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Mouvement contre la réforme des retraites à Rennes : l’auto-organisation comme boussole

Rennes
Anti-capitalisme & Multinationale Mouvements sociaux Syndicalismes - Travail

Faire le bilan local de ce mouvement n’est pas une chose aisée car il en a sans aucun doute émerveillé et surpris beaucoup, en premier lieu celles et ceux qui y ont participé. Dans ce texte, nous avons fait le choix d’axer notre bilan sur la question de l’auto-organisation, avec ses implications à la fois stratégiques et pratiques. En effet, en tant que révolutionnaires, nous ne cherchions pas seulement à gagner contre la réforme. Nous cherchions également à convaincre le plus grand nombre que nous pouvons aller plus loin et changer les choses entièrement, que nous sommes les plus à même de gérer nos affaires communes. Une des armes pour cela est l’expérience collective de s’organiser ensemble et de décider pour nous-mêmes, autrement dit l’auto-organisation. Nous pensons donc qu’il était nécessaire d’argumenter dans cette perspective et de tenter d’organiser le mouvement dans cette direction.

Une chronologie rennaise du mouvement

Au cours des six mois de mobilisation, plusieurs modalités d’action ont émergé à Rennes, chacune avec ses spécificités :

  • 1/ Du 19 janvier au 6 juin 2023, 14 journées de grève et de manifestations intersyndicales ont rassemblé entre 15 000 et 40 000 personnes avec des syndicats, des lycéen·nes, des groupes autonomes, des collectifs féministes, antiracistes, et des personnes non organisées. Les grèves ont été très suivies par les secteurs publics habituellement mobilisés (Éducation nationale, SNCF) mais aussi par des secteurs moins attendus comme la culture.
  • 2/ Dès janvier, des blocages et barrages filtrants des axes routiers sont organisés aux quatre coins de Rennes. Le but : bloquer l’économie, freiner la production en empêchant les travailleur·euses de rejoindre leur lieu de travail. En mars, ils prennent le nom d’actions « ville morte » et deviennent quasi hebdomadaires.
  • 3/ Dès février, d’autres lieux considérés comme stratégiques sont aussi bloqués : l’université de Rennes 2, certains lycées, des centres de collecte des déchets. Des travailleur·euses, étudiant·es, chômeur·euses se coordonnent avec les éboueur·euses pour bloquer la sortie des camions bennes durant 15 jours.
  • 4/ Le 11 mars, c’est l’ouverture de La Maison du Peuple (MDP) dans l’ancien cinéma Arvor : cet espace a pour vocation de favoriser l’auto-­organisation du mouvement. En parallèle se tiennent chaque semaine les AGs interprofessionnelles (cadre composé de syndicalistes organisés dans différents secteurs) et de Rennes sud. Plus tard, la MDP organise des manifestations régionales avec pour objectifs d’étendre les mobilisations sur l’ensemble de la Bretagne et de créer une coordination régionale.
  • 5/ Le 25 mars a lieu la manifestation contre le racisme et la loi Darmanin avec environ 800 manifestant·es. S’en suivra la création du collectif Rennes contre Darmanin pour lutter contre le projet de loi sur l’asile et l’immigration et construire un front large et uni à Rennes contre le racisme.
  • 6/ Le même jour, environ 30 000 personnes convergent à Sainte-Soline contre la construction de mégabassines à l’appel des Soulèvements de la terre (SDT) : violences policières inédites, deux manifestants finissent dans le coma.
  • 7/ La première casserolade du 17 avril devant la mairie lors du discours de Macron nous permet de nous réunir sous une nouvelle forme : se rassembler, faire du bruit, crier et revendiquer notre désaccord. Très pratiques, simples, accessibles et efficaces, les casserolades ont donné un nouveau souffle à la lutte.
  • 8/ Le 27 mai, la MDP appelle à une mobilisation de 24 heures contre Macron, Darmanin et le fascisme et Rennes contre Darmanin organise un rassemblement contre la venue du rappeur fasciste Millésime K.

Durant ces six mois, nous avons vécu une effervescence incroyable, ça fourmillait, ça s’organisait à un rythme parfois très intense : personne autour de nous ne pouvait ignorer la lutte en cours contre la réforme Macron. Ce contexte nous donnait l’opportunité de parler politique de façon beaucoup plus évidente et fluide, dans une sphère plus large qu’en période hors mouvement social. En bref, c’était l’occasion parfaite d’intervenir en tant que révolutionnaires, de parler de nos intérêts communs à lutter et surtout d’expérimenter cette capacité réelle que nous avons de reprendre le pouvoir sur nos vies.

