Diffuser les résultats des premières enquêtes et des procédures de justice établissant désormais clairement les faits ; revenir sur la définition des mots ; démonter la honteuse couverture médiatique des massacres, l’occultation ou la minimisation des destructions, des morts, de la famine ; réaffirmer la primauté de la raison et des arguments contre la folie et la haine ; et mieux comprendre ainsi, peut-être, l’incroyable passivité et l’ignoble complicité qui règnent dans les pays occidentaux. Comment lesdits pays occidentaux répondront-ils de cette nouvelle faillite morale ? Il est trop tôt pour le dire. Il nous reste à continuer à lutter et à manifester, inlassablement, et à relayer le travail réalisé par Alain Gresh, Enzo Traverso, ou encore Didier Fassin. Du livre, indispensable, écrit par ce dernier et paru en septembre dernier à La Découverte, nous reproduisons une partie du chapitre consacré, précisément, à la qualification de « génocide ».
Les mots sont importants. Ils le sont particulièrement lorsqu’ils ont une résonance historique, une signification politique et une implication juridique. Le 29 décembre, la République d’Afrique du Sud introduisait auprès de la Cour internationale de justice de La Haye une instance contre l’État d’Israël au sujet de « supposés manquements aux obligations qui incombent au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide en ce qui concerne les Palestiniens dans la bande de Gaza [1] ».
Ce n’était certes pas la première fois que le mot « génocide » était utilisé dans l’espace public à propos de la guerre menée par Israël. Le 15 octobre, plus de huit cents universi- taires et chercheurs du monde entier spécialistes en science politique, études des conflits et analyses des génocides avaient alerté la communauté internationale sur un « potentiel génocide à Gaza », rappelant du reste que les seize années de blocus de ce territoire avaient été déjà qualifiées de « prélude à un génocide [2] ».
Le 19 octobre, neuf rapporteurs spéciaux des Nations unies avaient parlé d’un « risque de génocide contre le peuple palestinien », sur la base notamment des « déclarations des responsables politiques israéliens et de leurs alliés » [3].
Le 13 novembre, des Palestiniens avaient intenté un procès au président des États-Unis et à deux de ses ministres pour « incapacité à prévenir le génocide en cours et complicité dans sa commission » [4].
Le 12 décembre, la Fédération internationale des droits de l’homme, qui regroupe 178 organisations de 120 pays du monde, s’était alarmée de manière plus affirmative, dans une résolution de son bureau international, du « génocide en cours en Palestine », indiquant même que « les États et les individus qui fournissent une assistance à Israël en sont complices » [5].
Le 26 janvier, quatre semaines après avoir été saisie, la Cour internationale de justice, ayant entendu les arguments sud-africains et israéliens, rendait son ordonnance.
Il faut rappeler ce que dit la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations unies de 1948, ratifiée par l’Afrique du Sud et Israël, car nombre de celles et ceux qui contestent son application dans le cas présent semblent en méconnaître les termes [6].
« Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel », explique le texte. La liste de ces actes est précise : « a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’in- tégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ». La sanction de l’un ou de plusieurs de ces actes s’applique aux personnes qui y sont impliquées à l’un des titres suivants : « a) le génocide ; b) l’entente en vue de commettre le génocide ; c) l’incitation directe et publique à commettre le génocide ; d) la tentative de génocide ; e) la complicité dans le génocide [7]
En somme, la reconnaissance de ce crime suppose à la fois des actes et une intention. Dès le 10 novembre, le spécialiste israélien des études sur les génocides Omer Bartov s’était inquiété de ce que l’évidence de la seconde en Israël annonçait la réalisation des premiers à Gaza : « Ma plus grande préoccupation en observant le déroulement de la guerre est qu’il existe une intention génocidaire, qui peut facilement se transformer en action génocidaire » [8].
À peine deux mois plus tard, dans le document de 84 pages qu’elle a rédigé pour l’organe judiciaire des Nations unies, l’Afrique du Sud établissait avec un détail de plus de 600 sources que l’intention était devenue action. D’un côté, il y avait les destructions considérables, y compris des structures de santé et d’enseignement, et les crimes de masse contre les civils, par les bombardements et le siège total qui privaient la population de nourriture, d’accès à l’eau et de possibilité de soins, tout en entravant l’accès à l’aide humanitaire. De l’autre, il y avait les déclarations des responsables politiques, chefs militaires et autres personnages publics qui attestaient le projet d’effacement de Gaza et d’annihilation de ses habitants. Il faut donc, comme s’y est employée l’Afrique du Sud, revenir sur les faits et sur les discours.
