La première partie du texte s’attache à synthétiser une série d’enseignements à propos de ce qui a permis la victoire contre l’aéroport. La seconde tente de revenir sur les difficultés à « emporter la victoire sur la victoire » et analyse les déchirures au sein du mouvement d’opposition après l’abandon du projet par le prisme du rapport à la temporalité politique.
De nombreux points importants de l’histoire récente de la zad ne font l’objet que de rapides évocations. Il faudra donc chercher dans des textes passés ou à venir l’exposé détaillé des considérations stratégiques et sensibles qui rendaient alors inenvisageable d’empêcher l’écrasement de la zad par le seul pari de la résistance héroïque sur le terrain comme en 2012, ou bien le récit précis de l’articulation entre lutte et négociation au printemps 2018, ou des réflexions sur la fragmentation du mouvement avec un retour sur l’articulation majoritaire/minoritaire en son sein, ou encore un manifeste portant les enjeux politiques immenses qui continuent de se poser à la zad après la victoire sur l’aéroport [1].
Le 17 janvier 2018 le premier ministre Édouard Philippe annonçait en direct à la télévision, la mine déconfite, l’abandon du projet de transfert de l’aéroport du Grand Ouest à Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes. C’est l’aboutissement d’une lutte vieille de 40 ans, dont les dix dernières années ont vu l’émergence d’une forme politique nouvelle en France, synthétisée par le terme de zad passé depuis dans le langage courant. La « zone à défendre » c’est d’abord l’occupation, par quelques squatteur·es en 2007 puis par plusieurs centaines, d’un territoire de 1650 ha comme forme de résistance contre sa destruction. Elle a été durant toutes ces années pour beaucoup un point de focalisation marquant des espoirs de transformation radicale du monde. Car les gestes nécessaires à la défense du bocage deviennent de fait indissociables des manières de l’habiter, d’y construire et d’y cultiver à contre-pied de l’agencement économique et étatique. Comparativement aux autres expériences de squats et zones ponctuellement libérées en Europe occidentale dans les dernières décennies, la zad constitue le franchissement d’un seuil en termes de superficie, de nombre de personnes concernées, de durée, de degré de rupture et de prise au sérieux de divers champs d’autonomisation.
C’est aussi devenu l’un des rares exemples de victoire importante d’un mouvement de lutte depuis des décennies en France : une victoire sur un projet d’envergure nationale, défendu par tous les partis de gouvernement, sur la seule base d’un rapport de force établi par la lutte. Sur ce plan spécifique, s’il est par ailleurs évident que le renoncement à construire un aéroport n’épuise pas toutes les raisons de se battre, on peut tout de même parler de victoire totale.
C’est que l’objet initial de la lutte se prêtait mal à la demi-mesure : on gagne et l’aéroport ne se fait pas, ou bien on perd et il se fait. Le reste est affaire d’intelligence stratégique et de résolution à toute épreuve. Le mouvement a ainsi remporté plusieurs batailles, dont la plus flamboyante est sans conteste la mise en déroute de l’opération « César » en octobre-novembre 2012, quand plus de mille gendarmes ont échoué à faire évacuer la zone pour le commencement des travaux, sous la pression d’une intense guérilla bocagère et d’une manifestation de 40 000 personnes venues construire tout un hameau-QG en une seule journée. Mais d’autres épreuves ont été décisives, et marquent à quel point la lutte anti-aéroport doit sa victoire à sa propre détermination. Comme en 2016 quand, pour essayer de mettre un terme à cet affront à la souveraineté nationale qu’est l’existence d’un territoire en sécession, le gouvernement socialiste tente le tout pour le tout : un référendum local décidera du sort de l’aéroport. C’est alors le « oui » qui l’emporte, grâce à la démesure des moyens de propagande des partisans du projet et à un périmètre électoral judicieusement choisi pour favoriser ce résultat. Mais le soir même du vote l’ensemble du mouvement, y compris sa composante dite « citoyenne », affirme haut et fort que le jeu est biaisé et que la lutte continue de plus belle… Quel combat politique récent peut se targuer d’avoir déjoué ainsi le piège constitué par ce type de capture « démocratique » [2] ?
La première partie de ce texte est rédigée depuis l’intérieur de la zad, au cœur du mouvement anti-aéroport. Elle s’attache à synthétiser les enseignements à propos de ce qui a permis la victoire, et de ce qui aurait pu la remettre en cause.
La seconde, avec plus de distance — disons la distance qui correspond à la position de membres de certains comités de soutien —, se livre à une confrontation de la zad réelle avec le concept, si central dans les imaginaires radicaux contemporains, de zone autonome temporaire. Il s’agit de démêler ce paradoxe : si la victoire contre l’aéroport constitue une source d’inspiration pour toutes les luttes, les mois qui l’ont suivie ont été les plus difficiles que la zone ait eu à vivre, de l’aveu général. La perspective d’un abandon a eu beau avoir été préparée depuis plusieurs années, en tentant de se donner des bases solides pour un après, les équilibres qui reposaient sur l’existence d’une cause commune défaillent néanmoins brusquement. Les tensions prennent une dimension difficilement supportable quand c’est le poids de tous les espoirs suscités par la lutte à des milliers de kilomètres à la ronde qui pèsent sur les épaules fatiguées des « vainqueur·es ». La zone se déchire, laissant des plaies à vif. Gagner n’est pas suffisant si l’on ne parvient pas à emporter la victoire sur la victoire. Les difficultés éprouvées à Notre-dame-des-Landes en la matière peuvent aider les futures luttes à préparer cette seconde bataille. Pour cela, il faut travailler à refaire émerger une temporalité politique qui intègre du temps long, nécessaire à la construction d’une perspective révolutionnaire praticable.
I. De César à la victoire contre l’aéroport (2012-2017)
La zad se constitue donc en tant que lutte majeure à l’automne 2012, dans un moment de bataille qui renverse les perspectives et ouvre l’horizon. Le petit miracle politique de la défaite de l’opération César eut sa part d’absolu inattendu, avec le constant dépassement de soi dans la boue et derrière les barricades, la générosité fulgurante des populations voisines et les alliances qui germent parfois soudainement dans ces moments de vérité. Le renversement tenait aussi d’une perspective stratégique construite, entre autre avec l’annonce et la préparation un an à l’avance d’une manifestation de réoccupation, le quatrième samedi après le début des expulsions. Le 24 novembre 2012, après des heures de confrontations simultanées à Nantes et dans la forêt de Rohanne [3] au cœur de la zad, lorsque l’État annonce la fin de l’opération, le sentiment de fatalité face à la puissance des tractopelles et des escadrons de gendarmerie a été défait dans la tête de dizaines de milliers de personnes à travers le pays. Pourtant, le défi le plus complexe demeure sans doute de porter par la suite dans toutes leurs conséquences les promesses de ce moment éclatant.
Dans les temps
La radicalité de celles et ceux qui avaient entamé ce combat contre le projet d’aéroport dès les années 70 ne se situait généralement pas dans la disposition à l’affrontement, mais dans une capacité à se projeter dans la durée avec une compréhension juste du rythme de l’adversaire. Les « ancien·nes » nous ont aidé à appréhender à quel point le sens du temps était, à terme, le facteur clé. Du temps, il faut d’abord toujours en gagner par rapport au calendrier de l’État. À ce niveau-là tous les moyens sont bons : recours juridiques en tous genres et grève de la faim portés par les paysans impactés et les associations, mais aussi sabotages et blocages physiques des travaux préliminaires qui se densifient avec l’arrivée des occupant·es.
