A quoi cela sert de commencer un texte en dressant le profil ethnique des participants majoritairement « blancs » sans dire ce que cet élément de description apporte à la compréhension de la situation (à part peut être suggérer que la présence du vrai sujet révolutionnaire, le « racisé », fait défaut, ou que le mouvement, parce qu’il est composé "probablement" en majorité de blancs, est en soi raciste ?). L’affirmation selon laquelle les participant-es seraient « souvent âgée » démontre jusque que les personnes qui ont écrit ce compte-rendu n’ont tout simplement pas participé à l’événement, à titre d’observateur au moins, pour s’apercevoir de son caractère transgénérationnel, et que les gens ne se sont pas contentés de "rester dans leur bagnole". De fait, l’opération escargot de la rocade transformée en blocage ressemblait à certains endroits à un piquet de grève, avec tables, bouffe, bière, vin, café, brasero, burn de motos (moins habituel), musique (des bérus à saez, entrecoupé, certes, de quelques marseillaises).
Dresser un profil ethnique et générationnel de ce mouvement en moins d’une journée en dit long sur les capacités intellectuelles omniscientes de l’intelligenstia radicalisée pour laquelle ces initiatives sont soit directement pilotées par l’extrême droite, soit réactionnaires par essence donc essentiellement le terreau sur lequel l’extrême droite va se renforcer. Étant données les positions qui relèvent d’un marxisme orthodoxe éculé pour lequel le seul vrai sujet révolutionnaire est le prolétariat industriel (et la seule vraie lutte celle liée à la production ou au travail), ou pour les plus "post-modernes" le sous-prolétariat « racisé » qu’on ne cesse d’opposer aux "blancs privilégiés", il semble effectivement que ce mouvement soit du pain béni pour l’extrême droite à laquelle nous laissons, par notre mépris et distance, tout un espace politique à prendre.
Une révolte spontanée
Des centaines de milliers de personnes voient fondre leurs retraites, leurs salaires directs stagnés et indirects diminués, les impôts augmentés. Elles observent le renchérissement des coûts des biens et services comme l’essence, qui constitue un bien de "première nécessité" dans une société urbanisée où les lieux de travail, de loisir, d’éducation, se situe à distance du lieu d’habitation. Elles s’organisent et se « révoltent » un peu spontanément sur des revendications sommes toutes assez claires : on veut la démission de Macron et la baisse des taxes. Elles critiquent les dirigeants économiques et politiques en place. Malgré cela, on s’agite pour qualifier ce mouvement de confus, trop « simples » (par rapport à la complexité politique souvent toute aussi confuse de nos théories tellement progressistes), réactionnaire, et déployer toute une conceptualité politique méprisante à l’égard de ces blancs privilégiés ou de ces classes moyennes en voie de déclassement et de prolétarisation.
Dans une époque où le salariat est de plus en plus fragmenté (au niveau des conditions de travail et des statuts) non seulement dans le privé mais jusque dans la fonction publique, il n’est pas étonnant qu’une hausse du prix des carburants suscitent un élan « massif » (300 000 personnes sur des points de blocage ce n’est pas insignifiant) qui fait la plupart du temps défaut dans le rapport au travail aujourd’hui, tout simplement parce que le fait de devoir prendre sa voiture pour travailler, faire les courses etc. est une condition largement partagée.
De fait, une partie des énoncés à propos de ce mouvement se contentent de reproduire le langage politique des libéraux lorsque ces derniers qualifient de réactionnaire les positions syndicales et politiques qui manifestent trop d’attachement aux confortables acquis sociaux, aux privilèges de travailleurs garantis et leur refus de la « modernisation » du travail.
Enfin l’analogie avec le mouvement régionaliste des bonnets rouges est problématique dans la mesure où la hausse du prix des carburants affecte tout le monde en tant que « particulier » d’où la mobilisation à l’échelle nationale porté par des habitants, des travailleurs, des travailleuses, des jeunes, des vieux, là où l’éco-taxe impactait spécifiquement les entreprises et la lutte était directement à l’initiative du patronat régional breton de l’agro-alimentaire et du transport.