Les faits sont difficilement réfutables. Lors d’une conférence de presse, le 22 décembre, le secrétaire général des Nations unies António Guterres affirmait que des « vétérans de l’humanitaire qui avaient servi dans des zones de guerre et des catastrophes naturelles de par le monde– des gens qui ont tout vu – déclaraient n’avoir jamais rien vu de semblable à ce qu’ils voyaient à Gaza » [9].
Lorsque l’Afrique du Sud a rédigé son document, moins de trois mois après le débutde l’intervention militaire israélienne à Gaza, on comptait déjà 21 110 Palestiniens tués, dont 70 % de femmes et d’enfants, auxquels s’ajoutaient 7 780 personnes disparues, se décomposant sous les ruines des bâtiments.
Selon les services de renseignements états-uniens, près de la moitié des bombes lâchées sur le territoire l’étaient à l’aveugle tandis que des bombes de près d’une tonne susceptibles de creuser des cratères de 360 mètres de diamètre étaient larguées sur des zones densément habitées, ces deux éléments attestant la volonté de décimer des civils de manière indiscriminée. Chaque jour, plus d’une centaine d’enfants mouraient, et l’on estime que plus d’enfants ont été tués à Gaza au cours des trois premières semaines de la guerre que, chaque année depuis 2019, dans l’ensemble des conflits de la planète. Lors des évacuations massives de population imposées par l’armée israélienne, des déplacés ont été la cible des soldats, des drones ou des bombes sur les trajets supposés être des corridors sécurisés. Certaines professions étaient particulièrement affectées : 311 médecins, infirmières et autres agents de santé, 103 journalistes, 209 enseignants, 144 agents des Nations unies, principalement des humanitaires, ont été tués en moins de trois mois. On dénombrait au cours de cette période 238 attaques contre des structures sanitaires dans lesquelles au moins 570 personnes avaient été tuées et 746 autres blessées parmi les patients et les déplacés venus se réfugier dans ces bâtiments. Parmi les 55 000 blessés, un millier d’enfants ont perdu un ou les deux membres inférieurs, et l’utilisa- tion de munitions incendiaires au phosphore blanc a causé de sévères brûlures. La frayeur et le traumatisme provoqués par les bombardements, la présence militaire, les déplacements forcés et le spectacle des morts et des destructions sont à l’origine de graves troubles psychiques, surtout parmi les plus jeunes.
Compte tenu de la destruction totale ou partielle des hôpitaux et des cliniques, de la mort de nombreux personnels de soins, de l’absence d’électricité et du manque de médicaments, les blessés, les brûlés et les malades ne peuvent plus guère être soignés et même des amputations se font parfois sans anesthésie. En raison des dommages subis par les usines de désalinisation de l’eau de mer après les bombardements et des coupures des canalisations par l’armée, l’accès à l’eau potable est réduit au dixième du seuil minimal requis dans les situations de famine [10].
En effet, le blocus total déclenché dès le début de la guerre a entraîné une pénurie alimentaire de plus en plus profonde. Cette situation a été aggravée par la dévastation des zones cultivées fournissant d’ordinaire une nourriture locale et la destruction de plus des deux tiers des bateaux de pêche. La population est ainsi devenue totalement dépendante de l’aide humanitaire, dont l’armée israélienne a fini par laisser passer un dixième de celle prévue et dont les convois ont parfois été visés par les tirs de ses soldats.
Selon les Nations unies, au début de l’année 2024, un demi-million de personnes étaient confrontées au niveau le plus élevé d’insécurité alimentaire, considéré comme « catastrophique », avec carence complète de nourriture, épuisement total et famine. Lorsque de rares denrées parvenaient dans la bande de Gaza, la ruée des habitants affamés vers les sites de distribution provoquait des bousculades et des bagarres, tandis que les tanks et les snipers tiraient souvent sur la foule, comme ce fut le cas le 29 février pendant plus d’une heure lors du « massacre de la farine », au cours duquel 118 Palestiniens ont été tués et 760 blessés. Quatorze autres attaques similaires, quoique moins meurtrières, avaient précédé ce bain de sang [11].
La situation humanitaire a de surcroît encore été aggravée par les allégations israéliennes à l’encontre de l’unrwa, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine, de loin la plus grande agence internationale d’aide à Gaza, accusée d’entretenir des liens avec le Hamas et même d’avoir dans ses rangs des participants aux événements du 7 octobre, ce qui a entraîné la suspension du financement de seize des plus grands pays donateurs, dont les États-Unis, l’Allemagne et la France, sans qu’Israël ait apporté aucun élément attestant l’implication de ces membres que les services de renseignements états-uniens considèrent comme peu vraisemblable [12].