Il va s’agir également, à partir de 2012, de perpétuellement neutraliser à temps la volonté de l’État de se lancer dans une seconde tentative massive d’expulsion qui aurait tiré les leçons des échecs de la première. Le moyen le plus sûr de gagner après la victoire face à César, ce n’est pas de se convaincre qu’elle soit reproductible en tant que telle – ce sur quoi il était difficile de miser – mais d’abord de faire en sorte que les tractopelles et gendarmes ne reviennent pas. Entre 2013 et 2018, à différentes étapes – après la médiation post-César, la décision d’expropriation des habitants historiques ou la victoire du « oui » au référendum sur l’aéroport de 2016 – le gouvernement cherche des fenêtres de tirs. Il ne peut plus imaginer une opération d’expulsion définitive sans commencer immédiatement les travaux et notamment le déboisement de la forêt. Il annonce régulièrement une nouvelle offensive en ce sens, s’aventure même parfois à donner une date butoir. Mais son calendrier est toujours plus ou moins contraint : par les périodes électorales ou celle où les coupes d’arbres sont interdites, par les grands rassemblements annuels qui réunissent sur la zone quelques milliers de personnes tous les juillets, par les astreintes policières relatives à l’état d’urgence, par la trêve hivernale qu’ont obtenue juridiquement certains des lieux de vie squattés de la zad ou par celle des confiseurs.
Il y alors pour nous une nécessité absolue à être dans le tempo et à annoncer des gestes offensifs et mobilisations massives au bon moment et à chaque fois que cela s’avère nécessaire. L’opération de 2012 leur avait appris qu’il est difficile d’attaquer et tenir le bocage juste avant une mobilisation annoncée de plusieurs dizaines de milliers de personnes. L’histoire qui suit leur montre qu’il est tout aussi malaisé de démarrer une opération juste après que le centre-ville de Nantes a été mis sens dessus dessous lors d’une manifestation de 60 000 personnes et 500 tracteurs le 22 février 2014. La stratégie préventive ne dispense pas de se préparer sérieusement dans le même temps à une seconde bataille, avec par exemple des formations publiques à la résistance sur le terrain, le regroupement d’une logistique défensive ou des planifications du blocage des voies de communication régionales.
Cette exigence rythmique est pendant ces années-là l’objet d’une perpétuelle controverse en interne. La défaite de César a laissé place à une surévaluation assez répandue de la puissance « intrinsèque » de réaction de la zad. Elle est d’autant plus fréquente chez des personnes qui s’occupent assez peu d’entretenir le rapport de force et se tiennent généralement à l’écart des diverses dynamiques d’organisation du mouvement. De nombreux habitant·es du territoire voient alors avant tout dans la zad un refuge ou une bulle d’expérimentations plus ou moins collectives, plus ou moins isolées, et se situent dans une logique de rupture antagoniste avec un état de mobilisation aussi fréquemment reconduit. Dans certaines franges du mouvement d’occupation, la priorité par ailleurs accordée à un ralentissement de la temporalité des processus de prises de décision et le rejet de la cadence imposée par l’adversaire se traduit souvent en pratique par un parti-pris de remise en cause quasi systématique de toute initiative d’action large. Pour nous, partisans du rythme stratégique, il fallait réagir à temps quitte à hâter parfois les processus sans quoi ce monde en suspens n’existerait plus demain et il n’y aurait alors plus rien à expérimenter ni à débattre. Mais la consistance de l’expérience et l’ancrage victorieux de la zad tiennent aussi au fait d’agir, alors même que tout menace perpétuellement de s’effondrer, comme si l’on allait rester toujours. Pendant les années pré-abandon notre pari apparemment paradoxal consiste dès lors à tenter de concilier le temps long de la forêt, de la consolidation des liens et coutumes, des cultures ou des « constructions en dur » avec la permanence d’un certain sentiment d’urgence et la recherche de coups d’avance.
Composition
Il y a toujours eu des moments où les figures les moins lucides
de chaque tendance ont essayé de tirer la couverture à eux,
de faire croire que la résistance à l’opération César avait été essentiellement « pacifique » ou que l’enlisement du gouvernement tenait purement à la solidité des barricades. Il devrait être aujourd’hui évident que la possibilité et de la zad et de l’abandon du projet ont tenu à un déploiement de leviers complémentaires. Rien ne serait advenu sans un discours incisif qui rompe régulièrement avec le ronron militant, ni sans l’attention à pouvoir être néanmoins compris et soutenu largement. Rien sans travail d’info, contre-expertises et recours légaux mais rien non plus sans résistance physique directe. L’État a l’habitude de répondre à l’un ou l’autre de ces problèmes séparément, en jouant constamment de l’opposition de figures claires et séparées : « militant légitimes » bien encadrés et « ultra-violents » isolés. Il a eu beaucoup plus de mal à s’y prendre quand les un·es étaient visiblement aux côtés des autres et pire encore quand on ne savait plus toujours très bien qui était qui. Par un jeu toujours délicat au sein de la communauté de lutte, il a été possible, jusqu’à un certain point, de déjouer les réflexes de replis fétichistes de chacun sur ses formes d’action et de trouver une souplesse tactique adaptée aux divers types d’attaques [4].
Ce que ce mouvement a offert de plus précieux a été un dépassement en ce sens des identités politiques figées, des antagonismes systématiques et binaires qui définissent ce que devraient être, entre autre, les radicaux ou les citoyens, les formes d’actions offensives ou pacifiées. Ce que l’on a appelé la « composition » entre les différents groupes majeurs apparus au fil de la lutte — associations citoyennes avec l’ACIPA, paysan·es de la région regroupés dans le collectif COPAIN, habitant·es et paysan·es « historiques » de la zad, naturalistes en luttes, occupant·es et comités de soutien — a été le parti-pris de considérer la possibilité de se tenir ensemble comme notre plus grande force. Elle a opéré à travers une recherche de complémentarité, de bouleversement possible chez les uns et les autres et de goût de l’hétérogénéité. Emportés par l’élan que nous avait donné les complicités nées de l’opération César, il nous est apparu que, tant que l’État n’arriverait pas à créer une brèche dans ce jeu de composition, il aurait les plus grandes difficultés à reprendre la main et à nous mettre en défaite.
Le principal défaut de cette option à été de devoir surjouer l’unité du mouvement pour parer aux tentatives constantes de division auxquelles nous faisions face et de minimiser dans l’espace public un certain nombre d’antagonismes internes réels. D’autre part la pensée du mouvement en termes de grandes « composantes » a pu produire une impression faussée d’homogénéité au sein de chaque groupe, notamment en ce qui concerne les occupants. Tout ceci a contribué à un défaut de lisibilité depuis l’extérieur des tensions internes au mouvement, ce qui participera en retour à envenimer les conflits quand ils se feront plus visibles après l’abandon de l’aéroport. Enfin, la composition a parfois pu être brandie à contre-sens comme un argument de focalisation sur les seules formes de « sa composante », au nom d’une conception purement juxtaposée de la diversité des tactiques, éludant le nécessaire jeu d’articulation qui les liaient.
Même si l’on a pu régulièrement reprocher à juste titre aux associations de ne pas toujours être assez visiblement solidaires lors d’arrestations de certains opposant·es, le jeu de composition a globalement été un frein vis-à-vis de la répression. Au vu de l’intensité de l’affrontement, de l’illégalité assumée de nombreux gestes vis-à-vis des arrêtés préfectoraux et du code pénal, le niveau de judiciarisation qu’a pu s’autoriser l’État entre l’opération César et l’abandon a été finalement extrêmement réduit, surtout en comparaison à la répression des mouvements de lutte contemporains. On peut bien sûr le mettre au bénéfice d’une opacité permise par un certain contrôle du territoire et une culture relativement partagée de l’anonymat. Mais cela n’aurait pu nous protéger sans que nous nous appuyions fermement aussi sur des apparitions très visibles et assumées, ainsi que sur la légitimité publique offerte par un renouvellement incessant d’énoncés de soutien de provenances extrêmement hétérogènes.
Peuple et communauté de lutte
Nos champs d’action et notre imaginaire nous avaient si souvent constitués comme minoritaires et « autonomes » que pendant longtemps l’idée de se percevoir comme une lutte populaire nous était au mieux lointaine si ce n’est hostile. Le peuple était forcément le fruit d’un mythe républicain excluant, d’un populisme chauvin et démagogique.
