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Réponse au texte "Echographie d’une faiblesse"

Féminismes - Genres - Sexualités

Ce texte est une réponse à l’article "échographie d’une faiblesse" publié il y a quelques mois dans lundi matin (et paru initialement dans la revue rennaise Harz Labour, numéro 21) pour dénoncer le "féminisme hégémonique" et ses impasses.

Il nous a laissées perplexes car, si nous souscrivons à de nombreuses de ses affirmations, nous avons du mal à saisir le propos global du texte et surtout les perspectives d’action qu’il laisse au féminisme - les auteur.e.s se réclamant également du mouvement féministe.

Il s’oppose en effet à un type de féminisme défini à partir d’attitudes caricaturales et que nous peinons à relier avec un mouvement général qu’on pourrait appeler "féminisme hégémonique". L’adjectif hégémonique est questionnant. De quel féminisme parle-t-on ? S’il s’agissait de féminisme médiatisé, à savoir le « féminisme blanc/bourgeois politiquement correct », nous pourrions partager les conclusions de ce texte. Mais on croit comprendre, au fil de la lecture – qu’on a quand même dû faire entre les lignes – que sont visés des groupes – un groupe ? – au sein du milieu autonome. De fait, les auteur.e.s renvoient à des manières de faire vivre et de pratiquer le combat féministe dans les luttes, et il s’inscrit complètement dans un débat d’initié.e.s, habitué.e.s des « querelles du milieu militant ». Partant de cela, on se demande si l’enjeu du texte, au nom d’une réflexion sur le féminisme, n’est pas de neutraliser les conflits engendrés par le mouvement féministe au nom de la lutte contre le libéralisme. Il nous semble, au contraire, que le conflit doit être avant tout reconnu et accepté avant d’envisager son dépassement.

Pour commencer, nous tentons une reformulation du propos du texte - particulièrement abscons pour des personnes qui revendiquent l’inclusion dans les luttes ! - :


Les « féministes hégémoniques » se définissent en négatif par rapport à un groupe dominant, celui des hommes. Elles ne se caractérisent ainsi que par leur faiblesse, résultant de leur position d’opprimées. Dans l’impossibilité d’en sortir, elles cristallisent et contribuent à naturaliser cette valeur négative comme inhérente à la condition féminine. Pas très réjouissante et on ne peut moins émancipatrice, cette manière de se considérer n’est propre qu’à générer une morale du ressentiment, ce fiel que Nietszche puis ses disciples se sont appliqués à combattre en premier lieu chez les Chrétiens [mais aussi, au passage, chez les femmes, les Juifs, les socialistes et les communistes]. La morale du ressentiment est synonyme de morale du ressenti. Le ressenti est l’arme brandie par les faibles pour tirer avec eux tout le monde vers le bas. Lui donner de la place dans la construction politique n’est que l’expression et le vecteur de l’individualisme qui forme le terreau du libéralisme. Celui-ci sort encore vainqueur d’un combat perdu d’avance.


Dans ce propos, plusieurs choses nous gênent puisqu’elles attaquent des moyens de lutte qui contribuent selon nous à la construction d’une force collective, et qu’elle nous semblent plonger le combat féministe dans une impasse (en dénonçant les impasses d’un féminisme fantasmé). Nous avons choisi de nous pencher sur quatre affirmations au sujet desquelles nous sommes en profond désaccord à savoir : l’impossible place du ressenti individuel dans la composition du collectif ; l’association du ressenti à la faiblesse ; le fait que de dénoncer (à partir de ressentis) et de refuser des oppressions au sein des luttes constitue une apologie de la faiblesse et contribue à tirer tout le monde vers le bas ; l’existence d’espaces "safe" comme moyens d’imposer des règles universelles (hégémoniques).

  • Pas de place possible au ressenti individuel dans la composition du collectif ?

Le texte affirme que le fait de donner une importance à l’individu (et à son ressenti) dans le collectif serait une manière de "désincarner la lutte" et de faire abstraction des liens qu’il noue dans les groupes au sein desquels il évolue. Elle empêcherait la composition collective en surexposant des malaises causés par des conduites jugées arbitrairement (car par la subjectivité du ressenti), et mènerait à l’exclusion d’individus qui ne suivraient pas des règles de bonne conduite à vocation universelle. Ce relent de l’individualisme libéral ne ferait que renforcer ce contre quoi on lutte.

« se concentrer sur l’individu en le désincarnant de tout lien n’a rien de très original, c’est le cœur du libéralisme. »

« Quiconque parle à partir de son ressenti se doit d’être entendu, quitte à mettre en péril toute potentialité collective. [...] Pour autant, la recherche constante du plus petit dénominateur commun, trop souvent sans lien avec le réel, réduite à des déclarations d’intention ou à un concours de virtuosité dans la maîtrise des codes militants, tend à produire plus d’exclusion que d’inclusion en freinant toute possibilité de rencontre ou d’élaboration commune. »

On comprend bien l’idée selon laquelle la survalorisation (ou la création volontaire) de conflits internes dans des groupes qui ont le même but collectif (ici, la destruction du libéralisme) est stérile. Mais il semble que ce texte ne laisse plus aucune place au ressenti dans l’action politique. Or, les liens interpersonnels sont traversés par les lignes de force constitutifs des milieux dans lesquels les individus évoluent, et il est logique de chercher en eux l’incarnation des rapports de pouvoir. Le ressenti individuel est la seule expérience sensible que l’on en a. Être vigilant à l’expression de ces rapports ne signifie pas remettre en question l’action collective au nom de "petits dénominateurs communs" mais sentir et agir de là où l’on est.