La mission indépendante des Nations unies présidée par Catherine Colonna a rendu ses conclusions dans un rapport de 54 pages publié le 22 avril 2024, confirmant le fait qu’Israël n’avait fourni aucune preuve à l’appui de ses accusations, saluant la rigueur de l’agence en termes de neutralité de son activité, et faisant une série de recommandations pour en améliorer encore le fonctionnement [13]. Par ailleurs, l’Office of Internal Oversights Services, bureau indépendant chargé d’enquêter sur les allégations concernant dix-neuf membres de l’unrwa accusés d’avoir participé à l’incursion sanglante en Israël, a présenté aux Nations unies, le 5 août 2024, un rapport indiquant qu’il existait des doutes concernant neuf d’entre eux, dont les contrats ont donc été immédiatement interrompus [14].
En réalité, il apparaît que la déstabilisation de l’agence fait partie d’un plan israélien destiné à « détruire l’unrwa », dont les camions d’aide ont été interdits d’entrer à Gaza, avec pour conséquence, selon son directeur des opérations, que « plus de gens vont mourir » [15].
Mais les discours sur le projet de l’État hébreu ne sont pas moins probants que les faits. Pour l’historien israélien Raz Segal, qui parle de « cas d’école en matière de génocide », il est en effet rare que les auteurs expriment leur intention d’en commettre un de manière aussi « explicite, ouverte et décomplexée » [16].
Car, très vite, les déclarations, jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir, ont montré que l’intervention militaire israélienne à Gaza visait bien plus que la disparition du Hamas, objectif que beaucoup considéraient du reste comme inatteignable : c’étaient indistinctement l’ensemble du territoire et de ses résidents qui étaient la cible.
La liste des citations documentées par l’Afrique du Sud est impressionnante : le Premier ministre demandant aux soldats de « se souvenir de ce qu’Amalek vous a fait », en référence à l’ennemi biblique dont Israël devait, selon le texte sacré, indistinctement « tuer les hommes et les femmes, les nourrissons et les nouveau-nés » ; le président affirmant à propos des Palestiniens que « la nation entière est responsable » et doit être « combattue jusqu’à lui briser l’échine » ; le ministre de la Défense indiquant qu’il n’y aurait plus « ni électricité, ni nourriture, ni eau, ni essence », car il s’agit d’une guerre « contre des animaux humains » et il faut « agir en conséquence » ; le ministre de la Sécurité nationale précisant que lorsqu’on dit que « le Hamas doit être détruit, cela signifie aussi ceux qui célèbrent et ceux qui soutiennent » son action, car « ils sont tous des terroristes et doivent aussi être détruits » ; le ministre de l’Énergie et des Infrastructures proclamant qu’ils « ne recevront pas une goutte d’eau jusqu’à ce qu’ils quittent le monde » ; le vice-président de la Knesset annonçant un « but commun : éliminer la bande de Gaza de la face de la Terre » ; un major général réserviste expliquant qu’il faut « faire de Gaza un endroit où il est impossible de vivre » et « dire aux gens qu’ils n’ont que deux choix : rester et mourir d’inanition, ou bien partir » [17].
Ce sont encore des dizaines de citations de parlementaires, de journalistes, de soldats qui répètent qu’il n’y a « pas d’innocents » et « pas de place pour des gestes humanitaires ». Ainsi que l’observe l’avocat et anthropologue états-unien Darryl Li, la force du cas présenté par l’Afrique du Sud tient à cette « méticuleuse reconstitution de l’intention génocidaire » [18].
La Cour internationale de justice a d’ailleurs été convaincue par l’argumentaire, la quasi-unanimité de ses membres ayant soutenu sa résolution, y compris le juge représentant les Etats-Unis, et, dans le langage prudent de ce qui est avant tout une ordonnance vivant à prévenir un « risque réel et imminent de préjudice irréparable », en attendant un jugement sur le fond qui prendra probablement des années, elle reconnaît qu’au regard des « faits et circonstances » présentés l’invocation de la Convention sur le génocide et les réponses proposées par le plaignant sont « plausibles ». Il y a par conséquent « urgence à agir », Israël étant sommé de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter la commission des crimes indiqués dans ladite convention, punir les personnes qui y inciteraient et laisser entrer l’aide internationale [19]
p.-s.
