L’émotion et le scandale que devrait provoquer une attaque d’une telle gravité ont pourtant mis un certain temps à transparaître dans les médias nationaux, qui ont initialement fait preuve d’une retenue dont ils sont peu coutumiers en d’autres circonstances. Les premiers articles sur le sujet évoquent un possible « règlement de comptes entre fidèles », sans remarquer le caractère ostensiblement islamophobe du crime. Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau n’a pour sa part pas cru bon de bouleverser son agenda. Se contentant d’un tweet assurant de son « soutien » à la famille et de « sa solidarité » à la communauté musulmane, le programme du reste de sa journée a été consacré à un meeting de campagne pour la présidence du parti Les Républicains.
Par la suite, d’autres réactions se sont fait entendre au compte-goutte ; partout du « soutien » s’exprime, y compris chez Marine Le Pen. Pourtant, très peu font mention de l’évidence, de Bruno Retailleau qui a indiqué aujourd’hui sur BFM « ne pas connaître le mobile » du crime, jusqu’à une partie de la gauche qui rivalise d’euphémismes pour ne pas dire les choses telles qu’elles sont : la mort d’Aboubakar Cissé est un meurtre islamophobe.
Ce drame n’est malheureusement pas un fait isolé. Le 31 août dernier, Djamel Bendjaballah était assassiné à Dunkerque par un militant d’extrême-droite, après avoir déposé plainte plusieurs fois pour signaler les injures racistes qui le visaient. La police avait pourtant écarté tout mobile raciste, et évoqué un « crime passionnel » – qualification dont le combat féministe a largement démontré, à propos des féminicides, la nature dépolitisante. Cet assassinat n’avait été rapporté que par le média en ligne Blast, sans que les chaînes d’information en continu ne voient alors l’intérêt d’une édition spéciale. De la même façon, le 8 avril, deux femmes avaient été violemment passées à tabac à Joué-lès-Tours aux cris de « Rentrez chez vous, sales Arabes » ; les faits n’avaient été relayés que dans la presse régionale.
Pour les comprendre, il est absolument nécessaire de resituer ces crimes et ces agressions dans le continuum des discours et des politiques racistes qui structurent aujourd’hui la société française. Ils sont les conséquences très concrètes d’une islamophobie ouvertement entretenue par l’État français et les grands médias. L’année qui vient de s’écouler a ainsi vu plusieurs figures de la communauté musulmane être expulsées ou menacées d’expulsion du jour au lendemain, de l’imam Mahjoub Mahjoubi au président de la mosquée de Pessac, Abdourahmane Ridouane. En février dernier, l’humoriste Merwan Benlazar a pour sa part été exclu du service public à la suite d’une campagne raciste lancée par la députée européenne macroniste et ancienne membre du GUD Nathalie Loiseau. Entre temps, BFM TV avait trouvé le moyen d’imputer la pénurie d’œufs aux repas de rupture du jeûne du Ramadan. Le dernier épisode en date de cette longue série sont les débats indignes sur les musulman·es et le football, qu’il s’agisse des joueurs professionnels accusés d’entorse à la laïcité lorsqu’ils rompent le jeûne du Ramadan ou des femmes interdites de jouer à cause de leur hijab. Le point culminant de cette polémique avait été l’intervention nauséabonde de Bruno Retailleau le 26 mars dernier au colloque « pour la République » organisé par le lobby pro-israélien Elnet et soutenu par le mécène de l’extrême-droite Pierre-Edouard Stérin. Le ministre de l’intérieur s’était alors exclamé « à bas le voile ! » sous les applaudissements nourris de la salle. C’est cette islamophobie d’atmosphère qui crée les conditions et encourage le passage à l’acte meurtrier.
La normalisation de l’islamophobie à tous les niveaux de la société française ne peut être comprise indépendament de la manière dont est traité un autre racisme, en l’occurence l’antisémitisme. L’agression antisémite du rabbin d’Orléans le 22 mars avait suscité une indignation immédiate et justifiée, ainsi que de vives réactions de la part des membres de la quasi intégralité des champs politique et médiatique. Ceux-ci avaient immédiatement cherché à politiser ces faits en les analysant sous le prisme de la théorie raciste du « nouvel antisémitisme », en suggérant des liens honteux avec « l’immigration » et en en imputant la responsabilité à La France insoumise.
À l’inverse, le meurtre d’Aboubakar Cissé est totalement dépolitisé par la majorité de la classe politique et les médias mainstream ; aucun lien n’est évidemment fait avec les lois racistes qui s’accumulent, ni avec l’obsession pour le voile qui sature le débat public. Ce deux poids, deux mesures mortifère illustre bien ce que permet à une bonne part de la classe politique française sa lutte de façade contre l’antisémitisme : accompagner la dérive autoritaire de l’État contre les migrant·es et les musulman·es, criminaliser l’opposition, et invisibiliser la principale ligne de front du combat antiraciste en France qu’est aujourd’hui l’islamophobie.
À ce titre, il est particulièrement révélateur qu’une bonne part de l’attention médiatique portée au rassemblement en hommage à Aboubakar Cissé et contre l’islamophobie du dimanche 27 avril se soit bornée à dénoncer l’exclusion de Jérôme Guedj pour des motifs prétendument antisémites, alors même que celui-ci incarne de manière paroxystique l’islamophobie du PS et le soutien au génocide en Palestine.
Le climat de racisme envers les musulman·es devient de plus en plus irrespirable dans notre pays. Cet état de fait est largement entretenu par une grande majorité du personnel médiatique et politique, que ce soit par conviction ou par un opportunisme électoral cynique, au mépris des conséquences réelles qu’ont les politiques et les discours racistes sur la vie de celles et ceux qui les subissent.
Dans ce contexte, il est plus que jamais crucial de recentrer le débat sur la question du racisme. L’enjeu est de bâtir un front antiraciste, en ciblant particulièrement l’islamophobie, moteur central de la fascisation en cours, et d’apporter une réponse politique à une question qui ne devrait même pas se poser : qui aujourd’hui protège les musulman·es de notre pays ?
Publié dans Tsedek !
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