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Combattre le silence : les 4 tactiques du Collectif Babacar

Rennes
Répression - Justice - Prison

En décembre 2015, la presse annonce qu’un « forcené » a été tué par la police. L’affaire est promise à l’oubli. Mais très vite, le Collectif Babacar mène la bataille pour médiatiser les lacunes de l’enquête et réhabiliter la mémoire de la victime. Récit d’une victoire notable sur le front médiatique.

ILLUSTRATION DE LAFFRANCE

Babacar Gueye a été tué par la police dans la nuit du 2 au 3 décembre 2015, à Rennes. L’information est rendue publique par le journal local, Ouest France, dès le matin du 3 décembre 2015. L’Agence France-Presse (AFP) reprend l’information. Mais les semaines suivantes, en dépit de quelques articles dans la presse régionale ou certains médias africains (Babacar était d’origine sénégalaise), les médias se désintéressent vite de l’affaire. La mort de Babacar semblait alors promise à l’oubli, comme la plupart des homicides policiers.

Pourtant, 8 ans plus tard, le Collectif Justice et Vérité pour Babacar Gueye a réussi à visibiliser fortement l’affaire. De nombreux articles de presse nationale lui ont été consacrés. L’AFP a rédigé en tout 9 dépêches sur l’affaire. Un nombre notable, quand on sait que les deux-tiers des homicides policiers ne dépassent pas le seuil de 5 dépêches. Surtout, le compte Facebook du Collectif atteint presque 4000 abonné·es. Un nombre malheureusement très rare pour un compte relatif à un homicide policier.

Comment le Collectif a-t-il mené ce combat contre la fabrique du silence ? Voici quatre tactiques, à travers le récit d’Awa Gueye, la sœur de Babacar, pilier du Collectif.

Mobiliser rapidement

La première marche silencieuse pour Babacar est organisée dès le 12 décembre, moins de dix jours après sa mort. Awa Gueye raconte : «  La première marche blanche a eu lieu le jour où je suis allée à l’aéroport pour aller au Sénégal accompagner le corps de Babacar. Je faisais partie d’une association de sans-papiers. Babacar y était venu deux fois aussi. C’est eux qui se sont mobilisés pour la première marche blanche alors que moi je partais à l’aéroport. Et ils ont continué ensuite ».

C’est comme ça que le Collectif est né. La première marche permet de garder éveillée l’attention des médias. Pour la première fois, elle rend visible un autre point de vue que celui des policiers dans les récits médiatiques de l’affaire. Ouest France mentionne que Babacar était « un gars gentil » et évoque les interrogations des proches sur les circonstances de la mort. France 3 évoque la version d’un témoin, qui diffère de celle de la police.

Chaque année, début décembre, une marche est organisée par le Collectif. A chaque fois, elle génère des articles de presse.

Refuser de laisser la parole au procureur

Dès les premiers jours, le Collectif réussit donc à ne pas laisser la parole au procureur. Selon la loi, à cause du sacro-saint secret de l’enquête, le procureur est le seul habilité à communiquer sur un dossier en cours. Et dans le cas de Babacar, les autorités n’ont pas manqué de demander aux proches de se taire.

Comme l’avait déjà révélé Streetpress, le 10 décembre 2015, soit deux jours avant la première marche, le Consulat du Sénégal publie un communiqué qui demande « aux Sénégalais de Rennes et environ de ne point participer à une quelconque marche [et] encore moins de s’épancher dans les médias ». Cette appel au silence fait suite à un rendez-vous du Consulat avec le procureur et la police.

Awa Gueye raconte que des membres du Consulat sont aussi venus chez elle lui parler de l’enquête. C’est le Consulat qui lui a conseillé son premier avocat. Celui-ci joue un rôle ambigu sur la question de la médiatisation. Contacté par Streetpress, l’avocat affirme que le communiqué du Consulat visait à « éviter des débordements qui auraient pu nuire à l’enquête ». Mais Streetpress relève que cette version « ne convainc pas vraiment tous les proches de la victime ».

Là encore, le Collectif ne se laisse pas faire. Un communiqué est publié dès le 9 décembre. De nombreux autres suivront, souvent pour apporter la contradiction à ceux du procureur.

Sur son site internet, le Collectif analyse : « Babacar […] est décrit par le procureur de la république, le défenseur des intérêts de l’État devant les tribunaux, comme un “forcené” “particulièrement agressif”. Ses propos seront largement repris dans la presse, rendant Babacar responsable de sa propre mort. Pour la justice, il faut que l’histoire retienne qu’on n’avait pas d’autre choix que de tuer Babacar, tant il était dangereux ». Une version que le Collectif va s’employer à contester.