Nous nous sommes moqués pendant des années de l’obsession des syndicalistes à « faire du nombre », et avons assumé la légitimité supérieure de petits groupes déterminés et éventuellement coordonnés. Jusqu’en 2012 les chiffres faramineux de manifestants réunis lors des mobilisations de nos camarades No TAV du Val Susa paraissaient une réalité certainement enviable mais de toute façon absolument improbable ici [5]. Et puis nous avons soudain découvert l’immense puissance symbolique et physique offerte par une telle masse de personnes réunies sur un morceau de territoire menacé. Le peuple enfin désirable qui nous est finalement apparu dans le bocage lors de l’opération César n’a pas surgi de nulle part. Il était le fruit du travail minutieux d’information et de mobilisation mené depuis plus de 10 ans par les associations. Il était le reflet du maillage social d’une région, de son histoire politique autant que d’un moment d’émotion populaire. Continuer à s’ouvrir à lui c’était aller à la rencontre de tous les pans de la population aptes à se relier à la défense du territoire, avec leurs champs de compétence, leur aura et leurs outils : employées de l’aéroport, syndicalistes de Vinci, charpentiers traditionnels, cartographes de la métropole nantaise, randonneuses, escaladeurs, intellectuelles, médecins, cinéastes, soudeuses, avocats... Autant de personnes souvent circonspectes a priori devant les tentatives communautaires marginales, mais avec qui la rencontre a pourtant été favorisée par tout ce qu’a déployé la zad et sa démonstration en actes qu’une autre vie, et notamment un autre rapport à l’activité, était possible et souhaitable. Ce d’autant plus que la zad surgit à un moment historique où le degré de diffusion du constat de la dégradation accélérée du monde engendre une quête aussi massive que désemparée de nouveaux points
de repères utopiques.
Le problème avec le caractère populaire d’une lutte est qu’une
fois consacré, il doit être régulièrement remis à jour par des mobilisations qui en font la démonstration. Avec l’effet piège qu’une fois passés certains seuils, toute mobilisation en forte baisse risque de prouver le contraire... Et l’obsession de « faire du nombre » nous guette à notre tour. Il s’engage alors une recherche de formes qui concilient la possibilité d’être très nombreux avec une capacité de blocage et de perturbation, alors même que depuis l’émeute du 22 février 2014 certaines composantes sont plus que frileuses à l’idée d’une nouvelle grande manifestation offensive en ville. De là est née l’idée d’étendre la zad sur la rocade de Nantes
ou sur la 4 voies voisine, en janvier et février 2016, avec l’ambition de tenir plusieurs heures, voire plusieurs jours. La réussite d’une journée de mobilisation ne tient jamais au seul chiffre de participation, mais bien à la façon dont elle engage chaque participant·e à être prêt à venir défendre la zone par un moyen ou un autre en cas d’opération policière. C’est ce qu’a cherché à exprimer le rituel des bâtons en octobre 2016, avec le serment fait par des milliers de personnes, en plantant sur la zad leurs cannes, leurs piquets ou leurs morceaux de bois sculptés, de venir les reprendre en cas de besoin : « Nous sommes là, nous serons là ».
Il n’y a pas de mouvement élargi si l’on néglige à une échelle plus resserrée l’aspect central de la communauté de lutte : les quelques centaines d’ami·es et voisin·es sur qui l’on peut compter dans la durée, qui sont là dans les moments de gloire et de creux, les coups durs et les bons coups, qui font preuve d’une solidarité quasi inconditionnelle et indéfectible. Ceux qui continuent à tenir des heures en assemblée même en plein hiver et à qui l’on peut se fier pour que le blocage de la région, annoncé en cas de démarrage des travaux, ne soit pas un vœu pieu. La communauté locale de lutte trouve son pendant au niveau national avec les comités
de soutien. Les plus actifs se relaient en 2013 pendant des mois dans le hameau reconstruit de la Chateigne, passent plusieurs fois par an pour bâtir de nouveaux hangars, cabanes ou donjons qu’ils se promettent de revenir défendre, participent aux cultures, s’équipent pour venir en quelques heures en cas d’attaque. Pendant 5 ans, les comités font aussi de la zad un terrain d’action dans leur propre localité, par des collages, réunions publiques, occupations de lieux de pouvoir, jardins, manifestations... et parfois par l’occupation d’un autre morceau de territoire contre un autre projet d’aménagement.
Passés proches
Le mouvement n’a cessé d’invoquer les histoires locales qui l’avaient précédé. De l’usage commun des landes bretonnes à l’abandon des projets de centrale nucléaires de Plogoff ou du Carnet dans les années 80 et 90, du ravitaillement de la proto-commune insurrectionnelle de Nantes en 1968 aux occupations de fermes par les paysans-travailleurs dans les années qui ont suivi, nous avons eu le privilège de pouvoir puiser dans un passé bouillonnant et de nous y donner des points de références qui ne soient pas que de belles défaites. Une victoire était possible puisque d’autres nous venaient du passé. Nous pouvions nous permettre d’être ambitieux puisque d’autre l’avaient apparemment été. D’autres ou pas d’ailleurs, puisque quelques-uns des plus anciens du mouvement anti-aéroport se sont fait les passeurs directs de certaines de ces histoires. Michel Tarin, par exemple, était l’une des figures de l’ACIPA et l’un des participants à la grève de la faim pendant la campagne présidentielle en 2012. C’était aussi, en 1968, un paysan qui a prolongé la rencontre avec le monde étudiant et ouvrier après mai depuis sa ferme proche de la zad, et un des marcheurs, bâton en main, du Larzac à Paris en 1978. Les bâtons de la zad, en 2016, sont aussi une manière de lui rendre hommage, un an après sa disparition suite à une longue maladie.
De son côté le mouvement a gagné en consistance parce qu’il s’est retrouvé conté et chanté à son tour. Cela n’est pas tant affaire d’analyses claires et de revendications justes que d’histoires sensibles : de convois de tracteurs qui émergent d’un chemin pour former une ronde protectrice autour d’une maison menacée, de fugueuses à la recherche du nouveau monde, de triton géant dans les rues de Nantes, de banquets homériques, de risques partagés et de montagnes de chaussettes sèches acheminées à travers la boue et les barrages policiers.
Tenir le terrain et la bataille médiatique
Dès l’opération César, l’État n’arrive plus vraiment à encoder le récit et à mettre tout le monde dans les bonnes cases. Et il sait depuis lors qu’il ne peut espérer de nouveau maîtriser le terrain sans maîtriser le récit, au moins dans les médias de masse. L’en empêcher est le fruit d’un duel sans cesse renouvelé. Une lutte qui chatouille à ce point le cœur du pouvoir ne peut que prendre extrêmement au sérieux la question du champ de bataille médiatique et mettre en travail sa présence sur ce plan-là. À de nombreuses reprises au cours des cinq ans qui séparent César de l’abandon de l’aéroport, Notre-dame-des-Landes est le sujet numéro un des médias nationaux. Certains correspondants locaux viennent chaque semaine sur la zone. La zad et le scénario à suspense de son hypothétique expulsion sont les sujets permanents de reportages et de manchettes polémiques dans les médias régionaux. La représentation médiatique se fait parfois le relais des descriptions les plus caricaturales et hostiles, mais bien souvent aussi de la vision de journalistes séduits par ce qu’ils trouvent dans le bocage, par la singularité de la résistance. Par son effet de nouveauté, aussi : nous nous sommes plusieurs fois fait la remarque que dans certains grands médias, la zad bénéficiait d’un traitement plus favorable qu’une grève syndicale jugée « démodée »...
Au prix d’une capacité de réaction rapide dans le temps médiatique, qui ne va pas sans nécessiter une certaine forme de délégation, la parole de la zad est attendue et devient crédible. Arrivé à un certain point, les communiqués de ceux qui sont désignés par ailleurs comme des « zadistes ultra-violent » pourront apparaître directement dans les dépêches en réponse à toute nouvelle tentative de communication d’un premier ministre ou d’un président de région.
Circulations
Une des manières les plus évidemment captivante d’appréhender la spécificité de la « zone de non-droit » passe par son caractère d’espace bien délimité. Un fief retranché qui se marque alors visiblement dans le paysage, avec ses tours de guets et ses barricades, sa sécession démonstrative avec l’État. Mais la force de cette représentation d’un hors du monde est aussi un piège qui ne cesse de se refermer sur la zone et dans lequel ses ennemis essaient de la confiner pour mieux l’assécher, en dressant le portrait le plus angoissant et hermétique possible de cette portion de territoire et de ses « miradors » — certains médias vont jusqu’à oser l’expression de « Califat zadiste ». Il s’avère alors tout aussi essentiel de maintenir une circulation la plus dense possible entre la zone et le monde qui l’entoure pour la garder vivante et ne pas la couper de ses soutiens.
