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Sainte-Soline : Digérer la défaite

Ecologies - Aménagement du territoire Répression - Justice - Prison

Nous sommes mercredi 28 mars 2023.

Comment commencer ? Que dire ? Tout à l’heure, j’ai dit à ma coloc : je me sens vide.
Je ne sais pas si je suis triste, ou en colère, ou déprimée, ou fébrile, ou angoissée, ou désespérée.
J’ai pris de la distance.
Le seul élément physique qui me rappelle qu’il se passe quelque chose sous ma boite crânienne, qui me dit que, peut-être, ma petite cervelle use de stratagèmes pour me protéger de tout ça, ce sont les larmes qui montent par moment lorsque je lis un article sur les blessés ou que j’entends Darmanin parler de radicalisés d’extrême gauche. Alors qu’il parle de mes potes, camarades, têtes plus ou moins connues. Peut-être de moi même.

Pour l’instant, peut-être pour toujours, je garde mes distances avec le corps policier. Je n’ai pas peur des lacrymos mais je ne les connais pas encore bien. Je n’ai pas peur de la garde à vue mais j’ai peur des coups. Des grenades qui explosent à côté des oreilles. Sur les oreilles. J’ai peur de souffrir, j’ai peur de blessures qui ne se remettent jamais. Et depuis cette manifestation à Sainte Soline, et pour les prochaines désormais, je pense que j’aurais parfois peur de mourir. Je suis solidaire et admirative de celles et ceux qui osent le corps à corps pour revendiquer leurs droits mais pour moi, pour mon corps et ma santé mentale, la peur est trop puissante.

Je suis restée assez loin du plus fort des affrontements pour avoir le temps de voir les lacrymos arriver et m’en éloigner si besoin. J’ai regardé à distance, intriguée et impuissante, ce spectacle grandeur nature d’une masse de bleus de travail, quelques casques de chantier et plaques de PVC en guise de boucliers, se « battre » contre des robots. Je n’ai pas vu les blessures mais j’ai vu des corps être évacués au loin. Une personne sonnée, la moitié du visage recouvert d’un bandage. A moins que ça soit un bout de t-shirt, faute de matériel ? J’ai vu des voitures de police brûler avec un sentiment d’inachevé : vaguement satisfaisant, si peu pour le voir comme une victoire. J’ai entendu « médic ! » dès les premières lacrymos, une quinzaine de minutes après être arrivée à quelques centaines de mètres des bassines. J’ai entendu crier « médic » encore, encore, encore. Jusqu’à ce qu’on rentre.

Je me suis retournée et j’ai vu des policiers sur des quads rouler vers nous. Ils arrivaient par derrière et comme nous étions un peu éloignés du « front », nous nous retrouvions en première ligne. J’ai entendu des gens dire « Courez » et d’autres dire « Ne vous dispersez pas, rester groupez ». Premier jet de lacrymo. Je vois mon binôme courir vers les palets de gaz pour les dépasser et ne pas les respirez. Deuxième jet, troisième, quatrième… je ne compte plus les petites boites noires qui volent dans le ciel. Il y en a deux qui tombent à côté de lui et qui ne s’allument pas. J’ai appris 1h plus tôt que si ça ne fume pas, alors ça va exploser dans quelques secondes. Bruit assourdissant ou morceaux de plastiques qui se fichent dans la chair ? Ça, je ne sais pas encore faire la différence. A moins que ça n’aille ensemble ? Image qui s’imprime en moi de mon binôme seul devant des quad qui arrivent à pleine vitesse, les premières fumées des lacrymos autour de lui.

Est-ce que c’est à ce moment là que mon cerveau se met un peu en veille ? Je n’ai pas peur, je ne panique pas. Je deviens efficace. Il faut qu’on sorte du nuage. Pour respirer. Voir. Être en sécurité. G. revient vers moi, on s’attrape la main et celle d’une copine qui a perdu son binôme. Et on avance dans le nuage. Je me rappelle de la terre sous mes pieds (puisqu’on ne voit plus que ça) et des formes humaines à nos côtés. Heureusement qu’on se tient les mains. Pour avancer et pour se sentir ensemble. Je me demande comment ont fait les personnes qui ne tenaient la main à personne. Mes lunettes me protègent à peu près les yeux mais je découvre l’inefficacité de mon masque. Les gaz me brûlent le visage et la gorge. Ma respiration devient difficile. Je n’ai toujours pas peur. Je me dis « Si on reste encore longtemps dans le nuage, je ne vais peut-être plus pouvoir respirer. ». Je ne panique pas. Il faut avancer, on se tient, il n’y a rien de mieux à faire. Et bien sur, on finit par sortir. Nous ne sommes pas blessés, les effets des gaz s’estompent alors je me dis « on va bien. ».

Des gens avec des mégaphones nous invitent à faire une pause dans un champ un peu en retrait et de prendre un goûter. On sort nos biscuits marque Repère, nos wraps préparés par les cantines, les namuras à la fleur d’oranger qu’on mange depuis trois jours. C’est décalé et réconfortant.

