Est-ce que vous pouvez commencer par situer le collectif Nous Toutes 35 (NT35) dans l’organisation de cette grève féministe, et plus largement dans le militantisme féministe ?
A. - En 2019, on était un certain nombre à avoir envie de monter un nouveau collectif féministe. L’objectif c’était d’organiser la manifestation pour le 25 novembre 2019 (ndr : la journée de lutte contre les violences sexistes et sexuelles). L’idée n’était pas de remplacer les collectifs féministes à Rennes, mais plutôt de fédérer les énergies. C’était un peu déjà l’idée d’une coordination sur Rennes. C’était aussi le moment où il y avait les collages qui débutaient à Rennes.
Petit à petit, comme il y a beaucoup de gens qui nous ont rejoint, ça s’est constitué en collectif, mais plutôt dans un 2e temps, entre le 25 novembre et le 8 mars (ndr : journée internationale contre le patriarcat [1] et pour les droits des femmes).
C’est quoi les objectifs que vous vous étiez fixé pour ce festival ?
M - Les objectifs du festival c’était de faire un premier pas vers la diffusion de l’idée de cette grève du 8 mars et d’apater les gens avec des activités un peu rigolotes (concerts, fabrication de badges, chorale, spectacle). On a essayé de mettre des prises de parole à chaque activité pour que les gens sachent quand même pourquoi iels étaient là. Le but c’est vraiment de toucher un maximum de gens. De placer déjà une petite graine dans la tête : "Il y a une grève qui potentiellement, enfin non, *rire*... qui va être massive en 2023 ".
Le deuxième but c’était aussi de rencontrer les gens qui veulent construire cette grève avec nous. L’objectif c’était aussi de dire : "Hého, ça vous dit on organise ensemble cette journée du 8 mars 2023 ?". C’était ça pour moi les 2 grands objectifs du festival qui je pense ont été plutôt bien réussi dans l’ensemble. Maintenant c’est compliqué de mobiliser des gens sur le thème de la grève féministe. On a bien vu que le festival n’était pas autant bondé que ce qu’on aurait pu imaginer. On a quand même réussi à toucher des gens qui passaient dans la rue et qui disaient : "Ha tiens je vais rentrer, je vais voir ce qui se passe ".
V - En 2020, pendant le 1er confinement, NT35 était en contact avec d’autres collectifs de france et s’est investit dans une coordination plus large, nationale. Ça a été le début de ce qui s’appelle maintenant « la coordination féministe », qui est l’agrégat de différents collectifs indépendants locaux qui sont en contact.
Dans cette coordination, les discussions politiques se sont cristallisées autour de l’organisation d’une grève générale féministe, pour une transformation sociale en profondeur et radicale, ce dans quoi s’inscrit NT35. C’est le point d’ancrage qui a été trouvé à la suite des 1res rencontres en physique, les rencontres nationale féministe qui se sont déroulées à Rennes en janvier 2022.
Comment vous définiriez une grève féministe ?
M - Je sais pas si on s’est mis d’accord sur une définition dans le collectif, mais la grève c’est un moyen de pression, de rapport de force, contre le système patriarcal et capitaliste. L’idée serait que les femmes et minorités de genre se mettent en grève pour montrer quel poids elles ont dans la société, et pour montrer que bah, sans nous, le monde s’arrête.
V. - La dimension féministe là dedans, c’est qu’il y a aussi l’idée de souligner les différentes dimensions du travail, qui sont donc le travail salarié, appelé travail productif [2], mais aussi le travail reproductif [3], donc beaucoup le travail domestique. C’est là que s’articule une grande part de la grève féministe.
C’est quoi l’état de vos liens avec les syndicats à Rennes, et plus généralement entre la coordination féministe et les syndicats ?
M - Au niveau national c’est difficile à dire. A Rennes, les syndicats avec lesquels on travaille beaucoup c’est surtout avec la commission femmes de Solidaires... Euh, la commission féministe de Solidaires plutôt, le nom a changé. Du coup, avec elle on travaille beaucoup dans l’organisation et du 8 mars, et du 25 novembre. Plus d’autres syndicats, notamment pas mal la CNT, FO, et un peu la CGT.
L’idée que l’on a c’est de travailler ensemble sur des revendications communes. Que nous on puisse apporter les revendications qu’on va construire avec la coord’ féministe. Et que les camarades féministes des syndicats puissent aller localement dans les boîtes, sur les lieux de travail, pour discuter avec les personnes pour faire des revendications concrètes sur ce serait quoi "améliorer leur quotidien".
C’est aussi de s’articuler entre les revendications propres au milieu professionnel, où historiquement dans les syndicats, c’est calé, et une autre partie du mouvement féministe qui se développe ces dernières années et qui a un petit peu remit de l’eau au moulin de toutes ces mobilisations des 25 novembre et du 8 mars. Et puis de s’articuler sur la dualité du travail productif et reproductif.