  • Le ressenti, une valeur de faible terreau d’une morale du ressentiment ?

Ce texte opère une dépréciation explicite de valeurs associées, dans le système patriarcal, à la féminité : émotion, sensibilité, ressenti. Ils sont considérés comme éléments secondaires d’appréhension du réel, et associés à la faiblesse et à l’individualisme.

« Ce qui, dans un mouvement où l’identité n’est pas pensée à partir du réel, mais du ressenti, tend à engendrer, de fait, un surinvestissement du ressenti malheureux, afin d’acquérir une légitimité à parler.

"Dans cette perspective, le discours féminin part nécessairement d’une position de victime et ne peut s’exprimer que dans le ressenti, l’affect, le sensible, le singulier et le sentimental."

Ce raisonnement ne contribue-t-il pas à conserver la distribution des catégories de valeur traditionnellement effectuée entre le masculin et le féminin ? En considérant l’objectivité comme valeur intrinsèquement positive (vecteur de force) et le sentiment comme valeur intrinsèquement négative (vecteur de faiblesse) ? On pourrait, au contraire, retourner ces échelles de valeur et considérer la capacité à ressentir comme potentiel vecteur de force, voire comme faculté nécessaire pour appréhender et vivre pleinement le monde. A l’inverse, l’apologie de la "réalité" opposée au ressenti ressemble étrangement à l’idéal moderne de l’objectivité qui trace une frontière nette entre le sujet et l’objet, le sentiment/la sensation et la rationalité, le corps et l’esprit. Contrairement au ressenti, ces vieilles valeurs viriles prônent une désincarnation, un déracinement, un détachement entre un pur esprit, une pure rationalité et une réalité qui lui serait extérieure. N’est-ce pas plutôt ici qu’on doit voir l’entrepreneur comme figure idéale du sujet moderne, terreau du libéralisme individualiste ?

  • La dénonciation des oppressions comme apologie de la faiblesse ?

"Il y aurait donc une seule manière légitime d’être femme, qui se définirait à partir de l’impuissance. Or, le geste fondateur de Simone de Beauvoir, ce qui en fait toute la puissance, est bien d’affirmer qu’être femme n’est pas une essence mais se construit dans l’existence, avec les possibilités de subversion que cela offre."

On vit, on ressent, on éprouve la domination masculine au quotidien et exprimer ce ressenti, loin de constituer une impasse, est une manière de reconnaître, de conscientiser et de désamorcer les mécanismes d’oppression qui nous enserrent collectivement. Notre force commune se forge sur la profondeur et la texture de nos vécus individuels. L’expression, la verbalisation des affects donnent du sens à nos expériences individuelles, et permettent de se rassembler afin d’ériger cette faiblesse construite en force collective : ceci dans le but de reprendre du pouvoir sur nos vies.

  • Des espaces safe pour imposer une nouvelle norme universelle ?

Vouloir des espace "safe", c’est définir des règles de comportement dans certains contextes pour ne pas y avoir à négocier les conditions de reconnaissance en tant qu’acteur à part entière d’un groupe. Déjouer d’avance les mécanismes extérieurs d’oppression, permettre de déjouer également les mécanismes de soumission intégrée, et cultiver la force de chacune, l’empowerment. Si de tels espaces existent avec leurs règles propres, cela ne signifie par que l’ambition des personnes qui y participent soit d’imposer ces règles dans tous les espaces, ou d’ériger des règles universelles. On dirait Bernard Pivot qui craint qu’on l’oblige un jour à utiliser l’écriture inclusive... Nous pensons, en revanche, que, dans un espace particulier, l’existence de règles connues et comprises par chacun.e sont un vecteur d’inclusion, contrairement à l’existence de codes non explicites mais dont on éprouve avec impuissance l’absence, ou de forces oppressives qu’on devrait fuir, subir en silence, mais pas combattre.

PS : « S’il est évident que les luttes se doivent d’être réellement plus inclusives, cela ne peut se faire qu’in situ et non en théorie. »
En quoi un texte comme celui-là montre-t-il une volonté d’inclusion ? Qu’a-t-il d’in situ ?

PPS : On est un peu perplexe sur certaines références utilisées. N’est-il pas futilement provocateur d’entamer un texte sur les questions féministes avec un passage mettant en avant les préceptes d’un misogyne assumé ? Et si Nietzsche est d’un apport incontestable en termes de lutte pour l’injonction à la destruction des valeurs dominantes, à la force et à la créativité, on ne doit pas oublier la haine qu’il entretenait pour des groupes dont il a fantasmé la faiblesse (les chrétiens, les femmes, les communistes...) et les valeurs aristocrates qu’il assumait. Nietzsche n’est pas un apôtre de l’inclusivité cela va sans dire. Ce n’est pas non plus un penseur du collectif. Les auteur.e.s du texte pourraient-ielles également assumer leur mépris de l’inclusion et leur défense d’une certaine forme d’aristocratie ?

Gégé et Monique

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