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[Harz-Labour] Coronavirus : une expérience de l’effondrement du monde

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Coronavirus et confinement : article n°13.

Romain Huët, sociologue et enseignant à Rennes 2, a publié récemment une tribune dans Libération, intitulée "Après l’effondrement du monde". Avec l’accord de l’auteur, Harz-labour en publie la version longue.

Coronavirus. Une expérience de l’effondrement du monde

La crise sanitaire du Coronavirus précipite chacun dans un état à bien des égards anxiogène. Cette anxiété collective est liée au fait que nous faisons une expérience de l’effondrement du monde. Chez H. Arendt, le monde désigne l’artifice humain au sein duquel les hommes logent leur vie proprement humaine. Il exige des productions matérielles (œuvres) vouées à durer et à témoigner du passé des pays. Il suppose également que les hommes puissent y apparaître au moyen de leurs actions, de leurs paroles et de leurs dialogues. Le monde prend tout son sens lorsqu’il offre aux humains un lieu stable afin qu’il puisse s’attacher à des repères, s’ancrer dans le réel et modérer son instabilité biologique, psychique et émotionnelle [I. Droz-Vincent : https://philopsis.fr/wp-content/uploads/2016/10/l_idee_de_monde_chez_hannah_arendt.pdf]. H. Arendt a toujours montré que les temps sombres (guerres, totalitarismes, etc.) se manifestent par un effondrement du monde. Les conséquences politiques et psychiques sont susceptibles d’être désastreuses.

Il est aisé de comprendre que la crise sanitaire actuelle altère profondément notre relation au monde. Depuis les premiers jours du confinement, tant de choses ont été écrites sur le monde d’avant, sur le présent et sur le futur. Des journaux de confinements, plus ou moins indécents, sont apparus massivement. En règle générale, dans ces journaux, leurs auteurs pressentaient que cette crise sanitaire ouvrait à une relation sensible au monde alors que celle-ci était jusqu’alors profondément détériorée à cause d’une vie ordinaire saturée d’obligations diverses. On serait censés éprouver l’éveil printanier de la nature. Un nouveau temps s’offrirait à nous ; un temps ralenti où enfin les conditions seraient réunies pour que les vies voisinent entre elles dans le huis clos familial. Le rapport à soi serait censé s’enrichir de cette expérience de défamiliarisation avec la vie ordinaire. Chacun est invité à s’éprouver davantage en profondeur. En somme, cette crise sanitaire ouvrirait la voie à des bifurcations existentielles : changer de métier, de rythme, de façon de s’orienter dans la vie de tous les jours, de percevoir la nature, d’éprouver le temps, de vivre ses sociabilités, etc.

Ces journaux ont évidemment quelque chose d’indécent. Leur indécence ne réside pas tant dans le fait qu’ils émanent d’une bourgeoisie privilégiée disponible à de telles transformations intérieures. Elle provient plutôt du fait que ces témoignages saturent l’espace médiatique, qu’ils n’analysent rien de la dimension politique de cette crise en particulier de l’expérience inégalitaire du confinement. Cette crise est alors vécue comme une sorte de pause originelle où le monde, dans sa dimension esthétique et sensible, se déploie à nouveau à qui voudrait bien le percevoir. Cette crise serait alors un simple ralentissement de la vie, un intermède qu’il nous faut occuper de la meilleure façon possible avant d’être à nouveau en mesure d’affronter les cadences dévastatrices de la normalité. Et, quand ces mêmes journaux (Leïla Slimani, Marie Darrieussecq par exemple), sous les feux de la critique, s’ouvrent à l’expérience inégalitaire du confinement, il s’agit d’un simple exercice de pitié et d’empathie au service d’une politique compassionnelle. Ils n’appellent en rien à ce que la société se réfléchisse dans ce qu’elle lui manque, dans ce qu’elle a de brutal pour de nombreuses vies et que le confinement révèle de façon éclatante. L’enjeu est probablement moins de s’attarder sur la douleur de certaines expériences, sur le caractère insoutenable de certaines vies que de se demander comment sortir de l’état de passivité et d’impuissance pour convoquer la responsabilité collective face aux inégalités.