Accéder au dossier d’enquête

Awa raconte : « Quand je suis rentrée du Sénégal [quelques mois après la mort de Babacar], j’ai vu l’équipe du Consulat du Sénégal à Rennes. C’est eux qui m’ont appris qu’il y avait eu classement sans suite. J’ai pris rendez-vous avec mon avocat, mais il n’arrêtait pas d’annuler. La dernière fois, je lui ai dit ça suffit, je suis dans le bus, je viens. Et là il m’explique que la procédure a été classée sans suite. “Donc si je n’étais pas rentrée, vous ne m’auriez pas informée ?“ Il m’explique qu’il est en train de passer un concours de je ne sais pas quoi, qu’il n’a pas eu le temps. Là j’ai dit, ça suffit. Et j’ai changé d’avocat ».

« Tout de suite j’ai voulu accéder à mon dossier. Même si c’est pas moi qui pourrai le lire [Awa lit le français avec difficulté], il faut que je le consulte, quelqu’un me le lira, il faut que je sache. Je ne peux pas me battre si je ne sais pas ce qui est dans le dossier. Avec le nouvel avocat, on est allés au tribunal pour voir la juge et récupérer le dossier. Elle m’a dit “Vous n’avez pas le droit de parler du dossier ou de ce qui se dit ici”, elle m’explique que sinon je risque une grosse amende, avec plusieurs zéros. Mais je n’ai pas peur. Je me dis, “tu vas voir si je ferme ma gueule”. En fait elle voulait m’auditionner et me dire de me taire. Ils pensaient que j’allais enterrer le dossier comme j’ai enterré mon frère ? ».

Awa a donc pu accéder à son dossier seulement au cours de l’été 2017. Et c’est à partir de là qu’elle pu vraiment entrer dans la bataille… Et amplifier la médiatisation.

Réfuter la version policière

Awa poursuit : « c’est quand l’expertise balistique, que j’avais demandée, a révélé qu’aucune balle n’a été tirée de face que les journalistes ont vraiment commencé à s’intéresser à l’affaire ». La revue de presse que nous avons effectuée lui donne raison. L’expertise est rendue en février 2019. Ouest France s’en fait l’écho le 27 juin 2019, et mentionne pour la première fois la disparition de scellés. Le lendemain, l’AFP publie sa seconde dépêche sur le dossier. Il n’y en avait plus eu depuis le jour de la mort de Babacar, trois ans et demi plus tôt. La dépêche reprend un communiqué du procureur qui annonce que le policier tireur a été placé sous le statut de « témoin assisté » devant le juge d’instruction. Puis c’est au tour du journal l’Humanité, qui rapporte que les coups de feu « auraient été tirés de côté ».

Le second temps fort qui fait rebondir le dossier, c’est la reconstitution. Annoncée dès novembre 2019 par Ouest France, elle a finalement lieu en septembre 2020. Awa Gueye se souvient : « J’ai dû insister auprès de mes avocates pour que les policiers soient là et que je puisse y être aussi. Finalement l’avocate m’a appelée et elle m’a dit “j’ai eu la juge, c’est bon” ».

Cette reconstitution est abondamment commentée dans les médias locaux et nationaux. Cette fois-ci, le Collectif a carrément repris la main sur la communication. C’est lui qui annonce l’événement à la presse locale et à l’AFP. Une dépêche publiée le 19 septembre est essentiellement consacrée aux critiques de l’enquête, à travers la parole d’Awa. 5 jours plus tard, juste après la reconstitution, le procureur réplique avec un nouveau communiqué qui annonce que l’instruction sera clôturée « dans les prochaines semaines ». Une annonce bien précipitée : l’instruction ne sera effectivement clôturée qu’en mai 2023, soit près de 3 ans après

Le plus notable, c’est que la médiatisation décolle : en novembre 2020, le journal Le Monde interviewe longuement Awa sur les lacunes de l’enquête. L’AFP publie, fait rarissime, un long format sur le dossier, repris dans plusieurs médias nationaux. Le dossier sort du silence. Awa résume : « C’est à la famille de faire des demandes. C’est pas la justice qui a mené l’enquête. C’est moi qui l’ai menée. C’est moi qui ai demandé tous les actes importants pour établir la vérité. Sinon ils ont vite fait de vous faire tomber dans l’oubli ».

Quand Awa Gueye avait déposé plainte, aucun journal n’en avait parlé. Quand elle a fait appel du non-lieu, de nombreux médias s’en sont fait l’écho. Il y a des combats qui paient.

Lionel Perrin

Retrouvez cet article sur Flagrant-Déni.fr, un média engagé contre l’impunité policière

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