Le monde célébrait récemment l’anniversaire des cinq ans de l’Accord de Paris, et la France n’a pas été avare d’auto-satisfaction quant au rôle qu’elle se targue d’avoir joué dans sa conclusion. Mais pour nous, 2015 amorce une évolution bien plus funeste : l’érosion de l’Etat de droit, et la lente disparition des libertés publiques dans notre pays. L’état d’urgence est devenu notre « new normal » : décidés dans des moments de choc, de confusion, loin des regards, les glissements les plus graves se sont produits. Dernier avatar en date : l’arrestation de neuf personnes de « l’ultra-gauche » sur la base de faits qui, même montés en épingle et mis bout à bout, n’ont rien à voir avec « l’entreprise terroriste » dont ils et elles sont pourtant accusé·e·s.
Hollande et son gouvernement ont amorcé ce délabrement dès novembre 2015, en assignant à résidence, de manière "préventive", des militant·e·s écologistes afin de les empêcher de manifester lors de la COP 21. Et M. Macron, qui avait pourtant construit sa campagne sur la concorde et libertés, a amplifié cet élan au point de faire des libertés, individuelles et publiques, un théâtre de ruines. L’état d’urgence a été inscrit dans le droit commun par la « Loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » (SILT), en novembre 2017. Depuis, la seule interprétation (entièrement subjective) d’un policier justifie toute initiative d’entrave et de répression dès lors qu’ils suspectent une menace. Peu importent les faits, au diable le réel, le "terrorisme" et la "sécurité intérieure" permettent tout : surveillances, multiplication des "notes blanches", qui légitiment, dans une totale opacité, les décisions administratives les plus liberticides, fermetures administratives de lieux collectifs, assignations à résidence, perquisitions arbitraires et sans fondements, arrestations dénuées de motifs... Des nasses pleines de gaz aux croches-pieds mesquins, en passant par les humiliations collectives de lycéen·ne·s et de migrant·e·s, les pratiques policières de répression des mobilisations sont de plus en plus brutales : tout ce sur quoi alertaient déjà les collectifs et associations des quartiers populaires il y a de nombreuses années et qui faisait le quotidien des habitant·e·s de ces quartiers est désormais devenu la norme. Enfin nul d’entre nous ne peut l’oublier : de nombreuses personnes ont été mutilées dans les manifestations de Gilets jaunes, sans que justice leur soit faite. Elles aussi ont connu les assignations à résidence préventives et les interdictions de manifester ; plus de 1000 peines de prison ferme ont été prononcées contre les membres de leur mouvement.
La nomination de Gérard Darmanin au ministère de l’Intérieur marque un tournant dans ce qu’elle légitime, et banalise cette nouvelle réalité : un pouvoir radicalisé. Les violences policières semblent devoir être couvertes « quoiqu’il en coûte ». Et le ministre jubile lorsque sa police écrase les libertés publiques sous l’arbitraire et les coups. Samedi 12 décembre, il s’est tout d’abord enthousiasmé, via twitter, de l’arrestation, quelques jours plus tôt, de 9 personnes soupçonnées d’« association de malfaiteurs terroristes ». Cinq d’entre eux et elles demeurent en détention provisoire à ce jour. À l’occasion, il a chaudement félicité la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) pour son efficacité à « protéger la République contre ceux qui veulent la détruire », « ces activistes violents de l’ultra-gauche », au mépris du secret de l’instruction. Or, le dossier frappe par sa vacuité si l’on en croit les informations policières et judiciaires, à l’évidence orchestrées pour servir l’agenda du ministre. Pour compenser la faiblesse du dossier, les enquêteurs invoquent les idées et engagements politiques des personnes arrêtées : une source anonyme explique ainsi qu’un des hommes arrêtés, « ancré dans une idéologie prônant la révolution », a combattu au Rojava, assimilant ainsi à des "terroristes" les personnes engagées contre Daech aux côtés de l’armée kurde.