Il n’en demeure pas moins incontestable que cette interruption de la quotidienneté est susceptible de modifier nos manières d’habiter le réel. D’autres pistes du vivre pourraient se déployer. La crise sanitaire est une altération qualitative de la vie normale : la vie est gênée dans ses habitudes les plus banales. Mais, pour reprendre les termes de M. Macé, cette crise inaugure également une nouvelle « allure de la vie » (M. Macé, Styles, La Découverte, 2017). Nous sommes tenus de procéder à de nouveaux arrangements avec nos façons de vivre. Cette crise nous déshabitue de nos actions courantes. La vie est gênée et connaît ses impasses. Elle est alors tenue de s’inventer autrement. À imaginer que le quotidien pourrait un jour se re-former, il ne s’éprouvera qu’avec cette conscience aiguë de la fragilité et de l’indétermination de la vie individuelle et collective. La question de ces transformations existentielles est bien politique : est-ce que la façon dont nous allons nous y prendre aura un avenir tant pour soi que pour le monde ?

Que cette crise ouvre la voie à des bifurcations existentielles est une évidence. Il est tout aussi évident que nous sommes inégaux face à ces dynamiques de possibilisation de la vie. D’autres, en nombre plus grand, sont confrontés à la précarité de leur situation et au vécu concret de l’injustice. Clyde Marlo-Plumauzille propose d’ailleurs d’en faire le récit [https://www.liberation.fr/chroniques/2020/04/22/d-autres-recits-que-les-leurs_1786074]. Les possibles sont gelés. La vie y devient incertaine : comment vivre un huis clos familial dans une grande promiscuité ? Comment penser un avenir quand l’incertitude et la précarité matérielle accélèrent le sentiment d’un naufrage à venir ? Un certain nombre de reportages et d’analyses ne se contentent pas de mentionner l’existence de ces inégalités mais tentent de les saisir dans ce qu’elles ont de permanentes et d’insoutenables (voir les analyses sur acta.zone). Les débuts de révolte dans quelques villes françaises témoignent du franchissement d’un seuil limite (voir les reportages du Bondyblog : bondyblog.fr). La réalité y est depuis longtemps insupportable. Cette crise objective de façon éclatante nos conditions inégalitaires dans tous les domaines de la vie.

Que peut-on donc écrire sur cette crise ? Entre ce qu’elle ouvre, ce qu’elle objective et ce qu’elle confirme sinon accentue avec une violence inouïe. Nos perceptions sont troublées tant nous faisons une expérience radicale de l’incertitude. Cela nous conduit à poser une question des plus élémentaires : « qu’est-ce qu’il nous arrive ? » [https://lundi.am/Qu-est-ce-qu-il-nous-arrive-par-Jerome-Baschet]. Bienheureux celui qui s’empresserait d’y répondre. Néanmoins, il me semble que nous devons prendre la mesure que, ce qui nous arrive, est une expérience du monde défaite.

D’abord, nous sommes précipités dans une situation d’incertitude radicale. Nos gouvernants, qui ont jusqu’alors pris pour habitudes de rationaliser, de prévoir, d’anticiper, de prévenir les « risques » sont confrontés à leurs limites. Cette limite ne provient plus de l’intérieur, c’est-à-dire les limites que se fixent les gouvernants par eux-mêmes en rapport à leurs objectifs, leurs stratégies et leurs intérêts. C’est une limite extérieure ; un virus qui contrarie l’ensemble de leurs plans sur l’avenir. Non seulement, ils éprouvent une rigoureuse difficulté à rendre lisible le présent, mais c’est plus généralement l’avenir qui est indéchiffrable. Par exemple, quelle est la capacité de la population à supporter le confinement, à accepter un déconfinement drastiquement conditionné, à vivre dans un état d’inquiétude permanente, etc. ? Peut-on imaginer sérieusement une population acquise à la surveillance généralisée, à une mise au travail sous contrainte et sans les compensations que l’on trouve habituellement dans la vie sociale hors travail ? L’obsession gouvernementale de rattraper le retard économique pris par le confinement est contrariée. Le risque d’explosion sociale est immense. Pourront-ils faire accepter à une population déjà usée et incrédule leur monde qui a montré de façon éclatante ses limites ? Pourront-ils s’acharner à réparer ce qui a été brisé ? Contrôler, surveiller, mettre au travail, relancer ce qui a été définitivement perdu. Cette crise a introduit une brise dans le tragique de l’immuable. Cette cage d’acier qu’est le capitalisme se desserre. Elle s’écroule de façon lamentable alors que nombreux étaient ceux qui ont tenté de le griffer sans succès significatif. Cette crise a convaincu de son caractère non-immuable ; un quelque chose est arrivé et est un indice d’ouverture. La théorie devient pratique : comment penser et s’orienter sans horizon ? Comment penser un monde consistant ? L’immuable s’effondre, le présent s’ouvre même si cette ouverture est immensément incertaine et non-assurée.