Les différentes modalités d’action qui ont émergé pendant le mouvement découlent pour la plupart de conceptions (plus ou moins conscientes) sur la manière de gagner : les choix stratégiques ont constitué un point de discussion et de désaccord important pendant le mouvement, notamment sur la question des blocages comme outil ­d’élargissement de la lutte.

Stratégies et choix tactiques : des limites du blocage

Lors des assemblées auxquelles nous avons participé, l’hypothèse que pour faire reculer le gouvernement sur la réforme, il suffirait de faire augmenter son coût financier en additionnant les coûts liés aux différentes actions de la contestation (grèves, blocages, dégradations diverses, encadrement et répression du mouvement), était largement défendue. Le gouvernement se retrouverait donc à faire un calcul économique qui le pousserait à reculer au moins temporairement afin de limiter les pertes financières.

Sur un plan comptable, cette conception revêt plusieurs limites. Car si le gouvernement se donnait pour objectif avec sa réforme « d’économiser » 13 milliards d’euros par an à l’horizon 2030 sur les 331,6 milliards des pensions de retraites, Marc Touati1 estimait à 1 milliard d’euros les coûts d’une journée de grève « dure ». Quant aux dégradations, nous n’avons pas trouvé de chiffres globaux pour le mouvement des retraites, mais à titre de comparaison, la Fédération française des sociétés d’assurances les a estimées à 730 millions d’euros lors des révoltes suite au meutre de Nahel. Soit moins qu’une journée de grève bien suivie.

Nous étions donc loin de faire pencher la balance de notre côté avec cette seule approche :

  • 1/ Pour bien comprendre ce qui fait peur à nos ennemis, il faut penser cette réforme en contexte. Elle a été mise à l’agenda dans un moment de crise profonde du capitalisme, elle revêtait donc un caractère économique et politique primordial pour les capitalistes.
  • 2/ Ces chiffres nous permettent de relativiser les impacts économiques des stratégies émeutières, par rapport à la grève de masse (avec en plus des conséquences en termes de répression hélas dramatique) : il nous aurait fallu 13 journées de grèves fortes pour ne serait-ce qu’arriver à coûter autant à l’économie que ce que le gouvernement prétend économiser en une seule année avec sa réforme.
  • 3/ Les retraites, ce sont des milliards d’euros sur lesquels capitaliser en augmentant leur taux de profit dans un moment où ceux-ci dégringolent. Autant dire qu’ils étaient prêts à perdre beaucoup sur le moment pour s’assurer de gagner beaucoup à l’avenir.

Dans cette stratégie économique d’augmenter le coût de la réforme pour les capitalistes, une des tactiques centrales a été les blocages d’axes routiers et la mise en place de piquets de grève. Si les blocages ont ponctuellement permis des choses intéressantes (la rencontre entre plusieurs composantes du mouvement, un nouveau souffle pour la mobilisation, la mise en action concrète, un sentiment de puissance collective), la manière dont ils ont été utilisés par leurs organisateur·ices nous a cependant interrogé·es.

Les blocages étaient majoritairement traités comme une question technique plutôt que politique : c’est devenu un rituel et les discussions tournaient plus autour du nombre de palettes nécessaires que de la pertinence à jeter nos forces dans cette action. Nous n’avons par exemple pas pu discuter de ce que nous pouvions proposer aux gens bloqué·es dans leur voiture. Des centaines de personnes se sont retrouvées mises en passivité. Il aurait été pertinent de proposer aux convaincues (les personnes bloquées qui étaient contre la réforme mais pas organisées, pas militantes et très souvent isolées dans leur travail) une manière de se joindre au mouvement et de chercher à convaincre les autres.

La même logique a été mise à l’œuvre avec le soutien apporté aux éboueur·euses, qui n’avaient pas assez de forces pour mener une grève reconductible. Pendant une quinzaine de jours et de nuits, une centaine de personnes impliquées dans le mouvement se sont relayées pour les aider et faire en sorte que les ordures ne soient pas ramassées, dans l’objectif que cette nuisance contribue à la pression globale. Cette approche « de choix d’urgence » n’a pas permis de se demander comment être plus en grève, partout, secteurs isolés ou non, ni quelle importance il peut y avoir à soutenir les différents secteurs isolés ou non (santé, éducation, commerce, transport, etc.).