Cela a constitué un défi constant au sein même du mouvement d’occupation, sclérosé par la force du mythe d’un « hors du monde » qui s’était construit avec et malgré lui, et rongé par le folklore arrogant d’un certain zadisme, avec son penchant immodéré pour l’entre-soi. Sans un va-et-vient permanent avec d’autres luttes et espaces sociaux, on sombre rapidement dans les travers du ghetto alternatif. Avec une réduction délirante de la focale, la passion critique nombriliste s’y déploie alors de manière privilégiée vis-à-vis de ses plus proches voisin·es et camarades de lutte, sur lesquels certaines personnes du mouvement d’occupation se mettent à projeter une réincarnation de l’État ou du grand Capital qu’elles ne se donnent souvent plus la peine d’aller combattre ailleurs. La mise en culture d’un jardin vivrier de quelques centaines de mètres carrés devient synonyme d’agriculture industrielle et la construction d’une grande cabane collective ou d’une éolienne la marque de la bourgeoisie. Depuis cette tendance autarcique, on ne cesse pourtant d’attendre des dons et des marques de soutien de « l’extérieur » tout en percevant comme des touristes à qui l’on réserve des regards défiants ceux qui viennent ici en solidarité sans revêtir le bon costume « zadiste », quand bien même ils n’habiteraient qu’à quelques kilomètres. Le projet de membres de comités de soutien proches de réhabiliter quelques sentiers de randonnées pour reconnecter le voisinage au bocage et le partager plus largement n’est alors plus envisagé par une partie des nouveaux venus que comme une menace d’envahissement.
L’exemple de certaines tentatives malheureuses de reproduire des zads ailleurs suffit pourtant à démontrer qu’une lutte territoriale rejetée par ceux qui sont les plus proches de ce territoire est vouée à périr. Après 2012, les voisin·es directs de la zad de Notre-Dame-des-Landes, très majoritairement opposés à l’aéroport, sont néanmoins souvent éprouvés par les troubles réguliers et le sentiment d’étrangeté, par les larcins et accrochages avec les « zadistes », montés en épingle au bar du village ou dans la presse locale. Et beaucoup restent circonspects quand ils mettent en regard les prétentions écologiques affichées et les tas de déchets qui s’amoncellent régulièrement sur les bords de routes. Certains vont heureusement au-delà et s’attardent aussi sur les réalisations collectives fantasmagoriques qui enchantent le regard et trouvent des occasions de rencontres... De nombreux membres des associations et comités proches mettent en avant autour d’eux la richesse de ce que leur apporte les relations avec une diversité d’occupant·es, leur participation à l’expérience de la zad, aux chantiers, jardins, fêtes et actions, et contribuent à maintenir l’équilibre.
La menace de l’implosion
Juste après la victoire de l’automne 2012 et l’arrivée successive de nouvelles vagues d’habitant·es, la montée en puissance des tensions menace de faire imploser la zone. On se souvient du début de l’année 2013 comme du « printemps des embrouilles ». Certaines routes et chemins continuent à être complètement bloquées au grand dam des voisin·es et agriculteur·es alors que l’État a retiré les checks-points policiers et que la médiation offre un répit de quelques mois avant toute nouvelle tentative d’expulsion. Certains occupant·es empêchent aussi les paysan·es résistants de revenir cultiver leurs champs, par opposition de principe à toute forme d’agriculture conventionnelle utilisant des pesticides, voire d’agriculture motorisée ou même d’agriculture tout court. Les paysan·es qui nous ont ouvert leur portes pendant les attaques craignent alors d’être privés d’une de leur forme essentielle de lutte et même de la possibilité de maintenir leur ferme par certains de leurs supposés soutiens plutôt que par Vinci. Même des occupant·es qui œuvrent à redistribuer librement leurs productions aux autres habitant·es de la zad se voient régulièrement conspués par une partie de ceux qui ne se privent pourtant pas d’en bénéficier. Les sabotages de clôtures et les chiens errants qui attaquent les troupeaux (entre autres) n’arrangent rien à l’ambiance. Des solidarités tenaces et projets communs se nouent malgré tout avec une bonne bande d’agriculteur·es voisins et donnent de la consistance au déploiement d’un paysannerie collective hors-norme sur le territoire. Une ligne de tension se creuse dès lors à cet égard entre une tendance à vouloir surtout s’organiser entre « occupant·es » et une volonté de ne pas se reposer essentiellement sur cette communauté présumée en portant la nécessité de trouver aussi d’autres forces et complices.
Au sein de la zad à ce moment là, la situation est électrique : les espaces sur lesquels reposait l’organisation du mouvement d’occupation jusqu’ici sont débordées et des violences surviennent sans que l’on sache toujours y répondre. L’irruption de petits caïds, de pratiques de deal ou le morcellement individualiste menacent parfois de prendre le pas sur la constitution de nouvelles structures collectives de concertation ou de partage des ressources.
L’État prépare alors son retour, espérant vite prouver que son absence ne peut que générer à court terme un chaos invivable. Le contredire sur ce point est une épreuve de fond d’autant que les habitant·es historiques et les occupant·es dans leur absolue diversité ne bénéficient en aucun cas d’un ensemble de référents culturels et éthiques communs qui permettraient à court terme d’établir des cadres partagés. La référence fréquente au Chiapas zapatiste ne parvient pas à combler le manque d’expérience proche de territoire sans pouvoir d’État : nous ne disposons d’aucune communauté indigène pré-existante sur laquelle nous appuyer.
Il y a tout de même de multiples tentatives de se donner des « limites » et de se doter de structures de prises en charges des conflits. De 2015 à début 2018, le « cycle des 12 » est chargé de mettre en œuvre des médiations. Il s’agit d’un groupe de 12 personnes tirées au sort sur une liste assez large de volontaires et parmi les différents lieux de la zad, avec une participation tournante. Mais le manque de référents communs à même de poser un cadre engageant ou de participation de certains aux espaces d’organisation collective ne facilite ni le fonctionnement ni la légitimité de ce genre d’outil formel. Par ailleurs, la crainte que les formes autonomes de résolution des conflits dérapent vers l’institution d’organes répressifs a contribué à fréquemment paralyser les réactions très collectives, même à l’encontre d’abus manifestes et de mise en danger d’autres habitant·es... C’est donc principalement par des initiatives de groupe à groupe ou de personnes à personne et par capillarité qu’une partie des occupant·es s’est attaché à construire et maintenir des liens entre toutes celles et ceux qui avaient un usage du territoire, de l’ermite dans sa cabane en forêt au paysan conventionnel en lutte. Cela prend une énergie énorme, et cette préoccupation n’a pas été partagée par l’ensemble des habitant·es de la zone, loin s’en faut.
À plusieurs reprises dans l’histoire de la zad depuis le « printemps des embrouilles », la menace d’une implosion, peut-être autant que celle d’une expulsion, a failli coûter la possibilité de tenir jusqu’à l’abandon de l’aéroport, faute de trouver à chaque fois des façons praticables de s’émanciper du contrôle hégémonique de l’État et les justes distances à établir entre les positions divergentes. C’est encore cet échec relatif à construire des cadres communs qui, immédiatement après l’abandon, a rendu difficile d’emporter la victoire sur la victoire.
II : Ne pas perdre la victoire
La lutte contre l’aéroport a duré 40 ans ; une bonne part des opposant·es y ont consacré une dizaine d’années de leur vie ; l’euphorie de la victoire n’aura pas duré plus de quelques heures, après l’annonce de l’abandon du projet par le premier ministre le 17 janvier 2018. La zad se réveille le 18 au matin avec sur le dos une charge plus périlleuse que celle d’un escadron de gendarmes mobiles. Il s’agit, désormais, de ne pas perdre la victoire.