Notre relation subjective au monde est également extrêmement troublée. Ce trouble est d’abord physique. En effet, le monde passe dans notre corps et inspire en nous une crainte continue et insaisissable. Dans la vie de tous les jours, nous ressentons le besoin d’éprouver physiquement le monde : par l’air que nous respirons, par le fait de toucher les objets qui nous entourent, par nos sensations tactiles, visuelles, olfactives, etc. (Rosa, Résonance, La Découverte, 2018). Désormais, nous devons aborder un monde vécu comme tendanciellement répulsif. Porter un masque pour se méfier de l’air que l’on respire, éviter de toucher la boîte de lait dans le supermarché, la barre dans le métro, les poignées de porte, etc. Les objets ordinaires apparaissent dorénavant comme menaçants. Il nous faut les saisir avec précaution, avec des gants, avec des solutions hydro alcooliques pour permettre une chose : supprimer les traces du monde sur mes mains. C’est bien notre relation au monde ordinaire qui est intensément fragilisé. C’est un rapport troublé, grevé dans les actes les plus basiques de la vie. Certes, les désirs de prendre l’air, de se dégourdir le corps, de s’aérer par une courte promenade se font ressentir avec une force inédite. Mais ces nécessités obligent à y répondre de façon anxieuse : il nous faut se dépêcher lorsque l’on fait les courses, éviter les foules, ne pas s’attarder sur un banc public au risque d’être contrôlé, d’avoir à s’expliquer et d’être verbalisé, s’inventer une justification et veiller à l’avoir sur soi, etc. Les conséquences psychiques sont importantes ; l’altérité du monde s’impose à nouveau. Il apparaît comme étranger à un soi qui en devient nécessairement amoindri. Nos tâches ordinaires de domestication du monde sont désormais profondément gênées au point que certains pourraient bien se demander s’il sera possible d’éprouver à nouveau une relation relativement harmonieuse au monde.

Notre rapport à autrui est également bouleversé. Le contact avec autrui est soigneusement évité plus que d’ordinaire. Cela se manifeste par la nécessité de tenir une rigoureuse distance avec son corps sous peine de supporter son regard menaçant lorsque l’on brise « la distanciation sociale ». Nous faisons l’épreuve du regard inquiet de notre voisin qui s’accorde quelques libertés vis-à-vis du confinement. Ce regard reconnaît en nous notre pouvoir de délation. La saturation du « 17 » pour dénoncer les indisciplinés en dit long sur le nombre de ceux qui sont acquis à ses règles et qui se transforment pour l’occasion en petit policier urbain. Notre rapport à autrui est devenu maladroit, non-spontané. Il manque singulièrement de souplesse. On se détourne excessivement d’autrui lorsque l’on se croise pour atténuer les angoisses que fait surgir la simple co-présence des corps en un même lieu. Il faut prendre garde ne pas éternuer ou tousser afin de s’éviter les regards anxieux des inconnus que l’on croise. Le simple fait de tousser produit dorénavant un effet dans le monde ; cela suscite méfiance et inquiétude, une crispation des regards. C’est un rapport qui se rigidifie ; Autrui est à éviter et à contourner. En somme, les rencontres sont moins porteuses de puissance que d’inquiétudes. Toutefois, il convient ne pas aborder ces modifications du rapport à autrui de façon unilatérale. Le contact avec autrui n’est pas entièrement répulsif ou marquer par la distance. Il est aussi de l’ordre du soin, d’une bienveillance inhabituelle voire même d’une entre-aide mutuelle : fraterniser avec les hôtes et hôtesses de caisse dans un sinistre supermarché, faciliter la vie des personnes âgées et plus vulnérables, prendre des nouvelles des personnes que l’on avait auparavant tendance à négliger, etc. Dans leur vulnérabilité, ces relations se font plus graves et gagnent en consistance tant chacun prend conscience de leur importance. Sur le plan politique, en dépit du confinement, les brigades de solidarité se sont lancées un peu partout pour porter assistance aux personnes les plus fragilisées.

