Le groupe Giboire se veut familial et met volontiers en avant « ses valeurs, son éthique, sa façon d’être » (Le Télégramme de Brest, 16 novembre 2021) au point qu’il rêvait il y a peu de transformer une petite île du golfe du Morbihan en tirelire touristique, soit un projet d’hôtel 4 étoiles avec piscine et parking de 80 places, pour 30 à 40 millions d’euros d’investissement. Face à un mouvement de contestation, le projet a finalement été annulé. À Rennes, Giboire vient de lancer dans le quartier Alma la construction d’un immeuble futuriste de 4500 m² de bureaux. Le futur, c’est le groupe Giboire qui l’écrit, et il à la couleur du béton.
Les panneaux Giboire sont partout dans Rennes. Le groupe possède une partie de la ville. Il en est l’un des propriétaires. Et quand les prix des loyers et des logements s’envolent, avec pour conséquence de rendre la vie des plus précaires et des plus pauvres toujours plus difficile, le groupe Giboire augmente ses marges financières et se réjouit de voir l’immobilier flamber. Ce constat doit d’ailleurs être largement partagé par les rennais.e.s qui, si l’on s’en tient aux réactions et à l’accueil pour le moins chaleureux que les passant.e.s ont réservé à notre initiative ainsi qu’au tract diffusé devant l’agence, n’en peuvent plus d’engraisser à leurs dépens des groupes immobiliers (Giboire, Blot, Lamotte, etc.) qui spéculent sur leur droit à la ville.
Difficultés pour trouver des logements décents pour les un.e.s, joies des retours sur investissement pour les autres ! Telle est la logique très simple qui organise notre quotidien le plus concret et le plus matériel. Et pour s’assurer que rien ne vienne troubler les affaires de l’immobilier, les décideurs politiques et leurs conseillers transforment la ville en un espace dépolitisé où toute contestation est muselée.
Ne dites plus urbanisme, dites : police préventive.
Qui mieux qu’un spécialiste de Guy Debord et auteur d’un livre sur le béton pour intervenir dans une agence immobilière ? Anselm Jappe est, en effet, l’auteur de Béton, arme de construction massive du capitalisme. Il y montre que le béton armé est un des visages du capitalisme moderne. Le béton est omniprésent, occupe et envahit les zones les plus reculées. C’est l’une des substances les plus utilisées sur la planète. Après le charbon, le pétrole et le gaz, le béton est aussi l’une des causes principales du dégagement de CO2. Sa fabrication est extrêmement polluante et, du fait de la corrosion de l’acier, sa durée de vie ne dépasse guère un demi-siècle. Son recyclage s’avère si compliqué que l’on préfère l’entreposer sous formes de blocs solides. Les déchets représentent ainsi des volumes gigantesques.
Nous voulions qu’Anselm Jappe nous présente de vive voix le contenu de son essai paru aux éditions de L’Échappée.
Nous nous sommes donc retrouvé.e.s à 14 heures, place de la République, au pied de cet immeuble qui sera bientôt transformé en Palais du commerce par la ville de Rennes et Poste Immo (le groupe immobilier de la poste) et nous sommes allé.e.s occuper le lieu qui nous avait semblé tout à fait approprié pour la présentation d’un livre consacré aux ravages écologiques et sociaux causés par les architectes, les entreprises du BTP et les promoteurs immobiliers. Alors que les Champs libres n’étaient pas libres, nous savions que le groupe Giboire, lui, est toujours ouvert aux propositions innovantes !
Mais toutes les innovations ne semblent pas à son goût : s’il est vrai que la camarade qui a lancé la conférence, traitant des difficultés d’accès au logement des personnes trans, a pu terminer son intervention sans encombre en invitant chancun.e à se joindre à l’hommage organisé le soir même sur la place de la mairie dans le cadre de la journée du souvenir trans, Anselm Jappe n’a pas eu la même chance… Son exposé n’avait débuté que depuis une vingtaine de minutes lorsque le responsable de l’agence a débarqué et nous a demandé de mettre un terme à la présentation, alors que l’intervenant venait à peine d’aborder la question de Le Corbusier et du fascisme (question importante s’il en est). Le responsable de l’agence, très agité, nous a demandé de partir, à moins que l’un.e d’entre nous ait le projet d’acheter un appartement ! Et dans ce cas-là, cette personne (et seulement cette personne-là) pourrait rester dans l’agence et un panel d’offres de qualité lui serait alors proposé !