Nous pensons que ce qui aurait pu faire pencher la balance de notre côté est notre capacité à généraliser le conflit, à convaincre et mettre en action le plus grand nombre pour s’opposer à cette loi, et à bien plus. Peu importe le moyen d’action, blocages, occupations, grèves, notre boussole aurait dû être de chercher par tous les moyens à ce que l’opposition massive à cette loi se traduise avec la même intensité dans la rue en favorisant la mise en action et l’auto-organisation de notre classe. Il n’y a pas de raccourcis : les militant·es ne peuvent faire les tâches seul·es et doivent convaincre et agir en ce sens.

S’organiser par en bas : Maison du peuple et AG Rennes Sud Mobilisée

Beaucoup de camarades de diverses tendances ont fait un constat, que nous partageons : ce mouvement a été marqué par une faible participation aux cadres d’auto-organisation alors même que la participation aux manifestations était historique.

On pourrait simplement renvoyer la responsabilité à l’intersyndicale en arguant qu’elle a tout fait pour garder le contrôle sur le mouvement. Cependant, contrairement à ce qui a pu se passer dans d’autres mouvements, l’intersyndicale, et plus particulièrement la CGT a, à plusieurs reprises, encouragé des prises d’initiatives par en bas, indépendantes du calendrier annoncé. Cela s’est d’autant plus vérifié après l’utilisation du 49.3 où beaucoup d’initiatives ont été prises partout sur le territoire.

Pour autant, les directions syndicales réformistes ne chercheront jamais à être réellement débordées par le mouvement ni à déborder du cadre de la démocratie bourgeoise. C’est notre travail en tant que révolutionnaires de leur opposer d’autres cadres et pratiques et surtout se donner les moyens de mettre en mouvement une part significative de notre classe. Sur ce point, nous pouvons tirer le bilan que nous n’y sommes pas parvenu·es.

À Rennes, parmi les différentes propositions ayant émergé pour organiser et coordonner une partie du mouvement, nous avons eu l’occasion de nous joindre à quelques AG de la Maison du peuple. Si la proposition nous a paru intéressante et a permis d’offrir un espace d’élaboration commun à diverses composantes du mouvement (syndicats, partis, mouvement autonome) pour agir ensemble autant que faire se peut, elle s’est selon nous heurtée à une limite intrinsèque : elle a cherché avant tout autre chose à coordonner les militant·es déjà organisé·es plutôt qu’à organiser celles et ceux qui ne l’étaient pas encore et ainsi élargir le mouvement.

Nous savons que ce n’était pas le propos de la MDP mais justement, nous nous interrogeons : en centralisant l’énergie d’un nombre considérable de militant·es, la MDP n’a-t-elle pas conduit à mettre de côté la création d’autres espaces d’auto-organisation ? Des espaces à plus petite échelle et qui chercheraient activement à être rejoints par des personnes opposées à la réforme mais peu ou pas mobilisées ?

Nous pensons que c’est parfois le travers dans lequel nous pouvons tomber en tant que militant·es déjà organisé·es : chercher à se regrouper pour se sentir plus fort·es, alors que ce qui nous donnerait encore plus de force, c’est d’être rallié·es par celles et ceux qui ne sont pas encore là, et donc de faire du travail politique en ce sens. Si notre objectif est la généralisation des espaces d’auto-organisation, qu’est ce qui a plus de chance d’y mener ? Que tou·te·s les militant·es de la ville se retrouvent dans une grande assemblée pour tenter de s’organiser ensemble, ou de tenter d’élargir le mouvement depuis les personnes qui nous entourent dans nos espaces de vie et de travail ? En somme, de s’organiser par en bas, partout où cela est possible.

Nous avons voulu expérimenter à cette échelle et avons contribué à lancer et faire vivre l’assemblée « Rennes Sud mobilisée contre la réforme ». Cette assemblée était majoritairement composée de personnes déjà organisées (syndicats, collectifs, partis) ou politisées, ayant pour point commun d’habiter Rennes Sud2. Elle avait pour vocation de s’organiser à l’échelle de nos quartiers pour y faire vivre le mouvement contre la réforme en mobilisant de nouvelles personnes. Plusieurs initiatives ont été lancées depuis ce cadre :