Non seulement nous manquons de pratique directe en la matière, mais la grande majorité des expériences historiques sont formelles : écrasement ou trahison, et si peu d’espace entre les deux. Habitués des causes perdues, on mesure mal ce qu’il y a de proprement déboussolant à se retrouver subitement projetés hors de la sphère de « l’histoire des vaincus ». Cette inversion des pôles magnético-politiques, le « mouvement » avait pourtant cherché à l’anticiper. Dès 2014 des assemblées ouvertes aboutissent à la lente élaboration des fameux « 6 points pour l’avenir de la zad » [6] qui visent à se donner des bases pour demeurer unis après l’abandon du projet. Il s’agit de mettre en travail un commun basé sur le partage à long terme d’un territoire, et plus seulement sur la lutte contre un aéroport. En 2017 le processus de l’assemblée des usages avait été lancé pour mettre plus concrètement en travail les différentes hypothèses de maintien à long terme de l’expérience collective née dans le bocage (y compris dans les champs de tension, d’adaptation ou d’inventions possibles vis-à-vis des cadres légaux). Dans les semaines qui ont précédé l’abandon, la nécessité tactique d’une négociation avec l’ennemi pour garantir au mieux la possibilité pour tous de rester sur la zone avait été actée en assemblée à la quasi-unanimité.
Mais ce 18 janvier 2018, lors de l’AG extraordinaire qui se tient sous le hangar de la Wardine au centre de la zone, rien de tout ça n’a réussi à remplacer le serment tacite qui avait bon gré mal gré tenu le « mouvement » ensemble jusqu’ici. « Il n’y aura pas d’aéroport » : depuis que cette phrase a été prononcé par un premier ministre, ce n’est plus une promesse de lutter ensemble, mais un simple état de fait. Et ce même premier ministre espère justement que ce coûteux abandon lui assure au moins le désistement d’une large partie de celles et ceux qui ont soutenu la zad pendant des années, afin de pouvoir enfin y procéder à des expulsions totales ou partielles et raconter qu’il aura mis fin à l’affront de la « zone de non-droit ».
C’est l’épineuse question de la D281, dite « route des chicanes », qui révèle l’éclatement du « mouvement ». Le dégagement de cette voie, qui traverse la zone en son centre et qui est depuis 2012 constellée de semi-barricades de bric et de broc, est la seule condition posée par Édouard Philippe lors de l’annonce de l’abandon pour éviter une intervention policière immédiate. Ceux des squatteur·e·s qui en occupent les abords sont pour la plupart peu impliqués dans les processus décisionnels du mouvement et ont peu de liens avec ses autres composantes ; autres composantes parmi lesquelles paysan·e·s et habitant·e·s des bourgs voisins demandent depuis longtemps le retour de la route à un état circulant. Aucun compromis ne se dégage des assemblées, la majorité se range derrière le choix de dégager la route « en interne » pour éviter de fournir une justification à une opération policière. Et elle impose ce choix, au besoin physiquement, à la minorité, en partant du principe que c’est au mouvement de gérer ses conflits et qu’il serait profondément fragilisant à ce stade d’en laisser le soin à l’État. Vu de l’extérieur, cela marque la fin officielle du « mouvement » comme entité unitaire capable de se donner des directions communes à travers ses processus assembléaires, en tout cas à l’échelle de l’ensemble des opposant·es à l’ex-aéroport.
La discorde est alors d’ordre stratégique, et prolonge les divergences d’interprétation de la victoire contre César : contre l’argument fantaisiste qui fait des chicanes le meilleur outil de défense de la zone contre les blindés de la gendarmerie, les partisans du dégagement de la route répondent que la capacité de résistance sur le terrain dépend largement de l’appui politique. Il n’y pas de barricades efficaces sans le large soutien de la population locale et ceci exige de savoir les lever hors des moments d’offensive policière tout en restant prêts à les remettre et à les défendre ensemble à temps.
Mais les conflits d’usages autour de la route minaient depuis longtemps déjà le quotidien du mouvement, exacerbés par l’agressivité de certains barricadier·es et la réapparition régulière d’obstacles au passage des véhicules agricoles (même dans les moments où aucune intervention policière ne menace), ou encore l’implantation de lieux de deal avec leur lot de pratiques délétères. S’ils sont restés irrésolus malgré les multiples tentatives de médiation, c’est sans doute parce qu’ils étaient emblématiques de profondes différences de vision du monde et de désaccords sur ce qui constitue l’assise réelle d’un territoire en lutte. On peut donc faire l’hypothèse que si ces tentatives de médiations avaient trouvé une issue positive à l’endroit de la D281, c’est depuis un autre point d’achoppement que se seraient manifestées les tensions qui ont déchiré la zad dans les mois qui ont suivi. Les questions ouvertes par la victoire et son assomption n’ont en effet rien de contingent. Elles relèvent, entre autres, d’un problème éminemment politique : comment durer ?
Mais avant d’aborder cette question, il peut être utile de rapporter ce qui nous semble avoir été les différents types de réaction devant la victoire au sein du mouvement anti-aéroport.
Une petite minorité, notable surtout par la présence en son sein de quelques figures importantes de la lutte, a choisi de ne pas rester fidèle à ce qui a permis la victoire. C’est elle qui sera à la manœuvre pour l’auto-sabordage de l’ACIPA : quelques-uns de ses dirigeant·es ont obtenu, à grand renfort de votes par procuration, la dissolution de l’association d’opposants historiques alors même qu’une bonne partie de ses membres actifs souhaitaient continuer (ce qu’ils feront en créant une nouvelle association nommée Poursuivre ensemble, qui devra reconstruire réseau et capacité logistique). Si l’épuisement et la nécessité de prendre du recul sont compréhensibles, le reniement des engagements par des personnes qui ont porté les « 6 points » l’est beaucoup moins, et il est même difficilement pardonnable de n’avoir su lâcher la lutte qu’en tentant de la faire disparaître…
Une seconde fraction bien plus conséquente numériquement n’a pas voulu assumer la victoire. Pour une part non négligeable des occupant·e·s ou des comités de soutien, ainsi que pour de nombreux commentateurs sympathisants, gagner, c’est basculer du côté obscur. Pour demeurer dans le « parti des perdants » (sic), il convient donc de contribuer à aiguiser les conflits internes jusqu’à s’assurer de pouvoir en détacher une fraction défaite et un bloc doublement vainqueur (contre l’aéroport et contre la minorité zadiste). Les occupant·es voisins de la D281 sont alors tout indiqués pour incarner, parfois malgré eux, la pureté trahie sur le dos de laquelle s’est conclue la victoire. Le plus tristement cocasse dans la trop célèbre fable de la binarité « occupant·es intègres et radicaux » contre « traîtres à la lutte prêts à se vendre pour leur légalisation », c’est qu’elle vient en tout point valider le storytelling gouvernemental qui prépare l’opinion à une intervention « chirurgicale » contre « une poignée d’irréductibles », faute d’avoir a priori le rapport de force pour expulser tout le monde...
Il convient également, pour les partisans de la « défaite », de nier que l’abandon du projet soit une réelle victoire... C’est qu’on avait bien dit « et-son-monde » ! Ce supplément d’âme politique peut invoquer la défaite totale et simultanée du capitalisme, de l’État, du racisme et du patriarcat, en-deçà de quoi rien n’est jamais gagné. Il a pu aussi se traduire, par un étrange « jusqu’au-boutisme » négociateur, par la revendication de zones 30 km/h et de crapauducs sur et sous la route des chicanes… Qu’importe, l’essentiel est qu’on puisse affirmer que l’on N’A PAS gagné à Notre-Dame-des-Landes. Il serait certainement profitable pour l’intelligence des luttes à venir de tracer une généalogie de cet étrange syndrome du mauvais-gagnant, mais ce n’est pas l’objet de ce texte…
Poursuivons donc notre typologie par l’attitude du reste des personnes impliquées dans le mouvement, qui se sont confrontées, avec plus ou moins de circonspection ou de naïveté, aux implications de la victoire. Une des difficultés tient alors à ce que celle-ci menace de fuir par les deux bouts, existentiel et politique.