Mais si c’était pour assister à une conférence, non, nous ne pouvions pas rester ! Et pourquoi avions-nous donc recouvert la caméra de l’agence d’un sac plastique ? nous a demandé, très étonné, le chef de l’agence. Nous aurions pu lui expliquer que nous en avions assez des visio-conférences, des webcams et autres caméras et que nous préférions le présentiel, mais nous lui avons tout simplement rétorqué que la réponse à sa question était si évidente que nous n’avions pas de temps à perdre à lui répondre. Par contre, une fois l’exposé terminé, il pourrait tout à fait poser des questions. Car il y aurait un temps pour ça à la fin.
Mais Anselm Jappe devait d’abord terminer son exposé. Le porte-parole de Giboire devait donc faire preuve d’un peu de patience et cesser de trépigner comme un agent immobilier qui vient de rater une vente dans le nouveau complexe de haut standing installé dans la ZAC Baud Chardonnet.
Il nous a fallu quelques minutes pour ramener à la raison le manager en chef de chez Giboire.
Puis il a quitté la scène. L’entracte s’est terminée et nous avons pu reprendre.
Et Anselm Jappe a continué son exposé, imperturbable. Il ne s’était pas laissé distraire par l’intervention d’un manager surexcité qui ignore qu’une agence immobilière n’a pas seulement une valeur commerciale mais aussi une valeur d’usage, celle de pouvoir servir de lieu de conférence, avec ses sièges, son chauffage, sa lumière et sa centralité. En terme de valeur d’usage une agence immobilière peut être, en effet, très précieuse.
Mais ayant sans doute négligé de lire le Tome I du Capital de Marx, ce qui est très regrettable, le responsable de l’agence n’a pas vu les choses sous cet angle.
Et il a préféré appeler la police pour déloger celles et ceux qui avaient confondu l’agence Giboire avec les Champs libres (qui ne sont malheureusement jamais libres quand il s’agit de donner la parole à un penseur réellement critique qui ne se contente pas d’enfoncer des portes ouvertes et de répéter les lieux communs de l’époque). Et alors qu’Anselm Jappe parlait des constructivistes russes, des flics ont débarqué à l’extérieur de l’agence, bien décidés à mettre un terme à ce séminaire sauvage et en présentiel. Eux non plus ne semblaient pas très sensibles à la question de la valeur d’usage développée par Marx, ni à celle de la valeur développée par Anselm Jappe et ses amis regroupés sous le nom des Théoriciens de la valeur.
Posté.e.s devant l’entrée, celles et ceux d’entre nous chargé.e.s d’accueillir ces visiteurs indésirables, surent se montrer suffisamment convaincant.e.s pour obtenir des hommes en bleu (qui avait certainement pour consigne d’éviter de créer un incident en plein centre ville un samedi après-midi !) le délai nécessaire pour mener la présentation du livre à son terme.
Un tonnerre d’applaudissements a salué la performance d’un Anselm Jappe qui avait su garder son sang froid et faire preuve d’à-propos face au représentant ici-bas de Giboire.
Et avant d’aborder le débat et les questions, nous avons décidé de prendre un peu l’air. L’exposé avait été passionnant et dense. Nous sommes donc sortis de l’agence et à peine le temps de réaliser que la marche est le meilleur moyen de se dégourdir les jambes, nous étions devant la salle de la Cité.
Nous ne savons pas ce que vaut la salle de la Cité sur le marché de l’immobilier, mais nous connaissons sa valeur d’usage, depuis 2016, quand il s’agit d’organiser une lutte politique.
Et c’est donc sur le parvis de la salle de la Cité qu’un échange de grande valeur a eu lieu entre Anselm Jappe et le public. Malheureusement le manager en chef de chez Giboire n’était pas là pour poser ses questions qui auraient été, très certainement, fort pertinentes et intéressantes ; et nous avons beaucoup regretté cette absence.
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