Présupposer par avance, par une divine prescience de ceux qui ont une conscience de classe claire et déterminée (mais surtout réductrice) de par leur degré d’implantation politique à l’université, que l’appel aux blocages des rocades, des axes de circulation, des hypermarchés le samedi ne constituent pas un appel à bloquer l’économie et que le mouvement ne prendra pas cette forme, en dit long sur l’arrogance de ceux qui écrivent ces textes. Un petit peu comme lorsque les médias annoncent l’essoufflement du mouvement social avant même qu’il n’est commencé. De fait, l’appel et la réalisation de blocage des dépôts pétroliers dément directement cette assertion. Et on peut se poser la question de savoir si le geste et le mot d’ordre du blocage qui se sont imposés dès la première initiative ne sont pas liés aux précédentes tentatives lors des derniers mouvements sociaux (au moins en terme d’imaginaire latent). Enfin le rapport à la police émis par les « organisateurs du mouvement » n’est pas plus terrible que celui des syndicats (dont les centrales ont pour coutume d’appeler elles aussi à des grèves insignifiantes, de les rendre inoffensives et d’éviter les affrontements) avec lesquels nous avons l’habitude de coexister plus ou moins pacifiquement lors des manifestations. Ce rapport est simplement susceptible d’évoluer en fonction de la réponse répressive ou non du gouvernement lors des actions et manifestations (qui, pour certaines, ont déjà donné lieu à quelques confrontations).
Un jugement du mouvement un peu rapide...
Si l’on continue de caractériser tout mouvement populaire comme des mouvements d’extrême droite ou comme la source de son « renforcement » pour mieux s’en distancier, alors il ne faudra pas s’étonner qu’effectivement les classes populaires et le prolétariat lui-même finissent par se tourner vers l’extrême droite : c’est une sorte de prophétie autoréalisatrice. De plus, le racisme, le sexisme, l’homophobie etc. ne sont pas les qualités exclusives de petits blancs "privilégiés" ou "prolétarisés" (on ne sait pas trop, cela varie selon l’approche politique classiste ou post-moderne des camarades), à moins de présupposer que nous soyons nous, militants politisés, des créatures moralement parfaites immunisées contre ces défauts. Comme si le fait de posséder intellectuellement la conscience de ces phénomènes (oppression de classe, racisme, sexisme, homophobie) ferait de nous une élite éclairée moralement et politiquement pure. Par contre, combattre ces phénomènes par notre présence lorsqu’il se manifeste crûment dans différents contextes, et comme cela a pu se passer, serait plus intelligent que de médire sur les gilets jaunes et d’étaler nos propres préjugés sur les participant-es aux blocages.
Si l'on continue de caractériser tout mouvement populaire comme des mouvements d'extrême droite ou comme la source de son « renforcement » pour mieux s'en distancier, alors il ne faudra pas s'étonner qu'effectivement les classes populaires et le prolétariat lui-même finissent par se tourner vers l'extrême droite : c'est une sorte de prophétie autoréalisatrice.
Certains propos en disent au final long sur ce qui structure parfois notre propre camp politique : un dogmatisme étriqué, un antifascisme qui en vient à considérer n’importe quel mouvement populaire (confondu avec un mouvement transclassiste) comme proto-fasciste, une interprétation expéditive de "l’apolitisme" et du "citoyennisme" revendiqué par le mouvement comme une "option politique" de l’extrême droite, une tentative de masquer la conflictualité de classe, alors qu’il peut s’agir simplement de l’expression d’un véritable dégoût du syndicalisme et de la politique classique (sur lequel l’extrême droite essaye effectivement de faire son beurre). Et parler de « poujadisme » pour caractériser un mouvement qui n’est pas initié ni dirigé par des organisations de patrons et de commerçants est tout simplement ridicule.
Il est enfin comique de constater qu’une partie de notre camp politique se fasse les défenseurs des taxes à la consommation les plus injustes en les confondant parfois avec la baisse des charges sociales et du coût du travail que revendique le patronat. Ou encore, de défendre les taxes et l’impôt comme source de financement de la « transition énergétique » et des services publics, de redistribution des richesses etc. bref, de défendre une certaine forme d’étatisme comme moyen de redistribution de la valeur pour financer des biens et services censés servir « l’intérêt général » (ce qui n’est de toute manière même pas le cas).
Et maintenant ?
Il n’y a pas à opposer le refus de la hausse des taxes à la consommation qui affecte directement le niveau de vie du prolétariat à la hausse des salaires : les deux participent d’un même intérêt de classe partisan.
Les seules questions qui vaillent pour nous est de savoir comment construire un lien avec ce mouvement dont la nature n’est pas donnée ni déterminée par avance, ou comment agir en parallèle sur d’autres bases et énoncés (qui lierait la question sociale et écologique par exemple) et, si ce mouvement s’inscrit dans la durée, comment construire des interventions politiques significatives, sur quel mot d’ordre, qu’il y ait les syndicats ou non. C’est toujours mieux que de partir défaitiste et de voir l’extrême droite partout à la manœuvre dans une crise aiguë de paranoïa et de décrire ces 300 000 personnes comme des fachos ou des proto-fachos qui ne partagent pas nos codes, nos énoncés, nos pratiques comme la quasi-totalité des gens qui n’appartiennent pas à nos groupuscules politiques.
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