D’un côté, l’attachement au territoire, à ses camarades de luttes et aux dynamiques collectives fait que pour beaucoup il n’était pas question de se satisfaire « d’avoir gagné ici et d’aller maintenant lutter ailleurs » ni de s’isoler dans la seule perspective d’une bataille désespérée contre un dixième des forces françaises de maintien de l’ordre [7]. Rester implique forcément d’atteindre un point d’équilibre stable dans le rapport de force avec les autorités, négocié plus ou moins explicitement. S’il est besoin de le préciser, cette négociation, comme toute bonne négociation au reste, n’a jamais été considérée comme se substituant à la lutte. Il aura fallu batailler fermement en dehors des bureaux de la Préfecture pour imposer que l’avenir de la zone ne se joue pas dans le « comité de pilotage » mis en place par l’État après l’abandon, dont sont exclues la plupart des composantes du mouvement et en particulier la composante « mouvement d’occupation », que les autorités ont toujours désignée comme ennemi intérieur. Tout l’enjeu est également de défendre les revendications issues des « 6 points » – notamment la prise en charge collective des terres de la zad – contre l’ambition des services de l’État d’individualiser chacune des régularisations d’occupation. C’est tout cela qui se joue lors de la première phase d’expulsion début avril, qui fait office d’actualisation du rapport de force : les écarts d’exigences entre le gouvernement et le mouvement ont laissé les premières tentatives de négociations post-abandon dans l’impasse. Dans ce contexte, les sabotages renouvelés de la route D281 en cours de réfection sont utilisés par le gouvernement pour légitimer l’opération policière. En outre, le sentiment qu’une partie des occupant·es s’enferme dans une logique sans issue fait chuter en quelques semaines une bonne partie du soutien local en cas d’expulsions partielles. L’État exhibe alors sa puissance de frappe et détruit en trois jours environ un tiers des cabanes de la zone jusqu’à étendre les expulsions au-delà du périmètre annoncé [8]. Mais sur le terrain la résistance se fait alors plus forte que prévue et la situation est extrêmement tendue, tandis que le soutien actif menace de se répandre au niveau national [9]. Le quatrième jour, le gouvernement annonce la suspension de l’opération et fait une offre de régularisation élargie et facilitée (sous forme d’une fiche individuelle et déclarative d’installation agricole) assortie d’un ultimatum. En réaction, le principe des fiches individuelles est alors détourné pour qu’elles puissent servir de couverture aux divers collectifs et lieux de vie et soient imbriquées de telle façon qu’elles doivent être acceptées en bloc. Il s’agit d’y inclure aussi les activités extra-agricoles dont la feuille de route gouvernementale a annoncé qu’elles devaient disparaître. Cette stratégie est validée par la plupart des lieux de vie encore debout. Un dossier commun se constitue alors en quelques jours dans une effervescence fébrile. Une seconde phase d’expulsion aura lieu au mois de mai, visant exclusivement les lieux qui ont choisi de ne pas être couverts par un des projets de convention. Malgré les divergences stratégiques, ceux et celles qui ont fait le pari de la négociation ont tout de même été bien présents sur le terrain pour tenter de ne pas laisser la dizaine de lieux ciblés se faire détruire sans résistance, même si on ne peut que constater que la seule confrontation directe n’était pas (et ne pouvait pas être) à la hauteur pour espérer faire barrage à cette nouvelle opération policière.
D’un autre côté, ne pas perdre la victoire c’est la défendre face aux inévitables réécritures qui chercheront à la vider de sa substance politique fondamentale : avoir été une victoire de la lutte, et non d’une soi-disant prise de conscience tardive du nouveau gouvernement de l’utilité discutable du projet. Mais on mesure bien alors la tension qui naît entre ces deux nécessités : défendre l’importance du rapport de force au moment même où on cherche à le figer provisoirement par un accord de fin de conflit sur certains points et notamment sur le plan militaire.
Si ce qu’il reste du « mouvement » après l’éprouvante année 2018 est toujours en train de chercher des façons de répondre à cette double exigence, il faut souligner pour finir qu’en prenant un peu de recul, la portée politique de la victoire est relativement acquise. Dans les manifestations syndicales du printemps 2018, on trouvera de nombreuses références à la zad sur les pancartes des postier·es ou les blouses des infirmièr·es (« zad de la santé », « service public à défendre »), comme un symbole de combativité et de la possibilité de gagner. Et il ne manquera même pas d’observateurs autorisés pour établir, peut-être un peu hardiment, une filiation directe entre la victoire de la lutte anti-aéroport et l’irruption des gilets jaunes quelques mois plus tard. Ainsi de Bruno Retailleau, sénateur républicain, ancien président de la région Pays-de-Loire et l’un des meilleurs ennemis de la zad :
« C’est à Notre-Dame-des-Landes qu’est née cette autorisation de casser, et le fait implicite qu’en France on pouvait obtenir gain de cause par la violence. […] Voir les Champs-Elysées saccagés, les commerces pillés, les voitures de policiers et de gendarmes attaquées... c’est Notre-Dame-des-Landes sur les Champs-Elysées. »
Zone d’autonomie définitive ?
Nous ne cherchons pas à vendre la TAZ comme une fin exclusive en soi, qui remplacerait toutes les autres formes d’organisation, de tactiques et d’objectifs. Nous la recommandons parce qu’elle peut apporter une amélioration propre au soulèvement, sans nécessairement mener à la violence et au martyre. La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre l’État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout, avant que l’État ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l’espace.
Dès que la TAZ est nommée (représentée, médiatisée), elle doit disparaître, elle va disparaître, laissant derrière elle une coquille vide, pour resurgir ailleurs, à nouveau invisible puisqu’indéfinissable dans les termes du Spectacle.
Hakim Bey, TAZ
Quand il en forge le concept au début de la décennie 90, Hakim Bey, en bon post-situationniste, puise certainement dans l’art du détournement le nom de sa Zone Autonome Temporaire (TAZ selon l’acronyme anglais). Mais si l’expression évoque immanquablement le vocabulaire technique et froid de l’aménagement du territoire de ces années-là, l’auteur américain ne pouvait pas se douter que la TAZ trouverait au tournant des années 2010 une traduction française si parfaite avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
Il y a d’abord le fait que la Zone d’Aménagement Différé, décrétée en 1974 en prévision de la construction d’un aéroport, relève elle aussi d’une certaine suspension temporelle, avec son bocage anachronique paradoxalement sauvé des effets néfastes du remembrement par un projet qui y a bloqué pendant 40 ans tout autre manifestation du Progrès. Et puis le mouvement d’occupation s’est engouffré et a consolidé la brèche, suspendant cette fois le pouvoir séculier. Tous les attributs de la TAZ sont alors réunis sur quelques kilomètres carrés : les multiples et parfois médiatiques fugues adolescentes, les carcasses de voitures en fleur sur la D281, les fêtes libres, les cabanes à la Huckleberry Finn, les éclopés, l’étrange rythmique entre paresse et frénésie, les petits voyous, etc., etc. L’imaginaire pirate fonctionne à plein, au point même que certains se sont parfois enhardis jusqu’à arraisonner un camion de marchandises échoué parmi les chicanes ou à rançonner quelques automobilistes...
Entre le premier squat en 2007 et l’abandon du projet début 2018, il a flotté sur la zad un sentiment d’ouverture maximale des possibles. Des milliers de personnes ont pu ressentir ce fameux « ouf » au passage de la frontière invisible des Ardillères, comme le soulagement de tout ce qui à l’extérieur pèse sur les corps et les esprits.
Le mythe de la TAZ a magnifié la zone à défendre ; il l’a même d’une certaine façon rendu possible, en contribuant à en façonner une compréhension partagée par son inscription dans une longue et glorieuse histoire. Si la zad a été belle, bouleversante, inspirante, c’est qu’elle a réussi à incarner de manière si éclatante cette idée de la liberté comme situation absolument ouverte, comme espace-temps où tout est possible. Mais, de manière aussi cruelle que cruciale dans la théorie de la TAZ, cette liberté a un prix : son caractère éphémère.