S’agissant de l’épouvantail ultra-gauchiste, et de son agitation par les autorités, le fiasco judiciaire et politique de "l’affaire Tarnac", et les dérives de l’espionnage généralisé d’hommes et de femmes qui, à Bure, n’avaient d’autre tort que s’opposer à la mort de leurs prairies et de leurs forêts, devraient pourtant imposer la réserve. En outre, en dehors des assassinats commis sous l’influence plus ou moins directe de Daech, c’est l’extrême droite qui organise des attaques sur le territoire français, comme à Bayonne ou Avignon, quand elle n’arme pas les terroristes de janvier 2015...
Le même samedi 12 décembre, alors que le ministre saluait, heure par heure, les arrestations en cours dans le cortège parisien protestant contre la loi Sécurité globale - infiltré de dangereux factieux selon lui -, des dizaines de personnes étaient arrêtées alors qu’elles manifestaient, photographiaient ou filmaient paisiblement. Les justifications données à ces interpellations pourraient prêter à rire : détention de piles et de fil électriques dans un sac à dos, jet d’une canette vide, port conjoint d’un bonnet et d’un masque sanitaire, ou encore usage d’un parapluie arc-en-ciel, présenté aujourd’hui comme propriété de la meneuse des "casseurs". Et ce serait anecdotique, en effet, si près de 200 personnes n’avaient pas passé parfois près de trois jours en détention, avant, pour leur quasi totalité, de se voir libérées sans aucune charge retenues contre elles. Si d’autres, dans le cortège, n’avaient pas été molestées, et blessées, parce qu’elles se trouvaient sur le parcours de ces fameux « bonds offensifs », consistant ni plus ni moins à charger les manifestants au hasard.
Ces nouveaux épisodes marquent un pas de plus dans la dérive : en France, en 2020, critiquer la politique du gouvernement, et « prôner la révolution », sont devenus des opinions politiques potentiellement criminelles. Dans la France d’E. Macron, on peut être ministre lorsque l’on fait l’objet d’une procédure judiciaire pour viol et abus de confiance. Mais dans le même temps on emprisonne sans raison ; on ordonne des détentions sur la seule base d’hypothèses et on perquisitionne pour « envoyer des messages ». Face à nous un seul spectacle, qui se joue en boucle : la criminalisation des idées critiques du pouvoir, de l’information, des mobilisations, de l’islam, des quartiers populaires et de la jeunesse ; le harcèlement de tous les acteur·ice·s de "la gauche", des défenseurs·ses des droits et de la justice sociale, des porteurs·euses de solidarité ; la répression et l’arbitraire croissants dans la vie quotidienne des citoyen·ne·s. Ce régime montre son obsession répressive, autorisée par la désagrégation progressive des conquêtes fondamentales qui faisaient notre État de droit.
Faute de circonstances à caractère terroriste, les personnes en détention provisoire doivent être libérées sans délai. Mais qui leur succédera dans les geôles de la République ? Un retraité qui soutient des migrant·e·s "sans-papiers", au motif qu’il conserve un vieux fusil de chasse chez lui ? Des mères qui se battent contre une installation polluante, parce qu’une vieille bouteille d’acétone traine au fond d’un placard ? Celles et ceux qui condamnent la dissolution arbitraire d’une association de soutien aux victimes de l’islamophobie ?
Face aux perquisitions politiques, aux arrestations sans fondement, à toutes les tentatives de diabolisation des personnes qui ont le tort d’exercer leur droit à la critique et à la manifestation, notre solidarité, et notre cohésion, ne fléchiront pas ; les libertés n’existent plus quand un Etat prétend choisir ses opposant·e·s. Nous ne sommes pas dupes : c’est bel et bien de répression politique dont il s’agit. Mais nous ne céderons ni à la peur ni au chantage. Et nous n’oublierons pas de tenir le ministre de l’Intérieur, et le gouvernement, responsables du saccage de notre justice et de nos libertés.
Signataires :
Amélie Cannone, militante écologiste et altermondialiste
Noura Elouardi, militante féministe, écologiste et anti-raciste
Mélina Gattinais, amie d’une des mis·e·s en examen du 8 décembre
Awa Gueye, soeur de Babacar Gueye, tué par la police à Rennes en 2015
Geneviève Legay, militante d’Attac, blessée par la police en 2019 à Nice
Alice Ramage, amie d’une des mis·e·s en examen du 8 décembre
Juliette Rousseau, militante féministe et écologiste
Compléments d'info à l'article
Proposer un complément d'info