal-être identitaire des petits blancs ne doit pas se traduire par un recul dans la lutte antiraciste et dans le combat qui vise à garantir le droit aux communautés issues de l’immigration à conserver leurs cultures et leurs identités propres. Non, ce que nous voulons c’est lutter fièrement aux côtés de nos frères non-blancs, pour la sauvegarde de leurs cultures au même titre que pour le renouveau des nôtres, car cela n’a rien d’incompatible, bien au contraire. La France c’est nous qui la faisons, ensemble, petits blancs et non-blancs, héritiers d’une multitude de cultures et de traditions. Et c’est ensemble qu’il nous faut les défendre.
Pour autant, rien n’est moins simple. Avec une gauche qui nous méprise, et une droite qui nous vampirise, l’espace dans lequel nous existons est restreint.
Et même au sein de celui-ci, les choses n’ont rien d’aisées. Là où il existe une riche littérature décoloniale et antiraciste, nous manquons cruellement d’outils et de conceptualisation pour aborder l’histoire de notre rapport à l’Etat-central. Probablement car trop rares sont les gens qui se penchent sur le sujet.
Or, si des choses dans ce qu’ont vécu nos ainés peuvent se rapprocher du vécu des populations issues de l’immigration, nos réalités n’en demeurent pas moins différentes en bien des points. Raisons pour laquelle nous ne pouvons céder à la paresse intellectuelle et nous contenter de reprendre tels quels des concepts propres à la littérature décoloniale.
En d’autres termes, il nous reste encore beaucoup à penser. Mais nous persévérons, car l’enjeu nous semble être de taille. Et parce que c’est peut-être là que se trouve une partie de la réponse à ce Nous tant fantasmé…
Enfin, il me semble opportun de conclure ces quelques mots par un message à ceux d’entre-nous qui ont opté pour la solution du racisme.
L’extrême-droite nous propose un contrat racial, qui nous garantit que même embourbés dans la précarité, nous ne serons jamais le dernier échelon de l’échelle social, réservé aux non-blancs. C’est un fait, dans la société que défend l’extrême-droite, nous resterons pauvres et méprisés, mais on nous invitera à trouver du réconfort dans le fait qu’il y a des individus encore plus pauvres et déconsidérés que nous.
Est-ce là ce que nous voulons vraiment ? Se réconforter face à notre propre misère en contemplant celle des autres, plus terrible encore ? Pourquoi se contenter de ça, là où nous pourrions nous battre ensemble pour rebâtir ce qui nous a été pris, pour retrouver cette fierté perdue et défendre ensemble l’existence d’identités plurielles dans cette France qui n’a rien d’un bloc monolithique.
Nous avons bien plus à gagner à nous battre aux côtés de nos frères non-blancs, qu’à adhérer au projet civilisationnel de l’extrême-droite, qui n’est finalement rien d’autre que la négation de la diversité qui fait de nous ce que nous sommes.
Compléments d'info à l'article
Proposer un complément d'info