Car 10 ans, c’est trop long pour une TAZ. Celles qui illustrent le petit ouvrage d’Hakim Bey (la République de Fiume ou les colonies du « Nouveau » Monde par exemple) tiennent rarement plus de quelques saisons. Le choix de négocier avec l’ennemi plutôt que de « laisser derrière elle une coquille vide » a certes officiellement marqué la fin de zad comme TAZ début 2018. Mais il faut bien avoir en tête que la puissance hybride qui a défendu et fait vivre le bocage ne s’est pas accordée avec le modèle pour ce qui est de la nécessité de disparition – ni d’ailleurs en ce qui concerne l’impossible médiatisation – et ce bien avant les premières entrevues avec la Préfecture. La nouvelle déclinaison de l’acronyme ZAD en « Zone d’Autonomie Définitive », lancée comme une bravade après la mise en échec de l’opération César, le dit clairement : la zad assume de se donner un nom (et même plusieurs) et refuse obstinément de disparaître.
Car, on l’a vu, la force de la lutte anti-aéroport ce n’est pas seulement sa magie un peu utopique, c’est aussi d’avoir su être fidèle à sa promesse initiale : ne pas lâcher tant que le projet n’est pas abandonné. Et cela requiert autre chose que l’évanescence et le nomadisme... Ce qui ne va pas sans créer quelques décalages avec les nouveaux arrivant·es qui sont venus chercher à Notre-Dame-des-Landes la possibilité d’un espace qu’on pourrait qualifier d’intemporel (bien que probablement voué à une apocalypse finale). Mais loin de s’opposer systématiquement, c’est bien la rencontre de ces deux aspects, la TAZ et la lutte enracinée, qui a fait la zad. Ce n’est donc pas un paradoxe si la résistance acharnée de 2012, pourtant si contraire au précepte d’évitement de l’affrontement avec l’État, a permis à l’utopie [10] pirate de proliférer.
La tension vertueuse entre ces deux pôles est chamboulée avec l’abandon de l’aéroport. Ce dernier marque l’aboutissement d’un processus à l’œuvre depuis longtemps : l’occupation du bocage est passé d’un simple moyen à l’objet même de la lutte. C’est comme si la TAZ, maintenue grâce à la symbiose avec la lutte territoriale, subissait désormais un vieillissement fulgurant. Si peu de temps après le joyeux enterrement de l’aéroport, il a fallu se confronter à la disparition douloureuse de la zone utopique [11].
Le deuil aura été d’autant plus difficile qu’il avait été peu anticipé. Dans les discours qui ont accompagné le processus de préparation de l’avenir après l’aéroport, il est toujours question de survie de la zad, mais très peu de ce qui s’en perdra. Il aura ainsi fallu plusieurs mois de déchirements internes et deux opérations d’expulsions qui consacrent la suprématie militaire des troupes de la Gendarmerie Nationale pour que des prises de parole émanant du mouvement finissent par accorder que quelque chose de la zad est bien mort en ce début d’année 2018. On pourra à ce propos se référer à deux textes parus à l’été suivant, aux titres étonnamment proches quoi que rédigés depuis des points de vue relativement différents : La zad est morte, vive la zad ! [12] et La fin de la zad, le début de quoi ? [13]. Le début de quoi ? D’autres textes [14] et de multiples initiatives font exister un avenir désirable pour la zad post-abandon. Citons entre autres : la bataille contre l’accaparement des terres par l’agriculture industrielle, les habitats auto-construits qui s’affranchissent des normes urbanistiques, l’invention de formes de propriété collective au service des communs, la prise en charge d’un territoire par des assemblées regroupant ses habitant·es et ses usager·es, l’expérimentation sur le long terme de modes de production coopérative dépris au maximum des logiques marchandes, un espace d’accueil pour des réseaux de résistances des quatre coins du monde, etc., etc.
À l’été 2019, et tout porte à croire que c’est bien parti pour continuer, ce qui perdure de la zad regroupe une densité d’expériences collectives rurales assez exceptionnelle dans cette partie du monde. Plus de 300 ha mis en culture (d’ores et déjà plus qu’avant l’abandon) avec des projets de maraîchage, céréales, élevages, vergers, foresterie ; une quarantaine de lieux de vie avec leurs espaces d’ateliers, de création, de formations, de fêtes... Des solides attaches dans le territoire, et la volonté de continuer à se battre. Pour de nombreux groupes encore présents sur la zad, le choix de rester reposait d’ailleurs considérablement sur la possibilité de prolonger l’existence d’une base matérielle et politique à même de ravitailler et renforcer des luttes dans la région et au-delà : des rond-points nazairiens aux squats de migrant·es, de l’agitation des rues nantaises à la jeunesse des grèves climatiques.
Si le choc produit par la fin de la zad-taz a pris de court le mouvement, ce qui de la zad pouvait durer, ou plutôt ce qui était et est toujours en devenir, a dès 2015 fait l’objet d’intenses discussions à l’échelle de l’ensemble des composantes. C’est à ce moment-là qu’à côté de l’objectif de l’abandon du projet d’aéroport s’est ajoutée la défense de l’avenir de la zad. Avenir que beaucoup ont défendu comme autre chose qu’un simple statu-quo – de toute façon impossible à maintenir sur du long terme – ou qu’une simple réintégration dans les logiques de l’aménagement territorial (sous la forme d’exploitations agricoles classiques ou de réserve naturelle). Ce processus d’élaboration d’un futur désirable en prise immédiate avec une réalité concrète est assez inédit. Il a autorisé l’esquisse d’horizons depuis d’autres imaginaires que ceux des mouvements révolutionnaires défaits, ou que ceux promus par l’utopie capitaliste dominante.
Une des tentatives de donner un contour et un contenu à ces horizons a mobilisé l’idée de la commune, comme un début de réponse à ce déficit de projections [(Des rencontres sur ce thème ont notamment été organisées en juin 2016, pour croiser des expériences aussi variées que la brève tentative de Commune insurgée à Nantes en 1968, l’Aragon autogestionnaire de 1936, la pratique des communaux dans les landes de Bretagne à travers les âges ou diverses tentatives actuelles de fonctionnement collectif à l’échelle de quelques dizaines de personnes.]]. Ce qui fait la puissance de cet énoncé, c’est qu’il en appelle à la fois au temps long et cyclique du fonctionnement communal médiéval et à celui, fulgurant et historique, des Communes insurrectionnelles. Cette puissance est aussi une ambiguïté : l’imaginaire de la Commune de Paris, par exemple, est mobilisé autant comme tentative de doter un mouvement révolutionnaire d’une certaine forme d’institution que comme paradigme romantique du soulèvement qui ne peut que finir écrasé dans le sang. À ce titre, le succès jamais démenti de la Semaine sanglante (la chanson) ne laisse pas d’interroger : outre la versification efficace du parolier Jean-Baptiste Clément, ce qui assure d’être suivi par un chœur enthousiaste à quiconque commencera, en compagnie militante, à entonner « Sauf des mouchards et des gendarmes... » tient peut-être principalement à la jouissance secrète que produit la narration des sévices subis par les Communard·es comme preuve ultime de leur appartenance au camp des justes. Il y a certes bien le « Et gaaaare à la revaaanche ! » du refrain, qui renvoie, dans la plus pure tradition téléologique, la lutte finale à un futur aussi certain que temporellement indéterminé. Mais qui y croit encore réellement aujourd’hui, au-delà d’une certaine nostalgie du temps où la révolution était promise ?
La Commune moins la Semaine sanglante, ce pourrait être un des noms de l’idéal que cherche à défendre cette part de la zad qui n’a pas voulu disparaître. Un idéal dont les ébauches concrètes sont ce que nous avons de plus solide à disposition pour nourrir les imaginaires de l’après (-capitalisme/-civilisation occidentale/…), malgré leurs évidentes limites en terme d’amplitude. Il est d’ailleurs peut-être plus juste aujourd’hui depuis la zad de se contenter de parler de la notion de « communs », qu’on pourrait définir comme mise en pratique partielle de ce que peut une Commune.