V - Les personnes qui ont l’habitude d’organiser des grèves et qui connaissent les métiers savent vraiment ce qui peut faire chier les patrons, qu’est ce qui peut mettre à mal le système, etc… Bah du coup c’est là que les syndicats sont aussi importants, parce que c’est eux qui vont dire "Oui, en tant qu’infirmière t’as pas envie de partir en grève. Ok, mais du coup tu peux faire, ça ,ça, ou ça .
Sur le travail productif, est-ce que vous envisagez de mobiliser aussi en dehors des syndicats ? Et comment vous envisagez de mobiliser les gens sur le travail reproductif / travail gratuit ?
V - Y’a 2 parties dans la question, mais elles peuvent être fortement liées à travers la transformation que connait la société avec le passage du travail reproductif vers un travail salarié. Par exemple sur la question de l’exploitation dans les métiers de l’entretien, du soin, du lien. Les agent·es d’entretiens, les aides à domiciles, les AESH - les Accompagnant·es d’Élèves en Situation de Handicaps - des aides soignantes... Et où on voit que ça relève du travail reproductif mais qui va être salarié. Je pense qu’il est là peut-être notre rôle, de vraiment ré-appuyer sur ça et de l’articuler avec les luttes féministes qui touchent plus au travail gratuit et dont les syndicats s’emparent un petit peu moins parce que leurs priorités vont être sur les lieux professionnels.
Après, les secteurs fortement féminisés c’est aussi des secteurs qui sont souvent sous-syndiqués. On a un peu envie d’aller directement à la rencontre de personnes qui sont employées. Le problème étant que les secteurs féminisées c’est souvent des personnes qui n’ont pas de lieux de travail fixe, par exemple les aides à domicile. En fait, où est-ce que tu vas rencontrer les aides à domicile ? C’est pas forcément évident, faut connaître les horaires, savoir à quel moment elles vont récupérer la voiture de la boîte.
Pour le travail gratuit, il est encore plus invisibilisé que le travail salarié des femmes et des minorités de genre alors que c’est le travail sur lequel repose tout le fonctionnement de l’organisation sociale. Ce qui est important pour nous de penser c’est que, si on veut que tout s’arrête, il faut aussi penser les effets en cascade. Par exemple, le corps enseignant va se mettre en grève, et du coup les enfants vont plus pouvoir être accueillis à l’école, donc ils vont se retrouver à la maison. Qui va les prendre en charge ? Pour nous, ça veut dire penser cette dimension là pour que la grève du travail domestique et du travail reproductif liés aux enfants, à la prise en charge des enfants et à l’éducation, ne retombe pas, de fait, sur les mères et les parents.
Aussi, on veut pas juste dire, "le 8 mars je fais pas le ménage, je le ferais 9". C’est pas l’idée. C’est vraiment de renverser toute cette dynamique. C’est peut-être aussi de faire la grève plus longtemps que juste le 8 mars. Mais du coup, oui, le travail gratuit est quelque chose de tout à fait central dans les revendications liées à la grève féministe.
Pendant le festival vous aviez une discussion avec les féministes suisse. Est-ce que leur mouvement de 2019 vous a inspiré ?
V - C’est sûr, l’idée de la grève nous est pas tombée du ciel. C’est parce qu’on a vu les autres faire qu’on s’est dit que c’était possible. Et le slogan "Si on s’arrête le monde s’arrête" c’est à peu près le même en Espagne et en Suisse.
A - Je pense que ce qui était bien dans ce qu’elles racontaient c’était de montrer que c’était possible. Et de montrer que, elles sont parties comme nous, d’un mouvement qui étaient à construire, où les gens étaient en colère et avec cette même question de "Comment on fait pour les mobiliser ?". C’est une question qu’on se pose maintenant en fait. Elles ont raconté qu’elles ont beaucoup taffé, et qu’à un moment l’engrenage s’est enclenché et ça a grossit grossit grossit. Elles ont construit une des plus grosses mobilisation sociales qu’il y a eu en Suisse quuand même.
M - Ça montre aussi à quel point le sexisme qu’on connaît en France c’est pas du tout du tout propre à la France ou à l’Europe. En Amérique du sud elles ont les mêmes problématiques que nous… à des échelles différentes parce que quand on voit le taux de féminicides, il est différent mais c’est quand même les mêmes revendications et les mêmes systèmes qu’on dénonce.
V - Et aussi il y a la dimension de ce qui nous échappe. C’est des camarades qui ont tout donné. Et puis à un moment l’engrenage s’est pris et ça à complètement dépassé ce qui était attendu. Parce que dans tout les plus gros mouvements sociaux ça part de ça. Ça part d’un truc où on se disait pas que ça allait tout retourner, et puis tout d’un coup, tout brûle. Je pense que c’est c’est l’idée : "On donne tout on donne tout on donne tout", jusqu’à l’étincelle. Et après c’est notre moment quoi.
Est-ce que vous connaissez des pays où des mobilisations féministes ont pris de l’ampleur dans la durée ?