  • 1/ Des départs en cortège depuis le quartier pour rejoindre les manifestations appelées en centre-ville (cortèges allant jusqu’à 200 personnes)
  • 2/ Des barrages/blocages du rond-point de la Poterie (avant de rejoindre en cortège la manifestation). Ces actions ont au départ regroupé une cinquantaine d’habitant·es du quartier avant d’être rejointes par d’autres (notamment la MDP) lorsque les opérations Ville morte ont commencé.
  • 3/ Une déambulation dans le quartier en distribuant des tracts auprès des travailleur·euses et habitant·es appelant à se joindre aux blocages, aux manifestations et aux assemblées : un bon prétexte pour discuter de la réforme et de politique en général.
  • 4/ Un barbecue-projection contre la réforme et contre Macron, qui s’est tenu au centre Alain-Savary et qui a regroupé une soixantaine de personnes du quartier.

Nous avons à la fois été convaincu·es de l’importance de l’existence de ce cadre tout en étant confronté·es à trois grandes difficultés que nous ne voulons pas minimiser :

  • 1/ La régularité : ce cadre s’est ajouté pour beaucoup à d’autres cadres d’organisation, avec parfois peu de continuité et des difficultés à libérer du temps pour se voir.
  • 2/ Le piège de l’entre soi-militant : En réalité, nous sommes retombé·es dans le « piège » que nous tentions d’éviter en construisant cette assemblée. Nous nous sommes majoritairement organisé·es à partir du quartier plutôt que dans le quartier : nos actions (à part vers la fin du mouvement) n’ont pas suffisamment cherché à élargir et grossir nos rangs en convainquant de nouvelles habitant·es et travailleur·euses autour de nous de se joindre au mouvement mais ont plutôt permis d’organiser les militant·es du quartier pour intervenir à l’échelle de la ville.
  • 3/ La continuité : nous sommes sorti·es riches de cette expérience commune et pour autant début juillet, lorsque les révoltes ont éclaté partout en France dont au Blosne suite à la mort de Nahel, nous n’avons pas été en mesure de relancer une dynamique de solidarité en actes avec les habitant·es impliqué·es.

Comment poursuivre hors mouvement social afin d’être préparé·es, solides et solidaires lors des explosions politiques qui ne manqueront pas d’advenir dans les mois et années à venir et dont le rythme risque même de s’intensifier ? Ces cadres locaux d’organisation nous semblent être une des clés pour être à la hauteur des enjeux actuels. Leur pérennité est une nécessité pour consolider nos appuis et espérer être toujours plus nombreux·ses à vouloir, in fine, transformer le monde.

Conclusion

L’écart profond entre le nombre de personnes se déclarant contre la réforme et la forte mobilisation dans les manifestations d’un côté, et la faible organisation des personnes présentes de l’autre nous pousse aujourd’hui à défendre plus que jamais la nécessité de :

  • 1/ Chercher à convaincre les personnes autour de nous de s’organiser : car s’organiser pour seulement agir ne suffit pas.
  • 2/ Éviter par tout les moyens de s’enfermer entre militant·es et convaincu·es : si les espaces de coordination du mouvement sont nécessaires et peuvent donner l’impression du nombre, ils ne peuvent se suffir à eux-même.
  • 3/ Se poser les questions sur comment généraliser la lutte et sur quelles stratégies défendre pour y parvenir dans un maximum de sphères de la société : c’est la seule manière de faire véritablement trembler le pouvoir.
  • 4/ Donner la confiance : nous sommes tou·te·s, militant·es ou non, légitime et capable de remettre en question nos conditions de vie. Faire grandir le mouvement, c’est aussi regarder, apprendre, écouter ce qu’il se passe ailleurs. C’est inviter, proposer, échanger.
  • 5/ La radicalité oui, mais la radicalité du nombre toujours : elle ne doit pas nous empêcher de rallier le plus grand nombre à celles-ci et d’agir le plus possible en ce sens.

Il nous semble important de rappeler que le mois de juin s’est terminé par l’assassinat de Nahel par la police à Nanterre. À la sortie d’un mouvement social historique, il s’agit aussi de tirer des bilans sur pourquoi la solidarité avec les révoltes et les habitant·es des quartiers n’ont pas été un réflexe au même titre que la solidarité contre le gouvernement Macron qui nous exploite. Nous aimerions développer cette question dans un prochain article, avec, qui sait, des camarades de Rennes ?

  • Armell, Kim Attimon et Mathilda Demarbre (Rennes)

P.-S.

D’autres articles de A2C : https://www.autonomiedeclasse.org/

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