Nous reproduisons cet extrait du chapitre 3 du livre Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza avec l’amicale autorisation de l’auteur et de la maison d’édition.
notes
[1] Les documents sont disponibles sur le site de la Cour :
<www.icj-cij.org/index.php/fr/node/203395>
.
[2] « Public statement : Scholars warn of potential genocide in Gaza » :
.
[3] « Gaza : un experts decry bombing of hospitals and schools as crimes against humanity, call for prevention of Genocide » : <www.ohchr.org/en/press-releases/2023/10/> .
[4] « Defense for Children – Palestine v. Biden » : <https://> .
[5] « Arrêter le génocide en cours en Palestine : appel de la fidh à la communauté internationale » : <www.fidh.org/> .
[6] Par exemple, Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël, affirme qu’avec « le différentiel de puissance qui existe sur le terrain, si on avait voulu génocider cette population, ce n’est pas 32 000 civils palestiniens qu’on déplorerait, c’est 200 000 » (émission À l’air libre du site Mediapart, « Guerre d’Israël à Gaza : le chaos et l’impasse », 4 avril 2024). En fait, le nombre de victimes ne définit pas un génocide.
[7] <www.ohchr.org/fr/instruments-mechan...> .
[8] Omer Bartov, « What I believe as a historian of genocide », The New York Times, 10 novembre 2023.
[9] United Nations, Press Conference by Secretary-General António Guterres, 22 décembre 2023, <https://press.un.org/> .
[10] Toutes les références des statistiques présentées se trouvent dans Republic of South Africa, « Application instituting proceedings », icj, 29 décembre 2023,
[11] Clothilde Mraffko, « À Gaza, de nouveaux témoignages sur le “massacre de la farine” », Le Monde, 29 février 2024. L’armée israélienne affirme que les morts ont été causées par les mouvements de foule et l’écrasement par les camions, mais les journalistes ont recueilli de nombreux récits de Palestiniens qui ont essuyé les tirs des soldats et ont vu autour d’eux des personnes être abattues. Cette attaque s’inscrivait dans le cadre de ce que les Nations unies appelaient un pattern, un schéma habituel.
[12] Julian Borger, « Israel yet to provide evidence to back unrwa 7 october attack claims – un », The Guardian, 1er mars 2024. Plusieurs membres de l’unrwa, arrêtés par l’armée israélienne puis libérés, ont témoigné avoir été torturés dans le but de leur faire dire que l’agence avait des liens avec le Hamas et que certains de ses membres étaient impliqués dans l’attaque du 7 octobre : <www.reuters.com/world/middle-east/unrwa-> .
[13] Le rapport s’est notamment penché sur l’accusation de formulations antisémites dans les livres scolaires. Analysant trois enquêtes sur les manuels pédagogiques produits par l’Autorité palestinienne et utilisés dans les écoles de l’unrwa, deux contenus considérés comme antisémites avaient été identifiés, mais à la suite d’observations transmises à l’agence, une réédition supprimait l’une et modifiait l’autre : <www.un.org/sites/un2.un.org/files/2...> . On peut ajouter que les livres scolaires palestiniens sont scrutés beaucoup plus attentivement que les manuels pédagogiques israéliens, dont plusieurs études montrent pourtant les biais nationalistes et les représentations négatives des Arabes et des Palestiniens : Nurit Peled-Elhanan, Palestine in Israeli School Books : Ideology and Propaganda in Education, Londres, I. B. Tauris, 2012.
[14] L’unrwa compte 30 000 membres, dont 13 000 dans la bande de Gaza. Neuf d’entre eux, soit moins d’un pour mille, « pourraient avoir été impliqués dans les attaques du 7 octobre », selon le rapport : <www.unrwa.org/newsroom/> .
[15] Neve Gordon et Mouna Haddad, « The road to famine in Gaza », The New York Review of Books, 18 avril 2024.
[16] Raz Segal, « A textbook case of genocide », Jewish Currents, 13 octobre 2023.
[17] Toutes les références de ces citations sont dans : Republic of South Africa, « Application instituting proceedings », icj, 29 décembre 2023, <www.icj-cij.org/sites/default/files...> .
[18] Darryl Li, « The charge of genocide », Dissent Magazine, 18 janvier 2024.
[19] International Court of Justice, « Order : Application of the Convention on the prevention and punishment of the crime of genocide in the Gaza Strip (South Africa v. Israel) », 26 janvier 2024 <www.icj-cij.org/sites/default/files...> .
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