V - Moi je suis pas du tout experte du mouvement social qui a eu lieu au Chili mais c’est quelque chose qui était super impressionnant. Et qui donne aussi beaucoup espoir parce que ça s’inscrivait dans un mouvement social qui était beaucoup plus large que des revendications féministes, mais où les revendications féministes étaient clairement ancrées. Le mouvement a aussi beaucoup tenu parce que y avait une prise en charge collective de tout pleins de choses. Je citais toute à l’heure l’exemple des enfants. C’était aussi le cas au Chili. Avec en plus toutes les questions de ravitaillement, de nourrir les luttes. Pour penser un mouvement sur le long terme il faut aussi penser à ça, et penser à la subsistance des personnes qui mènent la lutte.
A - C’est vrai que les grosses mobilisations féministes qu’on a en tête sont sur 1 jour. Et ça me parait complètement utopiste de dire "à partir du 8 mars 2023 c’est grève reconductible". Mais après y’a des pays comme en Argentine où elles ont pas fait que la grève le 8 mars, y’avait eu un mouvement en octobre, qui a été repris en mars. Le Chili c’est aussi un bon exemple où le mouvement social et le mouvement féministe se sont rejoints. Et là ça fait un truc de fou. Une des choses concrètes que ça a donné c’est quand même sur la constitution. Car dans les personnes qui ont été élues pour l’écrire, y’avait pleins de camarades féministes. Là on n’a pas encore la constitution, mais on peut imaginer ce qui va en sortir de différent aussi. Même si moi personnellement écrire une nouvelle constitution c’est pas ça qui m’anime. Mais de fait ça va quand même certainement concrètement changer la vie des gens au Chili.
Comment pensez-vous faire adhérer les gens à la grève malgré les difficultés salariales, familiales, budgétaires, qui touchent en particulier les femmes et minorités de genre ?
V - Je pense que c’est la grande question. Si on avait la recette magique de comment est-ce qu’on mobilise on l’appliquerait tout le temps mais... Je pense qu’il faut le diffuser partout, le rabâcher. Moi j’ai l’impression que déjà ça marche un tout petit peu, parce qu’on serait pas là à répondre à des questions sur la grève féministe. Du coup j’ai l’impression qu’on va le rabâcher, le mettre dans toutes les manifestations du mouvement social, avec des drapeaux ou des pancartes "grève féministe 2023".
Il faut aussi faire attention à la fois à comment on construit la mobilisation autour des enjeux de faire grève, et à comment on construit la mobilisation autour d’alternatives pour que, nous les femmes et minorités de genre, on ne mette pas à mal les personnes dont on s’occupe en majorité.
A - Je pense qu’il faut pas être puriste sur la grève. C’est ce que les camarades Suisse racontaient aussi et que j’ai trouvé vraiment très cool. En Suisse le code du travail n’est pas du tout aussi protecteur qu’en France, y’en a qui risquait vraiment très gros en se mettant en grève. Et donc elles disaient que c’était aussi possible de porter un badge ce jour-là au travail, ou faire une pause qui fait une heure au lieu de 10 min. Oui moi dans mon idéal j’aimerais que tout le monde fasse la grève générale et que l’économie s’arrête ce jour là, mais je pense aussi qu’il faut qu’on réussisse à faire de la construction pas par pas.
Pourquoi le 8 mars ?
A- Le 8 mars c’est une date qui est fortement liée au mouvement ouvrier parce que c’est les femmes en Russie en 1917 se sont révoltées. C’est ça qui a été un des lancements de la révolution russe. Même si les luttes féministes n’ont pas toujours fait bon ménage avec les luttes ouvrières pour organiser un mouvement, il faut des organisations et c’est plus facile si tu vas sur les dates que ces organisations font vivre. Mais c’est vrai qu’on aurait pu choisir une autre date comme l’ont fait les camarades suisses qui elles se mobilisent le 14 juin [4] parce que c’est une date spécifique à leur contexte. Mais j’ai pas l’impression qu’en France on est une date vraiment spécifique et emblématique autre que le 8 mars, et du coup, bah c’est le 8 mars ^^.
V - Je trouve que c’est bien de ne pas construire cette grève féministe sur la date du 25 novembre pour différencier les violences sexistes et sexuelles à travers une journée particulière parce que c’est une thématique propre.
A - Moi je suis pas forcément d’accord sur le fait de ne pas faire grève le 25 novembre parce que typiquement en Argentine "Ni una menos" ("Pas une de moins") [5] c’était une grève par rapport aux violences sexistes et sexuelles. Evidemment que c’est pas des choses qui s’excluent et que c’est des thématiques sur lesquelles il faut continuer de lutter sur le même front quoi.
A - Moi j’ai l’impression que les collectifs NT en général, dont NT35, se sont construit suite au mouvement Metoo et étaient donc initialement axés sur les violences sexistes et sexuelles. Je pense qu’il faut pas qu’on abandonne cet aspect parce qu’il faut qu’on réussisse à faire la jonction entre ce mouvement et le mouvement féministe plus syndical. C’est aussi important et on va pas se mettre à se dire "Bon maintenant la seule chose qui compte c’est d’aller faire des réunions avec des syndicats et de diffuser la question de la grève féministe". On va continuer à faire plein d’autres choses et à faire vivre le mouvement féministe à Rennes.
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