En face de nous, il y a cette bassine immense dont on n’aperçoit qu’un remblai de terre de 8m de haut. Je ne sais plus si il y a encore des groupes au presque corps à corps avec la police. Personne n’a vraiment réussi à passer. On entend encore des gens crier « médic ». Je vois un corps allongé dans une banderole et transporté par six personnes. On nous dit qu’on va rentrer au camps et qu’il y aura d’autres actions sur la route. Je ne sais pas s’il y a réellement eu des actions sur la route. Peut-être quelques tuyaux déterrés et abîmés ? J’apprendrais plus tard qu’on rentre surtout car il n’y a plus assez de matériel médical pour prendre le risque d’avoir d’autres blessés.

Je ne sais pas à quel moment je réalise que j’étais sur un champ de bataille.
De mon côté, une armée de bric et broc, lunettes de piscine, masque en papier ou à cartouche pour les mieux équipés, feux d’artifices et boucliers en plastiques pour les plus déterminés, bénévoles, fatigués par la marche d’une heure et demi et la nuit en tente sous le vent et la pluie. De l’autre, une vrai armée. Avec des armes de dernier cri, des protections opérationnels, une organisation hiérarchisée. Ils n’ont pas de visages, leurs corps se ressemblent tous. A ce moment, dans ce contexte, ils ne sont plus humain. Ils ressemblent à des machines, froides, calculatrices, efficaces. Je n’arrive pas à avoir la moindre empathie pour eux. Mais eux, quand ils nous voient si dépareillés, si fragiles face à leur armes, comment font-ils pour nous gazer, nous assourdir, nous abîmer ? A quoi s’accrochent-ils pour nous déshumaniser ? Ça sonne naïf, je sais, mais quand même, c’est un peu fou, non ?

C’était une défaite. Je me répète ces mots depuis la marche du retour. Le bouclier policier à tenu, personne n’est réellement entrée sur le périmètre protégé, les blessés se comptent par centaines et deux personne ont un pronostic vital engagé au moment où j’écris. Le bilan humain et symbolique est désastreux. J’ai besoin de le dire ici, parce que j’ai la sensation qu’on était plusieurs à se le dire, parfois avec d’autres mots, d’autres expressions. Les prises de paroles que nous avons entendu par la suite à Melle s’accrochaient comme elles pouvaient aux petites victoires du week-end : le nombre que nous étions, les quelques tuyaux déterrés, la détermination des manifestant·es, une haie plantée, une serre montée sur la route, la force de la base arrière pour prendre soin des gens qui rentrent… Maintenir le moral des troupes. Stratégie entendable. Mais moi, et d’autres, on se dit que globalement, nous avons perdu cette manche. Et ça me fait du bien de me le dire.

Est-ce que ça arrive qu’on sorte de ce genre d’expérience de soulèvement populaire avec un sentiment de victoire ? J’imagine que oui, mais peut-être pas si souvent. Moi, je le reconnais, j’attendais peut-être une résolution comme dans les films : les gentils gagnent et les méchants finissent le nez dans la bouillasse dans l’allégresse générale.

Je ne sais pas si c’est ma mise à distance qui m’empêche de déprimer de ce constat personnel.
Est-ce que mon cerveau est encore en mode survie ? Depuis la manifestation, je réfléchis à comment « faire mieux ». Comment se protéger mieux, comment se fixer des objectifs atteignables, comment garder espoir, comment mener une foule, comment être soutien quand on ne veut pas se mettre en danger direct, comment gagner. Je revis la journée dans ma tête, encore et encore. J’ai refait la manifestation avec une quinzaine de personnes depuis samedi. On s’improvise stratèges de troupes ou fins analystes. On fait tous la même chose : on partage nos vécus respectifs, on les articule, les digère comme on peut et on se demande comment faire mieux.

Peut-être qu’on cherche à réparer nos souvenirs. Apprendre de nos erreurs. Trouver une brèche dans ce combat contre Goliath.

Je crois aussi que le cerveau humain est souvent de notre côté. Que cette défaite, on peut et on est déjà en train d’en faire quelque chose de nourrissant. On chiale la boule au ventre les manifestant·es mutilé·es mais on se raccroche aussi à tous les espoirs qu’on peut. On soutient les copaines qui ont accepté de mettre leur corps et leurs vies en danger pour confronter et mettre à jour l’absurdité et la violence du déploiement policier. On regarde avec fierté et tendresse la base arrière mise en place pour la manifestation, ses équipes de protections physiques, psychologiques et légales, son soin pour les adultes et les enfants, ses cantines et ses collectifs de boulange qui ravitaillent. On assiste à la montée toujours croissante de la colère populaire face aux bégaiements et aux mensonges si peu crédibles du pouvoir. On se retrouve, on se parle, on s’épaule, on s’organise.

Dans tous les cas, quoi que l’on essaye, où que l’on soit la prochaine fois, je me dis toujours que ce qui nous permettra d’avancer, c’est de continuer à se tenir la main.

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