Enfin, le rapport à soi est troublé. La vie est concrètement appauvrie du fait de notre séparation au monde. Dans la solitude ou le huis clos familial, pour beaucoup, le temps s’est ralenti. Tenu dans son sinistre chez lui, l’être n’éprouve plus son efficace. Il est même dans l’obligation de se réfléchir. Et, on peut remarquer combien il est difficile d’entretenir ce rapport ouvert à soi. Non seulement, il nous faut nous occuper : tuer ce temps annulé dans l’étroitesse de nos habitations, s’occuper de l’entourage immédiat, des enfants, des tâches quotidiennes tout en « télé-travaillant ». Les plus chanceux d’entre-nous ré-éprouvent le temps en particulier la lenteur. Cette expérience inédite s’accompagne d’une injonction latente : il nous faut nous retrouver une compagnie avec nous-mêmes. Mais, il est tout aussi possible que cette compagnie à soi n’apprenne rien parce que cela fait bien longtemps que nous nous sommes habitués à un rapport distrait et oblique à soi. Comment trouver en soi les ressources pour s’éprouver ? Comment affronter sa propre opacité dans un contexte anxiogène ? Ce que cette crise objective à certains, c’est bien le retard sur soi, l’habitude à être rigoureusement absent à soi. Il est fort possible que nous éprouvions une gêne pesante face à soi. Si l’état de conscience est plus limpide sur ce que nous sommes devenus, les capacités d’idéalisation sont profondément atteintes par ce futur indéterminé si bien que la réflexion est bloquée. Ainsi, ce qui est brouillé, ce n’est pas seulement l’avenir, mais c’est la possibilité même de se tenir face à soi avec ce lancinant sentiment de n’avoir rien à se dire. Ce rapport est d’autant plus compliqué que pour beaucoup, c’est l’avenir qui est hypothéqué : la crainte de perdre son travail, de s’endetter encore davantage, de ne plus être en mesure de s’en sortir. D’ailleurs, on remarque que les insomniaques se font plus nombreux, que les rêves nous bousculent davantage et traduisent indéniablement cette relation perturbée à la vie et cet état collectif d’anxiété [H. Mazurel, E. Serin, https://www.lexpress.fr/styles/psycho/confinement-il-y-a-une-recrudescence-des-reves-erotiques-elizabeth-serin_2124012.html]. Mais si nombreux sont ceux qui préfèrent vivre la nuit, c’est peut-être aussi une façon d’éprouver la vie d’avant le confinement, comme si rien n’avait changé excepté la vie que nous avons à mener le lendemain. C’est peut-être aussi une façon de refuser le jour d’après.

Après ce deuil collectif, s’ouvre une lutte immense : résister à l’emballement anxiogène du monde, se rendre disponible à d’autres façons d’habiter le réel en faisant cette épreuve radicale de l’incertitude, démontrer cette capacité si peu expérimentée de se tenir ensemble face au désastre. Cette crise aura néanmoins suscité une occasion inédite : permettre à la société de se réfléchir dans ce qu’il lui manque. En ces sombres temps, nous avons bien frêle allure. L’humanité éprouve de façon inédite sa précarité. Mais c’est aussi au cœur de cette négativité, du désastre, que se dessine impatiemment l’urgence d’une transformation de l’actuel.

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