C’est depuis cette intuition qu’à l’automne 2018 la philosophe Isabelle Stengers a été invitée à la bibliothèque de la zad pour échanger quelques réflexions autour de cette idée, ou plus exactement de celle de « pratique des communs » (en langue anglaise, il faudrait dire « commoning ») [15]. Non sans une certaine forme de provocation, alors que le deuil de la zad-taz était encore sensible, cette dernière est venue énoncer une vérité particulièrement blessante : la condition de la possibilité de commoning, c’est tout sauf « chacun fait ce qu’il veut ». Car le fonctionnement en commun(e) engage ; il est incompatible avec toute forme de libéralisme (étant entendu que le libéralisme tel qu’il se pratique ne professe de toute façon le libre-arbitre que pour mieux masquer ses dispositifs de gouvernement). Il ne peut exister sans certaines obligations – voir l’exemple du tequio zapatiste, ces sessions de travail collectif auxquelles chaque membre des communautés chiapanèques doit se soumettre. Parmi le champ de potentiels innombrables d’une situation absolument ouverte, il assume d’en actualiser certains, et d’autres non. L’installation dans des espaces encore inhabités de la zad, par exemple, était censée faire l’objet de prise de décision collective, en fonction des impératifs agricoles et écologiques, déjà plusieurs mois avant l’abandon de l’aéroport. Le fonctionnement en commun(e) est le contre-pied de la définition de la liberté comme déploiement maximal des possibles, toujours tributaire d’une certaine suspension temporelle. Ce qui doit le prémunir contre l’autoritarisme et le dirigisme est, entre autres, l’attention à ce que les formes qu’il se donne aient justement la capacité de se laisser affecter par le temps et l’expérience – par les éventuelles tensions internes, aussi.
Dans l’ouvrage d’Hakim Bey, la répression et ses gyrophares laissent dans l’ombre ce qui sont peut-être les causes principales de la disparition des TAZ historiques : l’auto-épuisement, faute d’avoir (voulu) trouvé des formes pérennes, ou à l’inverse la structuration pour durer. Le rapport à une autorité extérieure est alors secondaire. Somme toute, c’est également le cas du processus de légalisation dans la disparition de la TAZ de Notre-Dame-des-Landes. La signature de quelques baux stables pour des projets collectifs, qui protègent désormais les 170 occupant·es qui vivent encore sur la zone (selon la dernière estimation) et son usage pour tant d’autres, implique incontestablement des contraintes plus ou moins pesantes. Celles-ci ne sont pas à négliger, et l’on connaît les risques d’être happés par les dispositifs normatifs et économiques [16]. Mais elles ne changent pas fondamentalement la nature du rapport de la zad aux autorités. Avant comme après, c’est une question de marge de manœuvre à entretenir au sein d’un jeu dont les règles sont fixées par ailleurs et que personne ne peut changer en claquant des doigts. Après tout, si la zad n’a pas été écrasée entre 2012 et 2018, c’est qu’une de ces règles veut qu’en « démocratie » les gouvernants évitent de massacrer leur propre population, et que l’épreuve de force aurait risqué de les pousser au-delà de cette limite.
Il y a bien quelque chose qui a changé, pourtant. Mais ce quelque chose ne tient pas à l’inéluctable récupération qui guetterait toute lutte victorieuse. Ce quelque chose ne s’est dans le fond pas joué au moment de l’abandon de l’aéroport. Ce qui a changé, petit à petit depuis l’échec de l’opération César, c’est l’ambition de la zad : d’éphémère zone de non-droit, elle peut devenir une expérience pérenne de pratique des communs à moyenne échelle, ce qui n’a pas les mêmes implications ni en ce qui concerne son fonctionnement interne, ni vis-à-vis des autorités. Cela constitue, d’une certain façon, un enrichissement important du concept de TAZ : plutôt que de disparaître purement et simplement, la zone autonome temporaire a gagné la possibilité de se transformer. Elle est capable de plus que des percées sporadiques dans la trame historique, et cela est porteur de conséquences qu’il nous reste à éprouver.
La TAZ ne peut connaître d’autre victoire que sa propre et fugace existence ; sa grandeur et sa limite est d’être pleinement dans l’ici-et-maintenant. La zad, en gagnant contre l’aéroport, s’est confirmée comme porteuse d’un autre possible : celui de l’inscription dans la durée. L’historien Jérôme Baschet, dans son récent ouvrage Défaire la tyrannie du présent, avance que notre temps ne serait déjà plus celui de la modernité, avec sa flèche du Progrès résolument tournée vers l’avenir, mais une sorte de présentisme. Coincés dans le rythme frénétique dicté par la communication numérique, nous sommes à la fois dépossédés de prises sur le futur et de la possibilité de mobiliser le passé, mais aussi prisonniers d’un présent tellement « compressé » qu’il n’en est même plus habitable [17]. Le livre est donc un plaidoyer pour inventer une nouvelle temporalité politique, inspirée du mode zapatiste de composition des temps. Maintenir quelque chose de la zad est une façon de tenter de répondre à cette exigence. Il s’agit très concrètement d’ouvrir des possibilités de se projeter hors d’un certain présentisme écologique, existentiel et politique.
On a vu que la défense de la forêt de Rohanne a été un enjeu majeur du combat contre l’aéroport : son sauvetage en 2012 a changé le cours de la lutte. Ce n’est pourtant que progressivement que son avenir est devenu une préoccupation du mouvement, avec notamment la création du groupe Abrakadabois qui intervient tout au long de la chaîne des rapports entre les habitant·es et la forêt, de l’entretien sylvicole à la construction bois. Cette prise en charge était en soit un défi car s’il est difficile de se situer sur l’échelle de temps qui correspond à la vie d’une forêt quand on est menacé d’expulsion tous les 6 mois, il l’est également d’imaginer qu’on va prendre soin d’un arbre pour en faire une charpente dans 50 ans quand on a été élevé dans le mode de vie occidental du XXIe siècle...
Sans même parler de la temporalité longue des écosystèmes, le défaut de perspectives que cherche à combler la zad se retrouve également à l’échelle des vies humaines. Rares sont en effet les luttes qui en viennent à se poser la question des possibilités de vieillir en leur sein. Le mouvement anti-aéroport est de celles-ci – peut-être cela tient-il à l’important brassage générationnel qui le caractérise. L’éternelle jeunesse activiste est un triste leurre : les générations passent aussi vite que les modes, pour n’avoir su tracer des trajectoires singulières massivement praticables qui ne soient pas des voies de garage. Faire grandir des enfants, alléger la pression des impératifs économiques, envisager la dépendance qu’induit la vieillesse comme la prolongation des liens qui ont constitué une vie plutôt que comme une charge pour la société : pour tout cela il y a besoin d’espaces collectifs qui à Notre-Dame-des-Landes se sont élaborés dans la lutte, là où trop souvent ces préoccupations obligent à prendre du recul et à délaisser le terrain du conflit politique.
Enfin, par son étalement sur une dizaine d’années autant que par le précédent que crée la victoire, la zad a d’ores et déjà contribué à redonner une certaine profondeur de champ politico-historique. Elle participe à introduire de la continuité là où l’enchaînement régulier mais espacé des « temps forts » de la politique française que sont les mouvements sociaux – avec leur rythme prévisible « montée/acmé/effondrement » – semblait condamné à devoir toujours reprendre à zéro ou presque, une réforme et une génération chassant l’autre. L’existence de la zad et de ses diverses manifestations offensives depuis 2012 n’est, par exemple, certainement pas pour rien dans l’émergence de la pratique du cortège de tête en 2016 et sa reprise spontanée dans les mouvements sociaux suivants.
Il devient alors concevable de renouer avec l’ambition de construire un mouvement révolutionnaire de fond. Un mouvement qui n’est guidé par aucune nécessité historique inéluctable comme l’était le mouvement ouvrier, mais qui croît en ramifications buissonnantes, ouvrant lui-même sa voie à mesure et en fonction des situations. L’existence d’un tel mouvement est peut-être la seule façon de valider des victoires « partielles » – c’est d’ailleurs certainement aussi la meilleure manière de faire quelque chose de nos défaites. On pourrait définir cette notion de « victoire partielle » comme la ratification d’un rapport de force favorable, qui pousse son avantage au plus haut, sans s’exposer à la défaite, dans un contexte d’affrontement asymétrique. Il faut une certaine vision historique pour comprendre cette sorte de temporisation comme une forme de stratégie offensive. C’est ce genre de vision historique, ni linéaire ni présentiste, qu’il s’agit de reconstruire sur les ruines du progressisme révolutionnaire, avec des expériences comme la zad, avec Jérôme Baschet et, si Walter Benjamin veut bien nous passer l’expression, avec l’élaboration d’une certaine « histoire des victoires ».
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